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Full text of "La Perception extérieure et la science positive : essai de philosophie des sciences"

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University  of  Toronto 


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LA 

PERCEPTION  EXTERIEURE 


ET     LA 


SCIENCE  POSITIVE 


C0UL0MM1ERS 
Imprimerie  Paul  Brodakd 


LA 


PERCEPTION  EXTÉRIEURE 


ET    LA 


SCIENCE  POSITIVE 


(Essai  de  philosophie  des  Sciences) 


PAR 


Francelin  MARTIN 


Ancien  élève  de  l'École  normale  supérieure.  Professeur  agrégé  de  philosophie 

Docteur  es  lettres 


\jJcJfl  A-o-j   I 

PARIS 

ANCIENNE   LIBRAIRIE  GERMER   BAILL1ÈRE   ET  G,a 

FÉLIX  ALCAN,  ÉDITEUR 

108,     BOULEVARD    S  AINT  -  G  E  R  M  A  l  N  ,    408 

1894 

Tous  droits  réservés. 


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A 


Monsieur  JULES  LAGHELIER 

Inspecteur  général  <le  l'Instruction  publique 


Hommage  respectueux. 


INTRODUCTION 


Toutes  les  sciences,  les  mathématiques,  l'astrono- 
mie, la  physique,  la  chimie,  la  biologie,  ont  eu  d'émi- 
nents  historiens  qui  en  ont  marqué  le  continuel  pro- 
grès depuis  l'origine  jusqu'à  eux.  Notre  dessein  n'est 
pas  de  répéter,  sans  autorité  et  sans  profit,  ce  qu'ont 
dit  les  Bossut,  les  Bailly,  les  Laplace,  les  Poggendorf, 
les  Hœfer,  les  Cl.  Bernard  :  nos  études  sont  d'ordre 
philosophique  et  non  scientifique. 

Assurément  quelques-uns  d'entre  eux  ont  témoigné, 
d'un  puissant  esprit  philosophique  dans  la  méthode 
qu'ils  ont  suivie,  dans  les  jugements  qu'ils  ont  portés 
sur  le  passé,  dans  leurs  prévisions  de  l'avenir.  Mais 
la  plupart  se  sont  montrés  soucieux  de  faire  œuvre  de 
savant  plutôt  que  d'historien,  et  les  histoires  particu- 
lières, quand  elles  ne  sont  pas  d'intéressants  recueils 
de  biographies,  sont  principalement  des  traités  qui 
diffèrent  des  autres  tout  au  plus  en  ce  que  les  ques- 
tions y  sont  présentées  dans  un  ordre  chronologique. 

Notre  étude  sur  la  Perception  extérieure  et  la 
Science  positive  leur  sera  (nous  le  voudrions  du  moins) 

1 


2  INTRODUCTION 

ce  qu'est  la  philosophie  de  l'histoire  aux  histoires  par- 
ticulières de  tel  ou  tel  peuple;  nous  ne  nous  propo- 
sons point  de  rapporter  les  événements  qui  ont  rempli 
l'histoire  des  sciences,  mais  d'étudier  les  lois  généra- 
les de  l'évolution  de  la  science  au  moyen  de  ces  évé- 
nements. 

La  science  en  effet  suit  une  évolution,  comme  le 
monde,  comme  la  civilisation,  comme  l'humanité. 
Sans  doute  son  progrès  n'a  pas  été  le  même  à  tous  les 
âges,  sans  doute  il  y  eut  des  moments  d'arrêt  dans 
son  développement,  et  même,  après  des  marches  en 
avant  trop  précipitées  et  imprudentes,  il  y  eut  des 
marches  régressives;  mais  elle  ne  s'est  jamais  arrêtée 
ou  elle  n'a  jamais  reculé  que  pour  reprendre  un  élan 
plus  vigoureux  :  ses  arrêts  et  ses  reculs  ont  servi  sa 
marche  comme  le  repos  du  voyageur,  ses  tâtonne- 
ments, ses  prudentes  hésitations,  rendent  son  voyage 
plus  sûr,  et,  en  somme,  plus  rapide. 

Au  premier  abord,  il  semble  qu'aucune  autre  loi  ne 
préside  à  cette  évolution  que  la  loi  universelle  du  pro- 
grès. Ce  progrès  ne  se  traduit  pas  seulement  par  l'ac- 
croissement des  connaissances,  la  simplification,  la 
généralisation,  l'unification  des  lois,  ni  par  l'analyse 
indéfinie  ou  la  systématisation  des  résultats  obtenus; 
ce  qui  le  marque  surtout,  c'est  la  tendance  de  toutes 
les  sciences  à  un  symbolisme  unique,  au  mécanisme,  à 
la  forme  mathématique;  c'est  la  réduction  de  tous  les 
rapports  des  choses  à  des  rapports  d'égalité  ou  d'iné- 
galité; c'est  la  substitution  des  relations  quantitatives 
de  grandeurs,  de  poids,  de  nombres,  aux  multiples 
relations  qualitatives  que  présente  la  nature. 


INTRODUCTION  3 

Bien  peu  de  philosophes  se  refusent  à  reconnaître 
cette  tendance  de  toutes  les  sciences  à  la  mathémati- 
que, quoique  beaucoup  la  croient  irréalisable.  Mais  la 
plupart  pensent  que  cette  réduction,  quand  elle  se  pro- 
duit, se  produit  sans  règles,  au  hasard  des  découvertes 
et  des  génies.  —  Et,  de  fait,  quand  on  voit  dans  un 
même  temps,  à  notre  époque  surtout,  tant  d'interpré- 
tations scientifiques  diverses  se  proposer,  tant  d'opi- 
nions se  heurter,  se  contrarier  et  se  détruire  mutuel- 
lement, quand  on  voit  certains  savants  croire  à  une 
Providence  intelligente  et  bonne  tandis  que  d'autre3 
affirment  la  brutalité  d'un  mécanisme  aveugle  et  fatal, 
—  il  semble  qu'il  n'y  ait  pas  plus  d'ordre  dans  l'œuvre 
de  construction  de  la  science  qu'au  premier  regard  il 
n'en  parait  dans  la  succession  des  événements  naturels. 

A  la  suite  d'une  étude  des  différentes  conceptions 
de  la  science  à  travers  les  âges  et  de  l'évolution  par- 
ticulière de  chaque  science,  nous  avons  pensé  qu'il 
n'en  est  pas  ainsi:  il  n'y  a  pas  plus  de  hasard  dans  les 
œuvres  des  hommes  que  dans  celles  de  la  nature;  le 
caprice  n'a  place  ni  dans  l'univers  ni  dans  les  produc- 
tions de  l'esprit,  et— sans  que  la  liberté  en  soit  amoin- 
drie,— il  nous  a  semblé  qu'il  y  a  autant  de  déterminisme 
dans  l'évolution  scientifique  que  dans  l'évolution  cos- 
mologique :  l'homme  peut,  tout  au  plus,  précipiter  ou 
retarder  les  événements  scientifiques,  il  ne  peut  en 
bouleverser  complètement  l'ordre  ni  en  violer  les  lois; 
quand  il  le  tente,  sa  témérité  l'égaré  et  ses  efforts  se 
perdent. 

Quel  est  donc  cet  ordre?  Quelles  sont  ces  lois  fata- 
les? C'est  ce  que  nous  avons  l'intention  de  rechercher. 


4  INTRODUCTION 

On  a  dit  bien  souvent  que  la  science  n'est  qu'une 
interprétation,  une  reproduction  de  la  nature:  elle  en 
est,  en  effet,  un  équivalent  conventionnel  et  rationnel; 
les  faits  sont  figurés  par  des  symboles,  les  relations  ont 
leurs  équivalents  dans  certains  signes  :  ce  qui  est  phé- 
nomène dans  la  nature  est  formule  dans  la  science  ; 
science  et  nature,  ce  sont  deux  faces  différentes  de  la 
môme  chose;  la  science,  c'est  la  nature  devenue  intel- 
ligible, c'est  la  représentation  figurée  et  systématique 
de  la  nature. 

Mais  ce  que  nous  appelons  la  nature,  qu'est-ce,  sinon 
encore  la  représentation  d'une  insaisissable  réalité? 
Qu'on  soit  réaliste  ou  idéaliste,  on  n'en  est  plus  à  croire 
qu'un  mètre  est  vraiment  en  soi  un  mètre  et  que  la 
couleur  verte  est  verte  dans  l'absolu  ;  on  est  bien  forcé 
de  convenir  que  ce  que  nous  connaissons  de  la  nature, 
ce  n'est  pas  la  nature  elle-même,  mais  la  connaissance 
que  nous  en  prenons  et  la  manière  dont  nous  nous  la 
représentons. 

Par  suite,  l'opposition  (si  opposition  il  y  a)  entre  la 
nature  et  la  science  est  réellement  une  opposition  enlre 
deux  systèmes  de  représentations  dont  Tune  est  con- 
crète, spontanée,  sensible,  —  et  l'autre  abstraite,  con- 
ventionnelle, intelligible.  Les  différences  sont  grandes 
entre  ces  deux  sortes  de  notations,  qualitative  et  quan- 
titative: dans  l'une,  l'expérience  (quelle  que  soil  l'expé- 
rience) présente  un  ensemble  d'individus  réels,  dont 
chacun  occupe  sa  place  dans  l'espace  et  dans  le  temps, 
qui  se  suivent  et  s'engendrent,  qui  vivent  en  commu- 
nauté: l'esprit  les  soumet  aux  lois  du  temps  et  de 
l'espace,  de  la  causalité  et  de  la  finalité,  de  la  subs* 


INTRODUCTION  5 

tance  et  de  l'individualité;  —  l'autre  est  faite  de  for- 
mules dans  lesquelles  sont  exprimés  des  rapports  d'é- 
galité, formules  générales,  qui  valent  pour  tous  les 
temps  et  pour  tous  les  lieux;  la  seule  loi  de  l'esprit 
qui  préside  à  cette  notation  est  la  loi  de  non-contra- 
diction. Percevoir,  c'est  imager  les  sensations  en  les 
ordonnant  suivant  les  catégories  du  temps  et  de  l'espace, 
de  la  causalité  et  de  la  finalité,  de  la  substance  et  de 
l'individualité;  faire  la  science,  c'est  les  imager,  les 
représenter,  de  telle  sorte  qu'elles  ne  soient  ordonnées 
que  suivant  la  catégorie  de  non-contradiction.  La 
science  consiste  donc  à  convertir  l'individuel  en  géné- 
ral, la  substance  en  phénomènes,  les  relations  de  fina- 
lité et  de  causalité  en  des  relations  d'égalité,  les  rap- 
ports dans  le  temps  et  l'espace  en  des  rapports  qui 
valent  pour  tous  les  temps  et  pour  tous  les  espaces, 
c'est-à-dire  à  affranchir  la  pensée  des  lois  d'indivi- 
dualité et  de  substance,  de  finalité  et  de  causalité,  de 
temps  et  d'espace,  auxquelles  elle  est  soumise  dans 
l'acte  de  la  perception. 

Si  nous  nous  faisons  une  juste  idée  de  la  notation 
qualitative  spontanée,  c'est-à-dire  de  la  perception, 
nous  devons  trouver  que  par  une  nécessité  logique 
l'esprit  impose  successivement  ces  lois  aux  données 
de  l'expérience;  —  et,  si  nous  nous  faisons  une  juste 
idée  de  la  notation  quantitative  réfléchie,  c'est-à-dire 
de  la  science,  nous  devons  trouver  que,  dans  ce  travail 
raisonné  et  méthodique,  l'esprit  s'affranchit  successi- 
vement de  ces  mêmes  lois,  et  que,  par  conséquent, 
l'évolution  de  la  science  ne  se  produit  pas  au  hasard, 
que  chaque  science  suit  fatalement  une  certaine  mar- 


6  INTRODUCTION 

che  de  la  mulliplicité  sensible  donnée  à  l'unité  intel- 
ligible cherchée,  et  que  les  phases  de  cette  évolution 
réfléchie  de  la  science  sont,  en  sens  inverse,  celles  de 
l'évolution  inconsciente  de  la  perception. 

C'est  ce  que  nous  allons  chercher;  c'est  ce  que  nous 
espérons  prouver 

1°  par  un  examen  historique  des  diverses  concep- 
tions de  la  science, 

2<>  par  une  double  élude  logique  et  critique  de  la 
perception  extérieure  et  de  la  science, 

3<>  par  une  rapide  revue  des  différentes  phases  par 
lesquelles  ont  passé  les  sciences  de  la  nature. 

Nous  nous  proposons,  dans  la  première  partie,  de 
constater  un  fait  ;  —  dans  la  deuxième,  d'en  donner  l'ex- 
plication et  d'en  établir  la  nécessité; —  dans  la  troisième, 
de  vérifier  la  loi  que  nous  aurons  posée. 


PREMIERE    PARTIE 


LE  FAIT 


LES  DONNÉES 


DE     L  HISTOIRE     DE     LA     PHILOSOPHIE 


C'est,  sans  doute,  une  étude  critique  et  démonstra- 
tive qui  nous  fera  connaître  les  raisons  de  l'évolution 
de  la  science  et  les  lois  qui  y  président;  mais  nous 
devons  constater  cette  évolution  comme  un  fait  avant 
de  l'expliquer  comme  une  nécessité;  sans  donc  pré- 
tendre que  l'idée  première  de  notre  travail  nous  ait 
été  fournie  plutôt  par  l'histoire  que  par  la  logique,  nous 
emprunterons  aux  spéculations  des  philosophes  les 
données  de  notre  problème  avant  d'en  chercher  la 
solution. 

Nous  le  ferons  en  quelques  pages,  n'étant  ni  dans 
l'intention,  ni,  croyons-nous ,  dans  l'obligation  de 
reprendre  pour  notre  compte  l'histoire  de  la  philoso- 
phie tout  entière  :  il  nous  suffira  le  plus  souvent,  — 
quand  le  détail  des  faits  ne  sera  point  nécessaire,  — 


8  LES    DONNÉES   DE   L'HISTOIRE 

de  justifier  nos  interprétations  par  un  rapide  examen 
des  principales  théories  philosophiques  de  la  science, 
devant  les  justifier  dans  la  suite  par  des  preuves  d'un 
autre  ordre. 

Or  l'histoire  témoigne  suffisamment,  nous  semble-t- 
il,  que  la  science  a  passé,  dans  son  développement,  par 
certaines  phases  qui  sont  nettement  définies.  Dès 
qu'elle  se  fut  séparée  de  la  mythologie,  elle  fut,  avant 
tout,  la  connaissance  de  l'être;  puis  Aristote,  dont  le 
vaste  génie  embrassait  toute  la  science  de  son  temps, 
l'entendait  comme  la  connaissance  du  général  et  des 
causes;  elle  est  actuellement  celle  des  relations  cons- 
tantes: le  progrès  est  nettement  marqué  par  ces  défi- 
nitions ;  une  triple  question  s'est  successivement  posée: 
de  quoi  sont  faites  les  choses?  —  pourquoi  sont-elles? 
—  comment  s'engendrent-elles?  —  ou,  pour  être  plus 
exact,  on  étudia  successivement  l'être,  puis  l'essence, 
c'est-à-dire  les  associations  constantes  des  phénomènes, 
enfin  les  phénomènes  dissociés,  —  l'être,  la  qualité,  la 
relation.  Si  nous  l'osions,  nous  ferions  volontiers  un 
rapprochement  entre  la  proposition  ou  le  jugement  et 
la  science.  Dans  une  proposition,  il  y  a  trois  termes, 
le  sujet,  l'attribut  et  le  verbe  qui  exprime  la  relation  ; 
il  nous  semble  que  la  science  fut  d'abord  la  connais- 
naissance  du  sujet,  puis  celle  de  l'attribut,  enfin  celle 
de  la  relation. 

La  recherche  du  sujet  fut  inspirée  par  le  principe  de 
substance,  —  celle  de  l'attribut  par  la  loi  de  finalité, — 
celle  de  la  relation  par  la  catégorie  de  causalité.  La 
science  s'est  donc  arrêtée  un  temps  plus  ou  moins 
long  à   chacune  de  ces  trois  phases:  1°  interprétation 


LA   RECHERCHE    DE   L ETRE  9 

par  la  notion  de  substance  ou  interprétation  vraiment 
dynamique;  —  2°  interprétation  finaliste;  —  3<>  inter- 
prétation môcaniste. 

Voilà,  en  quelques  mots,  le  fait  que  nous  allons 
d'abord  constater. 

1o  LA  RECHERCHE  DE  L'ÊTRE 

ou  interprétation  de  l'univers  par  la  notion  de  substance 

Aux  époques  primitives,  la  science  se  confond  avec 
la  perception  sensible;  les  choses  sont  interprétées 
comme  des  êtres,  des  individus,  des  puissances,  des 
Dieux:  c'est  l'âge  héroïque  de  la  science.  —  Nous  n'a- 
vons pas  à  remonter,  par  delà  l'histoire  de  la  philoso- 
phie, jusqu'aux  premiers  poètes  grecs,  Hésiode,  Eri- 
phyle,  Epiménide,  les  Orphiques  ;  nous  n'avons  pas  à 
reproduire  les  allégories  d'une  imagination  jeune  et 
non  encore  maîtrisée,  ni  à  chercher  quelque  essai  de 
systématisation  sous  ces  conceptions  primesautières  de 
l'univers.  Il  nous  faut,  sans  retard,  arriver  à  une  époque 
où  la  science  commence  vraiment  en  se  séparant  de  la 
perception,  où  elle  se  dégage  aussi,  par  conséquent,  de 
la  mythologie  et  de  la  religion,  où  elle  devient  une 
interprétation  réfléchie  et  méthodique  des  choses,  où 
elle  revêt  une  expression  plus  propre  et  moins  sponta- 
née, —  époque,  d'ailleurs,  sur  laquelle  on  peut  con- 
sulter des  textes  authentiques  relativement  à  notre 
philosophie,  à  notre  pensée  et  à  son  progrès. 

Or,  dès  qu'à  la  sensation  on  opposa  un  mode  de 
connaissance  réfléchie,  on  se  demanda:  que  sont  les 
choses  ?  de  quoi  sont-elles  faites  ?   qu'est-ce  qui  les 


10  LES   DONNÉES    DE    L'HISTOIRE 

constitue  ?  La  première  forme  de  la  science  fut  la  re- 
cherche de  l'être:  par  un  besoin  naturel  à  l'esprit  humain, 
on  s'efforça  d'abord  de  trouver  sous  la  multiplicité  des 
apparences  l'unité  de  l'être,  et  sous  la  variabilité  des 
faits  la  substance  de  tout,  ce  qui  demeure  et  persiste  ; 
à  la  connaissance  de  la  substance  des  choses  d'ailleurs 
était  comme  lié  le  sort  de  l'entendement  lui-même  qui 
y  voyait  la  condition  objective  de  la  stabilité  de  sa 
propre  pensée.  Ue  là  les  premières  recherches  philoso- 
phiques. Tous  les  philosophes  antérieurs  à  Socrate  ont, 
en  effet,  tenté  de  déterminer  la  matière  des  choses,  et, 
par  matière  (r.uXr,),  il  faut  entendre  la  substance  dé- 
pouillée de  ses  qualités  :  c'est  ce  que  nous  établirons 
en  déterminant  l'objet  de  la  philosophie  de  chacun  d'eux 
sans  nous  astreindre,  bien  entendu,  à  exposer  toutes 
les  doctrines  dans  de  longues  et  inutiles  digressions. 
Nous  aurions  pu  classer  les  philosophes  de  celte 
période  en  deux  catégories  :  les  uns  ont,  pour  expliquer 
les  choses,  admis  une  substance  unique  soit  sensible 
ou  somatique  comme  Thaïes,  Anaximandre,Anaximène, 
soit,  au  contraire,  immatérielle,  comme  les  Eléates;  les 
autres  ont  pris  pour  principe  une  substance  multiple 
soit  immatérielle  et  qualitativement  indéterminée, 
comme  les  Pythagoriciens,  soit  matérielle  et  qualita- 
tivement déterminée,  comme  Empédoele,  Anaxagore, 
soit  enfin  matérielle  et  qualitativement  indétermi- 
née,'comme  les  atomisles  (1).  Mais  nous  avons  pensé 
que   la    distinction    la    plus    ordinairement    admise 


(1)  Il  ne  restait  plus  qu'une  hypothè  lie  d'une 

substance  multiple  immatérielle  qualitativement  détermii 
ce  fut  celle  de  Platon. 


LA   RECHERCHE   DE   L'ÊTRE  H 

des  philosophes  antésocraliques  serait  plus  commode 
à  nos  lecteurs. 

La  préoccupation  de  la  matière  des  choses,  de  la 
substance  hylatique,  est  très  manifeste  chez  Thaïes  ;  il 
est  le  chef  d'une  philosophie  qui  a  cherché  le  principe 
des  choses  dans  un  élément  matériel  :  il  a  en  effet 
distingué  ce  qui  demeure  de  ce  qui  passe,  la  subs- 
tance de  l'accident,  l'ouata  qui  subsiste  des  rM^  qui 
changent  (1):  on  ne  saurait  exprimer  plus  nettement  le 
souci  de  la  cause  matérielle.  D'ailleurs,  certaine  des 
raisons  invoquées  par  Thaïes  pour  justifier  son  choix 
confirme  notre  interprétation  de  sa  doctrine.  Si,  en 
effet,  il  considère  l'eau  comme  principe  des  choses, 
c'est  que  tout  se  nourrit  d'eau  et  que  ce  dont  tout  sort 
est  le  principe  de  tout  (2);  d'où  l'on  voit  que  c'est  bien 
l'être  et  tout  l'être  qu'il  se  préoccupe  d'expliquer,  et, 
naturellement,  l'être  véritable  ne  lui  apparait  pas  encore 
distinctde  l'être  sensible.— A  côté  de  cette  interprétation 
toute  physique  des  choses,  Thaïes,  il  est  vrai,  en  donne 
une  autre  plutôt  mythique;  par  un  anthropomorphisme 
dont  la  pensée  grecque  ne  s'était  pas  encore  dégagée, 
il  considère  la  matière  primitive  comme  vivante  et  généra- 
trice, et  il  faut  interpréter  son  uavxaT^friOswveïvai  (3)  comme 
le  résumé  d'un  panthéisme  grossier  ou  plutôt  comme  le 
reste  d'un  fétichisme  qui  conçoit  chaque  êtrecommesem- 
blable  à  la  divinité,  c'est-à-dire  à  l'homme  ;  il  attribuait 
une  âme  à  l'univers,  une  âme  à  l'aimant:  les  forces  de  la 
nature   semblent   avoir  été  encore  pour  lui  comme 

(1)  Aristote  Met.  I.  3,  983,  2  ;  Didot  II,  472,  3  sqq.J 

(2)  Met.  I,  3.  983,  4  ;  Didot,  II,  472,  25  sqq. 

(3)  Traité  de  l'âme,  I,  5,  411,  17  ;  —  Didot  III,  443,  7, 


12  LES  DONNÉES   DE  L'HISTOIRE 

autant  de  personnes  dont  les  vies  indépendantes  com- 
posaient la  vie  totale  de  l'univers. — Mais  est-ce  à  dire 
qu'il  doive  être  rangé  parmi  les  mythologues  et  non 
parmi  les  philosophes  ?  Ce  serait  faire  trop  peu  de  cas 
de  son  principe  que  l'eau  est  la  matière  de  toutes 
choses.  Sa  pensée  était  encore  indécise  ;  tandis  que 
ses  devanciers  avaient  nettement  proclamé  la  divinisa- 
tion de  chaque  force,  Thaïes  était  hésitant  entre  la 
conception  de  ceux  qui  l'ont  précédé  et  celle  de  ses 
contemporains.  Il  est  comme  un  conciliateur  entre  la 
croyance  qui  s'en  va  et  celle  qui  lui  succède,  entre 
l'interprétation  par  la  multiplicité  des  êtres  et  l'inter- 
prétation par  l'unité  de  la  substance.  Ses  devanciers,  les 
premiers  poètes  grecs,  avaient  reconnu  une  infinité  de 
forces  personnifiées  ;  ceux  qui  suivent,  au  contraire, 
n'admettent  qu'une  matière.  Thaïes,  lui,  conçoit  tout 
à  la  fois  une  matière  unique  et  des  forces  divinisées 
immanentes  à  cette  matière.  Sa  philosophie  est  une 
transition  entre  la  mythologie  fétichiste  des  poètes  et 
la  cosmologie  dynamique  des  philosophes.  C'est  pour- 
quoi il  est  considéré  comme  le  premier  des  philosophes 
çrecs.  Son  mérite  est  d'avoir  tenté  de  substituer  à  la 
multiplicité  des  forces  surnaturelles  une  matière  natu- 
relle unique,  à  des  puissances  arbitraires  un  élément 
agissant  suivant  des  lois,  à  la  connaissance  sensible  des 
choses  l'interprétation  par  la  loi  de  substance. 

Anaximandre,  Anaximène,  Heraclite,  Diogène  d'A- 
pollonie,  professent  une  doctrine  moins  indécise  :  ils 
n'admettent  plus  qu'une  seule  substance. 

Anaximandre  ne  change  point  le  problème  de  la 
science  et  de  la  philosophie,  bien  qu'il  modifie  un  peu 


LA  RECHERCHE  DE  L'ÊTRE  13 

la  manière  de  le  poser  :  quelle  doit  être  la  substance, 
se  demande-t-il,  pour  que  la  variété  infinie  des  choses 
et  la  perpétuité  de  la  génération  soient  possibles  ?  Il 
juge  qu'elledoit contenir  cette  variété  infinie  elle-même, 
et  être  indéterminée.  L'indétermination  est  un  attribut 
de  la  substance, l'aTTsipov  n'est  pas  la  substance  même;  il 
n'est  pas  xaO'auxo,  ni  oùaiavauxû  ov  ;  c'est  un  accident, 
ffufAêe&ix^çTtvtlTspw  (1);  la  substance  dont  il  est  l'attribut 
est  un  mélange,  une  nature  une,  indéterminée  quant  à 
la  qualité  et  la  grandeur  :  c'est  donc  encore  une  cause 
matérielle  ou  hylaîique.  —  Si,  après  le  principe,  nous 
considérons  la  méthode  d'Anaximandre,  notre  conclusion 
sera  la  même.  Déjà  Thaïes  avait  tenu  compte  et  grand 
compte  de  l'observation  pour  déterminer  son  principe  ; 
il  avait  préalablement  constaté  par  exemple  que  l'eau 
revêt  toutes  les  formes  des  corps,  que  tous  les  êtres  se 
nourrissent  d'eau,  même  le  soleil  et  les  astres,  —  que 
les  germes  sont  humides  etc.  ;  de  même  Anaximandre 
part  de  l'expérience,  de  la  constatation  de  la  variété 
de  l'être,  et  s'appuie  sur  cette  expérience  pour  déter- 
miner la  substance.  Le  problème  n'est  donc  pas  pour 
lui  :  comment  expliquer  la  variété  des  choses  ?  mais 
c'est  plutôt  :  étant  donnée  la  variété  des  choses,  quelle 
sorte  de  substance  faut-il  admettre  ?  La  preuve  en  est 
que,  lorsqu'il  veut  ensuite  expliquer  les  choses 
et  leur  génération,  il  fait  de  cet  indéterminé  un 
vivant  capable  de  se  nourrir  et  d'engendrer,  gouvernant 
tout  (2),  un  xo'cfAoç  £^u/oç  qui  n'était  d'abord  qu'un 
l^uyov  aTieipov.  Ce  passage  de  l'état  d'^u^ov  àWpov  à  l'état 

(1)  Aristote  Phys  III,  5,  204,  3,  4;-  Didot,  II,  278,  39,  sqq. 

(2)  Voir  Zeller,  la  Phil.  des  Grecs,  Trad.  Boutroux,  I,  p,  229. 


14  LES  DONNÉES  DE  L'HISTOIRE 

de  xo'fffxoç  k^/os  suffit  à  montrer  qu'il  ajoute  l'attribut  à 
l'être  uniquement  pour  construire  sa  cosmogonie. 

La  doctrine  d'Anaximène  diffère  assez  peu  des  pré- 
cédentes. Il  s'appuie,  lui  aussi,  sur  une  observation 
expérimentale,  celle  du  changement,  et  la  question  se 
pose  de  môme  façon  :  quelle  matière,  quelle  étoffe,  de 
toutes  choses  faut-il  admettre,  si  Ton  tient  compte  de 
cette  observation?  — Le  principe  sous-entendu  est,  en 
somme,  celui-ci  :  la  substance  est  analogue  au  phéno- 
mène (principe  qui  est  celui  de  tous  les  matérialistes); 
l'étude  toute  rudimenlaire  du  phénomène,  voilà  le 
point  de  départ;  la  détermination  de  la  substance, 
voilà  le  but  poursuivi.  —  Selon  x\naximène,  cette  subs- 
tance est  l'air,  pareeque  c'est  de  toutes  les  substances 
sensibles  la  plus  propre  au  changement  (1);  comme 
Anaximandre,  il  fait  de  la  matière  un  Dieu,  c'est-à-dire 
attribue  à  l'air  le  rôle  de  la  divinité  (°2)  :  la  cause  effi- 
ciente n'est  pas  encore  distinguée  de  la  cause  matérielle. 

Enfin  nous  ne  pouvons  séparer  Diogène  d'Apollonie 
de  ce  groupe  de  philosophes,  —  sans  toutefois  nous 
demander  s'il  a  été  ou  non  disciple  d'Anaximène; 
comme  ce  dernier,  il  constate  lé  changement;  comme 
lui,  il  pose  que  le  changement  a  pour  condition  l'ho- 
mogénéité infjme;  comme  lui,  il  en  conclut  a  un 
fond  commun  et  identique  de  tout,  à  une  substance 
unique,  l'air,  dont  il  fait  un  principe  de  mouvement, 
de  vie  et  de  pensée,  et  duquel  il  dérive  tout;    il  ne 


(i;  Plut,  de  Plac.  Phil.  1.  3  ;— Cf.  Àrist  Met  I.  3,  —  Plut. 
ap.  Euseb.  Pr.  Ev.  I,  8,  etc. 

(2)Cic.  de  Nat.  Deor.  I,  10;  —Cf.  Augustin,  de  Civ.  l>. 
VIII,  2. 


LA   RECHERCHE    DE   LETRE  15 

cherche  donc  pas  à  connaître  les  rapports  entre  les 
choses  et  la  génération;  ce  ne  sont  là  que  des  prémis- 
ses pour  conclure  à  un  être  identique;  voici  en  effet 
comment  il  raisonne  :  si  toutes  les  choses  ne  résultaient 
pas  d'un  seul  principe,  elles  ne  pourraient  revêtir  tour 
à  tour  tel  ou  tel  état  ;  par  exemple,  le  chaud  ne  pour- 
rait se  refroidir  et  redevenir  ensuite  chaud;  le  chaud 
et  le  froid  en  effet  ne  se  changent  pas  l'un  dans  l'autre, 
mais  il  est  évident  qu'un  même  sujet  subit  ces  chan- 
gements; c'est  pourquoi  dans  les  choses  sujettes  au 
changement,  il  est  nécessaire  d'admettre  une  nature 
unique  qui  ne  change  pas  (1).  Par  conséquent,  comme 
nous  l'avons  dit,  la  constatation  du  changement  n'est 
encore  qu'un  moyen  pour  arriver  à  une  détermination 
plus  certaine  du  principe  fondamental. 

Quant  à  Heraclite,  on  serait  tenté,  au  premier  abord, 
de  le  croire  en  très  grand  progrès  sur  ses  devanciers; 
la  philosophie  en  effet  etla  science  semblent  prendre  avec 
lui  un  aspect  assez  différent  ;  une  question  nouvelle  parait 
se  poser  et  des  principes  nouveaux  aussi  sont  invoqués  : 
d'une  part,  l'objet  de  son  étude  semble  presque  uni- 
quement le  mouvement,  le  changement  radical  des 
choses,  et  ce  qui  le  ferait  réclamer  par  les  mécanistes 
mêmes  comme  un  des  leurs,  c'est  son  toxvtoc  pkt  ;  d'autre 
part,  il  a  recours  à  des  principes  immatériels,  l'har- 
monie et  la  guerre,  qui  produisent  Tordre.  Est-ce 
qu'il  ne  subit  donc  plus  les  préoccupations  de  ses 
devanciers  ?  Ce  serait,  je  crois,  mal  interpréter  sa 
doctrine  ;  en  voici  les  raisons  : 

(1)  Aristote,  De  generatione  ,  I,  6,  322,  3  ;  Didot  II,  444, 
35,  sqq. 


16  LES   DONNÉES  DE  L'iIISTOIRE 

La  philosophie  de  ceux  qui  l'ont  précédé  se  résumait  : 
lo  en  une  expérience  conduisant  à  la  détermination  du 
principe  ;  2°  en  la  position  ou  découverte  de  ce 
principe  ;  3°  en  une  vérification  du  principe  au  moyen 
d'une  cosmogonie.  Ces  trois  moments  se  retrouvent 
encore  dans  la  doctrine  d'Heraclite  ;  mais  ce  qu'il  juge 
important  de  préciser,  ce  sont  les  raisons  du  choix  de 
telle  substance  de  préférence  à  toute  autre.  D'où  vient, 
en  effet,  que,  procédant  tous  de  même  façon,  Thaïes, 
Anaximandre,  Anaximène,  soient  arrivés  à  des  solu- 
tions différentes  ?  C'est  que  leurs  motifs  d'adopter 
telle  ou  telle  substance  n'étaient  pas  assez  bien  établis. 
C'est  pourquoi  ce  qui  va  surtout  occuper  Heraclite, 
c'est  l'étude  du  mouvement  lui-même,  du  changement  : 
il  importe,  avant  tout,  de  montrer  que  ce  changement 
est  universel  et  radical.  Mais  ce  n'est  là  encore  qu'un 
moyen  pour  arrivera  la  détermination  du  principe  qui 
est  le  feu  ;  tout  se  change  en  feu  et  le  fejj  se  change 
en  tout.  «  Le  motif  de  cette  doctrine  est  une  cause 
finale,  dit  M.  Boutroux  (1)  ;  après  avoir  posé  la 
loi  du  mouvement  il  cherche  quel  doit  être  le 
principe  des  choses  pour  que  le  mouvement  soit 
possible.  »  Il  s'est  efforcé  d'accumuler  plus  de  preuves 
que  ses  devanciers  :  voilà  en  quoi  seulement  il  diffère 
d'eux  ;  la  pensée  est  toujours  la  même,  avec  quelque 
nuance  :  ce  qui  nous  parait  autre  doit  être  identique 
au  fond  ;  sous  les  phénomènes  divers,  il  y  a  l'être  un. 

Il  est  vrai  qu'au  principe  matériel  il  ajoute  deux 
principes  immatériels:  voyons  si,  en  cela  du  moins, 
il  diffère  profondément  des  autres  hylozoïstes.  D'abord, 

(1)  Cours  inédits  professés  à  l'Ecole  Normale. 


LA  RECHERCHE  DE  L  ÊTRE  17 

ces  deux  principes  immatériels  se  réduisent  à  un  seul, 
comme  les  divers  mouvements  d'un  rythme  ne  com- 
posent qu'une  cadence  (1);  Heraclite  les  désigne  sous 
un  nom  commun  aux  deux:  il  les  appelle  Justice,  Rai- 
son, Jupiter,  toutes  expressions  qui  indiquent  que  la 
matière  est  un  Dieu  pour  lui  comme  pour  les  philoso- 
phes qui  ont  précédé.  —  Encore  si  ce  principe  se 
distinguait  nettement  du  principe  matériel!  Mais  il 
n'en  est  rien  ;  le  feu  et  le  Dieu  ne  font  qu'un  ;  le  feu 
est  doué  d'intelligence,  de  pensée  (2)  :  Thaïes,  Anaxi- 
mandre,  Anaximène,  Diogène  d'Apollonie,  ne  s'étaient 
pas  exprimés  autrement:  il  n'y  a  donc  rien  de  changé 
que  les  proportions  données  aux  trois  parties  de  la 
doctrine,  —  rien  de  nouveau,  si  ce  n'est  que  la  cause 
efficiente  semble  un  peu  plus  nettement  séparée  de 
la  cause  matérielle.  Il  est  donc  bien  évident  que  pour 
tous  ces  philosophes  le  problème  de  la  science  est 
celui  de  la  substance.  Nul  ne  songe  à  étudier  ni  le 
phénomène  ou  les  attributs  des  êtres,  ni  les  relations 
des  choses.  C'est  l'idée  d'une  substance  matérielle  sen- 
sible, d'une  substance  commune  à  tout,  qui  domine 
chez  ces  physiciens.  Nous  voyons  peu  à  peu,  il  est  vrai, 
le  phénomène  devenir  l'objet  d'une  étude  plus  atten- 
tive, et  aussi  la  cause  efficiente  se  détacher  insensible- 
ment de  la  cause  matérielle  ;  mais  ce  qu'on  cherche, 
ce  qu'on  vise  à  connaître,  c'est  uniquement  cette 
cause  matérielle. 

—  Il  semble,  d'ailleurs,  tout  naturel  que  ces  philo- 

(1)  Diog.  L.  IX,  7  ;  Plut.  Is.  et  Osir.  45. 

(2)  HeracL  ap.  Clem.  Alex.  Strom.  V.  (p.  603,  D);— Ap.  Diog, 
L.  IX,  1  ;  —  Hippolyt.  IX ,  10. 

% 


18  LES  DONNÉES  DE  L'HISTOIRE 

sophes,  parlant  de  la  sensation,  aient  donné  des  choses 
une  explication  conforme  à  la  perception  sensible. 
Mais  il  ne  devrait  pas  en  être  de  môme  des  philoso- 
phes dont  la  doctrine  est  a  priori.  Ceux-là,  du  moins, 
semblent  avoir  cherché  les  conditions  subjectives  de 
la  science,  sans  se  poser  la  question  de  la  substanlia- 
lité  des  choses.  Or,  ils  n'ont  changé  que  les  données 
du  problème,  mais  non  le  problème  lui-même.  La 
question  est  toujours  celle  de  l'être;  mais  le  mode  em- 
ployé pour  parvenir  à  la  connaissance  de  l'être  n'est 
plus  l'observation  sensible  ;  c'est  la  détermination  des 
conditions  de  la  connaissance.  Aussi  les  Pythagoriciens 
et  les  Eléates  sont-ils  encore  des  substantialisles. 

En  ce  qui  concerne  les  Pythagoriciens,  il  se  présente 
quelques  difficultés.  Le  nombre  (cela  résulte  de  textes 
nombreux)  est  assurément  le  principe  des  choses,  et 
le  principe  mathématique  est  en  même  temps  le  prin- 
cipedetousles  êtres  (1);  c  ils  considèrent  les  éléments 
des  nombres  comme  étant  en  même  temps  les  élé- 
ments de  tous  les  êtres  »  (9). —  La  raison  fondamentale 
pour  laquelle  ils  adoptent  ce  principe  est  encore  la 
même  que  celle  des  Ioniens:  ils  remarquèrent  des  res- 
semblances entre  les  choses  et  les  nombres  et  trou- 
vèrent que  les  choses  étaient  plus  semblables  au 
nombre  qu'à  l'air,  à  la  terre  et  à  l'eau  (3).  Mais  la 
question  est  de  savoir  comment  il  faut  entendre  ce 
principe.  Les  textes  ne  manquent  pas;  mais  ils  sem- 

(1)  Aristote,  Métaph.  I,  5,  985  ;  —  Didot,  II,  475,  13. 

(2)  îbid. 

(3)  Ibid. 


LA   RECHERCHE  DE    L'ETRE  19 

blent contradictoires;  les  uns  considèrent  le  nombre 
des  Pythagoriciens  comme  cause  matérielle  ;  il  en  est 
qui  vont  jusqu'à  dire  qu'il  est  corporel  comme  le 
principe  des  Ioniens;  d'autres,  au  contraire,  préten- 
dent que  le  nombre  est  une  cause  formelle.  —  Or, 
qu'il  soit  ou  non  corporel,  c'est  pour  nous  d'un  inté- 
rêt médiocre  ;  il  suffit  qu'il  soit  matériel,  hylatique, 
substantiel.  La  question  est  donc  celle-ci  :  faut-il  en- 
tendre le  nombre  des  Pythagoriciens  comme  une  cause 
formelle,  un  peu  à  l'image  de  l'Idée  Platonicienne  ? 

D'abord,  ce  qui  n'est  pas  contestable,  c'est  qu'on  ne 
saurait  le  considérer  comme  un  accident,  comme  un 
attribut  d'une  substance  qui  en  diffère  ;  c'est  un  sujet, 
une  chose  en  soi.  Aristote  le  dit  formellement  :  selon 
les  Pythagoriciens,  comme  selon  Platon,  le  principe 
des  choses  existe  en  soi,  non  comme  accident  apparte- 
nant à  une  autre  nature  (t). 

Mais  le  nombre  pourrait  être  à  la  fois  chose  en  soi 
et  cause  formelle  :  telle  est  en  effet  l'Idée  Platonicienne. 
Et  il  y  a  un  certain  nombre  de  textes  qui  présentent  le 
nombre  Pythagoricien  comme  une  cause  transcendantale 
et  exemplaire.  Stobée  l'entend  ainsi.  «  Je  sais  que  beau- 
coup de  Grecs  considèrent  Pythagore  comme  ayant  dit 
que  les  choses  naissent  du  nombre,  mais  Pythagore  a  dit 
que  tout  est  fait,  non  de  nombre,  mais  conformément  au 
nombre  »  (2).  La  même  idée  se  trouve  dans  Aristote 
lui-même  :  «  Les  Pythagoriciens  disent  que  les  êtres 
sont  par  imitation  des  nombres  ;  Platon,  changeant  le 

(i)  Physiq.  III,  4,  203  ;  Didot  II,  276,  49  sqq. 
(2)  Stob.  Ecl.  I,  302. 


20  LES    DONNÉES   DE    L'HISTOIRE 

nom  admet  la  participation  (4)  ;  »  dans  un  autre  texte 
il  y  a  le  mot  6uou.Wa(2). 

Aurait-on  le  droit  de  conclure  de  ces  textes  contre 
la  thèse  que  nous  soutenons  et  de  prétendre  que  déjà 
les  Pythagoriciens,  avant  Socrate,  avant  Platon,  avaient 
nettement  dégagé  une  cause  autre  que  la  cause  maté- 
rielle, qu'ils  avaient  conçu  la  science,  non  comme  la 
connaissance  de  la  substance  des  choses,  mais  comme 
la  recherche  de  leur  essence  ?  Ce  serait  d'abord,  nous 
semble-t-il,  ne  tenir  aucun  compte  de  certains  autres 
textes  qui  ont,  eux  aussi,  leur  importance  ;  puis  ce 
serait  attribuer  aux  Pythagoriciens  un  rôle  qu'ils  ne 
pouvaient  pas  jouer  dans  l'état  où  ils  ont  trouvé  la 
philosophie  et  la  science  :  c'est  ce  que  nous  allons  voir. 

Aristote  dit  dans  la  Métaphysique  :  les  nombres 
sont  les  choses  mûmes  (3)  ;  cela  signifie  qu'ils  sont 
principes  immanents.  —  En  quel  sens  ?  «  Les  Pytha- 
goriciens paraissent  avoir  considéré  le  nombre  comme 
principe  et  comme  cause  matérielle  des  êtres  (SXvroîç 
ouŒi),  »  et  la  substance  a  été  façonnée  par  les  nombres 
qui  constituent  les  éléments  matériels  des  choses  (4).  Ce 
texte  a  certes  bien  la  même  autorité,  la  môme  valeur 
que  les  autres.  (5)  —  En  outre,  considérer  les  nombres 
à  la  fois  comme  des  êtres  (car  le  nombre  est  xaA'wfaty 
et  des  paradigmes,  c'est  faire  de  la  théorie  pythago- 
ricienne  une   théorie  platonicienne  ;  c'est  donc  nier 

(1)  Met.  I,  6,  987  :  —  Didet  II,  p.  477, 

(2)  Loc.  cit.  Met.  1.  5,  986 

(3)  Met.  XIII,  3,  297  ;  —  Didot,  II,  632,  13,  tîvol  utv  à:-.0^,; 

IrtOiYiffav  toc  ovra,  ou  y  wckjTOo;  Se,  àXX  '  s;  à::0ac7)v  Ta  ovtx. 

(4)  Met.  I,  5,  986  ;  —  Didot  II.  475,  10,  sqq. 

(5)  Decœlo,  III,  1,300  ;—  Didot,  11,41-2.  16, 


LA  RECHERCHE    DE    L'ÊTRE  21 

absolument  l'originalité  de  Platon  qui  n'aurait  fait  que 
continuer  l'œuvre  des  Pythagoriciens  (1).  D'autre  part, 
ce  serait,  au  contraire,  attribuer  aux  Pythagoriciens 
beaucoup  plus  qu'il  ne  convient.  Rappelons-nous  que 
les  Ioniens  n'avaient  pas  encore  distingué  la  cause 
matérielle  et  la  cause  motrice;  et  surtout  la  cause  for- 
melle n'avait  pas  été  dégagée  delà  cause  matérielle  ;  car 
on  n'avait  point  encore  distingué  les  genres  :  faut-il 
donc  dépouiller  Anaxagore,  Socrate,  Platon,  au  profit 
des  Pythagoriciens  ?  —  D'ailleurs,  la  confusion  avec 
Platon  est  impossible  ;  car  Platon  distingue  nettement 
l'Idée  de  l'apparence,  des  choses  sensibles:  au  contraire, 
les  Pythagoriciens  ne  regardent  pas  le  nombre  comme 
ayant  une  existence  séparée  ;  comparant  Platon  et  les 
Pythagoriciens,  Aristote  dit  :  «  Platon  considère  les 
nombres  comme  existant  en  dehors  des  choses  sen- 
sibles ;  les  Pythoriciens,  au  contraire,  disent  que  les 
nombres  sont  les  choses  mêmes  »  (2). 

Faut-il,  comme  certains  l'ont  prétendu,  distinguer 
dans  le  Pythagorisme  deux  directions  opposées,  les 
uns  ayant  considéré  les  nombres  comme  des  causes 
matérielles,  les  autres  comme  des  causes  formelles,  — 
et  ranger,  par  exemple,  Platon  au  nombre  de  ces  der- 
niers ?  —  Rien  n'autorise  cette  conclusion  ;  c'est  aux 
Pythagoriciens  en  général  qu'Aristote  attribue  les  deux 
doctrines  ;  —  et,  si  l'on  rapporte   à    Platon  seul  la 


(i)  De  fidèles  disciples  de  Pythagore  ont  précisément  repro- 
ché à  certains  discidents  de  s'être  éloignés  de  la  doctrine  du 
maître  en  faisant  des  nombres  des  paradigmes. 

(2)  Met.  XIII,  3,  297  ;  —  Didot,  II,  p.  632,  44, 


ZZ  LES    DONNEES   DE     L  HISTOIRE 

seconde,  c'est  contraire  au  texte  d'Aristote  et  à  celui  de 
Stobée  (1). 

Mais  une  conciliation  n'est-elle  pas  possible  entre 
ces  deux  doctrines  ?  On  peut,  en  effet,  considérer  les 
nombres  comme  les  éléments  de  tout,  et  les  choses 
comme  résultant  de  leurs  combinaisons  ;  c'est  ce  qui 
semble  indiqué  dans  le  texte  que  nous  avons  cité  et  où 
il  est  dit  que  les  Pythagoriciens  considèrent  la  subs- 
tance comme  ayant  été  façonnée  par  les  principes  en 
tant  qu'ils  constituent  les  éléments  matériels  (2).  Nous 
trouvons  aussi  (dans  un  texte  également  cité  déjà)  :  les 
Pythagoriciens  considèrent  le  nombre  comme  principe 
(%/,),  comme  cause  matérielle  (5X>j),  comme  cause  des 
états  et  des  manières  d'être  (3),  le  deuxième  et  le 
troisième  rôle  résultant  du  premier  ;  d'une  part  donc, 
ils  sont  les  éléments  des  choses  :  ce  n'est  pas  douteux  ; 
d'autre  part,  à  la  suite  de  la  combinaison  de  ces  élé- 
ments résultent  les  choses,  c'est-à-dire  les  objets  par- 
ticuliers, qut  sont  faits  xa-r'apiO^ouç.  —  Donc,  dans  leur 
doctrine  de  la  formation  des  choses,  les  nombres  sont 
antérieurs  à  tout  ;  ce  sont  les  éléments,  les  matériaux; 
puis,  de  la  combinaison  de  ces  éléments  résultent  les 
choses,  qui  sont  êÊépiôpSv.  —  Si,  maintenant,  au  lieu 
de  considérer  la  formation  des  choses,  nous  considérons 
la  formation  de  la  doctrine  des  Pythagoriciens,  ils 
partent  de  l'observation  des  choses  qui  leur  apparaissent 
conformes   aux  nombres,  xot 'àpifywuç,  et  c'est  de  cette 


(1)  Stob.  Ecl.  I,  302  :  6  Se  (HutotYopoç)  oùx  $  ^tOpou,  wcrà  cl 

ocûtOaov  eXeys.  7tàvToc  YtyvsaOat. 

(2)  Met.  I,  5,  980.  ;  -  Didot  II.  475,  40. 

(3)  lbid. 


LA    RECHERCHE   DE    L'ÊTRE  23 

conformité  des  choses  avec  les  nombres  qu'ils  concluent 
que  les  éléments  des  choses  sont  les  nombres:  «  ils 
remarquèrent  des  ressemblances  entre  les  choses  et  les 
nombres  et  trouvèrent  que  les  choses  étaient  plus  sem- 
blables aux  nombres  qu'à  l'air,  à  la  terre  et  à  l'eau  (1). 
Mais  est-il  légitime,  dira-t-on,  de  conclure  de  xataà  15,  de 
la  ressemblance  à  l'immanence?  Non,  ce  n'est  pas  dou- 
teux ;  —  est-il  légitime  d'attribuer  cette  conclusion 
aux  Pythagoriciens?  Oui,  et  c'est  moins  douteux  encore  ; 
leurs  devanciers  n'avaient  pas  fait  autrement  :  d'une 
analogie  on  conclut  à  l'être  :  c'est  le  procédé  général 
de  cette  époque,  et  condamner  notre  interprétation 
pour  cette  raison  serait  un  anachronisme. 

Par  conséquent,  nous  sommes  autorisé  à  conclure 
que  le  nombre  est  la  matière  des  choses.  Sans  doute 
il  n'est  pas  un  «Spot  (2);  mais  il  n'est  pas,  non  plus,  une 
efôoç;  il  est  un  principe  immatériel  qui  agit  comme  ffSf/.<%; 
c'est  précisément  un  tel  principe  que  les  Grecs  dési- 
gnent sous  le  nom  d'ûXvj. 

Il  suit  de  là  que  les  Pythagoriciens,  comme  les 
Ioniens,  se  demandent  avant  tout  de  quoi  sont  faites 
les  choses,  quelle  en  est  la  substance  (Ixtivoç)  ;  comme 
eux  aussi,  ils  partent  d'une  observation,  à  savoir  que 
les  choses  ressemblent  au  nombre  (xax  aptôaoùç) .  La 
seule  différence  qu'il  y  ait,  c'est  que,  pour  expliquer 
les  choses  sensibles,  les  Ioniens  admettent  un  élément, 
une  matière,  sensible  ;  au  contraire,  les  Pythagoriciens 
admettent  un  principe  immatériel:  le  gtoi^sTov  est  le 
nombre;  par  suite  au  cwtua  est  substituée  l'uXr]. 

(1)  Aristote,  Met.  I,  5,985  ;  Didot,  II,  475,  16. 

(2)  Met.  II,  5,  1002,  —  Didot  II,  498,  21. 


24  LES    DONNEES    DE    L'HISTOIRE 

Au  sujet  des  Eléates,  on  ne  rencontre  plus  les  mômes 
difficultés;  l'Eléatisme  est  un  puissant  effort  pour 
déterminer  a  priori  le  fond  des  choses,  l'absolu  ;  c'est 
par  excellence  la  philosophie  de  l'être.  Sans  doute, 
quand  ils  consentent  à  faire  des  concessions  à  l'opinion 
commune,  Xénophane  et  Parménide  tentent  d'expli- 
quer les  phénomènes,  et  ils  ont  recours,  pour  cela,  à 
des  interprétations  mythiques  tout  comme  leurs  devan- 
ciers; mais,  quand  ils  demeurent  dans  leur  propre 
doctrine,  abstraction  est  faite  des  apparences:  la 
matière  est  seule  étudiée,  dont  ils  font  un  être  simple, 
une  substance  indivise,  une  personne  immuable,  une 
divinité  éternelle.  L'attribut  et  la  relation  sont  systé- 
matiquement négligés;  c'est  le  sujet  qu'ils  envisagent 
(nous  n'avons  pas  à  chercher  si  M.  Zeller  a  raison  de 
considérer  le  sujet  comme  corporel  ;  qu'il  soit  ^^  ou 
ex?],  c'est  sans  importance  pour  la  question  qui  nous 
occupe).  Quant  à  Zenon,  il  se  donne  précisément  pour 
mission  de  dépouiller  le  sujet  de  ses  attributs,  ou  tout 
au  moins,  de  ses  attributs  apparents,  de  ceux  qui 
avaient  frappé  les  Ioniens,  la  multiplicité  et  le  mou- 
vement, —  et  Mélissus  admet  les  conclusions  négati- 
ves de  ses  fameux  arguments. 

Les  doctrines  des  philosophes  qui  ont  suivi  jusqu'aux 
Sophistes  et  Socrale  sortent  de  l'Ionisme,  du  Pylhago- 
risme  et  de  l'Eléatisme.  Au  point  de  vue  de  la  manière 
dont  est  posé  le  problème  de  la  science,  il  n'y  a  pas  de 
progrès  réalisé  ;  nous  verrons  les  causes  motrices  se 
détacher  de  plus  en  plus  des  causes  matérielles,  et 
l'explication  des  choses  devenir  plus  systématique, 
plus  heureuse  surtout  avec   les    atomistes.  Mais  c'est 


LA  RECHERCHE    DE    L'ÊTRE  25 

encore  dans  la  détermination  de  la  substance  univer- 
selle qu'est  cherchée  cette  explication. 

Empédocle  n'ajoute  pas  grand'chose  à  la  doctrine 
de  son  maître  Heraclite;  car,  suivant  Hermippus  (1), — 
et  nous  n'avons  aucune  raison  de  mettre  en  doute 
son  témoignage,  —  Empédocle  fut  le  disciple  d'Hera- 
clite ;  sa  philosophie  n'est  pas  une  philosophie  origi- 
nale ;  Aristote  en  fait  peu  de  cas  (2);  c'est  une  tentative 
assez  médiocre  de  conciliation  entre  l'Ionisme  et 
l'Eléatisme.  Empédocle  subit  l'influence  de  ses  devan- 
ciers, mais  ne  peut  ni  dominer  leur  doctrine  ni 
corriger  leur  insuffisance.  Il  n'a  pas  une  place  marquée 
dans  l'histoire  de  la  philosophie  :  il  pourrait  être 
supprimé  sans  dommage.  Comme  tous  ceux  qui  l'ont 
précédé,  il  cherchequels sont  les  éléments  des  choses, 
et  il  en  compte  six  :  le  feu,  l'eau,  la  terre,  l'éther,  la 
discorde  et  l'amitié.  Prêtre  et  philosophe,  il  s'efforce 
de  satisfaire  en  même  temps  la  religion  et  la  science. 
Ses  quatre  éléments  matériels,  auxquels  il  donne  des 
noms  mythologiques,  sont  vraiment  considérés  par  lui 
comme  divins  ;  et,  d'autre  part,  les  forces  morales, 
la  discorde  et  l'amitié,  —  qui  pourtant  échappent  aux 
yeux  et  sont  connues  par  l'intelligence  seule,  —  sont 
traitées  comme  des  substances  matérielles  encore  ;  ce 
n'est  pas  par  une  action  morale  qu'elles  meuvent  les 
choses  ;  elles  se  mêlent  avec  elles  et  ne  sont  pas 
distinctes  d'elles  ;  ce  sont  des  principes  tout-à-fait 
semblables  à  la  guerre  et  à  l'harmonie  d'Heraclite  ;  la 


(1)  Ap.  Diog.   VIII,  56  ;  Cf.   Ibid.  IX,  20.  Voir  Zeller,  la 
Phil.  des  Grecs,  I,  22. 

(2)  Met.  I,  4,984  ;  —  Didot  II,  474,10. 


26  LES  DONNÉES  DE  L'HISTOIRE 

seule  différence  entre  le  maître  et  le  disciple  est 
qu'Empédocle  admet  quatre  principes  matériels  dis- 
tincts :  peut-on  considérer  cela  comme  un  progrès 
réel  vers  le  mécanisme  ? 

Anaxagore  subit  la  même  préoccupation.  Il  sépare 
plus  nettement  deux  sortes  de  principes,  les  germes 
ou  corps  homéomères  ou  homéoméries  qui  sont 
infinis  en  nombre  et  en  variété,  —  et  la  raison  ou 
principe  de  changements,  cause  motrice.  Encore  cette 
cause  motrice  est-elle  une  substance  matérielle  : 
elle  est  la  plus  ténue  des  substances  (1)  et  se  mélange 
aux  choses.  Si  donc  l'fyx^i  *'vr.^'w;  est  séparé,  ce  n'est 
pourtant  pas  son  étude  qui  constitue  la  science. 

Enfin,  bien  que  l'atomisme  de  Démocrite  soit  une 
des  formes  les  plus  parfaites  du  mécanisme,  il  ne  nous 
en  semble  pas  moins  incontestable  que  Leucippe  et 
Démocrite  ont  été  amenés  à  leur  théorie  mécaniste  par 
une  recherche  de  la  substance  des  choses.  Toute  leur 
philosophie  se  résume  dans  ces  quelques  lignes  :  «  Le 
doux  et  l'amer,  le  chaud  et  le  froid,  la  couleur,  ne  sont 
qne  des  manières  d'être  ;  il  n'existe  en  réalité  que  des 
atomes  et  du  vide  ;  les  choses  sensibles  que  l'on  con- 
sidère comme  existant  n'existent  pas  en  réalité  :  il 
n'existe  que  les  atomes  et  le  vide  (2).  >  Ainsi  les  ato- 
mistes  éliminent  de  la  science  tout  ce  qui,  plus  tard,  en 
fera  l'objet  :  tant  ils  se  soucient  de  la  question  de  la 
matière  !  Loin  de  nous  la  pensée  de  regarder  l'effort 
des  atomistes comme  infécond!  De  tous  les  philosophes 

(1)  Ànaxag.  ap.  Simpl.  fol.  33  b,  35  a. 

(2)  Sext.  Emp,  Adv.  Math.  VII.  135. 


LA  RECHERCHE  DE  L'ÊTRE  27 

antésocratiques  ce  sont  eux  qui  ont,  avec  les  Pythagori- 
ciens, le  mieux  compris  ce  que  pouvait  et  devait  être  la 
science,  et,  s'ils  ont  échoué,  ce  n'est  pas  pour  avoir 
donné  du  problème  une  mauvaise  solution  ;  mais  c'est 
parceque  le  problème  était  mal  posé.  Leur  effort  est 
le  plus  heureux  qui  ait  été  tenté  ;  mais  il  était 
d'avance  condamné  à  la  stérilité. 

Ainsi,  jusqu'à  cette  époque,  malgré  la  diversité  des 
solutions,  quoique  les  uns  aient  admis  une  substance 
une,  les  autres  une  substance  multiple,  ceux-ci  une 
substance  sensible,  ceux-là  une  substance  aussi  imma- 
térielle que  possible,  et  d'autres  enfin  tout  à  la  fois  des 
substances  somatiques  et  des  substances  immatérielles, 
c'est  toujours  la  même  question  à  laquelle  tous  ont 
voulu  répondre  :  de  quoi  sont  faites  les  choses  ?  Quelle 
en  est  la  substance  (1)?  Puis,  de  ce  que  le  problème  de 
la  science,  ainsi  posé,  ne  pouvait  être  résolu,  on  va  con- 
clure d'abord  qu'il  est,  d'une  manière  générale,  inso- 
luble; après  quoi  on  s'efforcera  de  le  poser  avec  de 
nouvelles  données  :  d'où  la  sophistique  négative  et  la 
doctrine  positive  de  Socrate  et  d'Aristote. 


(1)  Cette  manière  d'entendre  la  philosophie  antésocratique 
était  déjà,  semble-t-il,  celle  d'Aristote  :  «  La  plupart  des 
premiers  philosophes  ont  pensé  que  les  seuls  principes 
de  toutes  choses  étaient  les  principes  matériels  :  ce  qui 
constitue  tous  les  êtres,  ce  dont  ils  sortent  et  qui  est  premier, 
ce  à  quoi  finalement  ils  se  réduisent,  quand  la  substance 
demeure  sous  les  changements  des  affections,  c'est  ce  qu'ils 
disent  être  l'élément  et  le  principe  de  tous  les  êtres.  »  Met.  I, 
4,983  ;  Didotll,  472,7:— Cf.  Met.  I,  8,988  ;  Didot  II,  478,51;— 
De  Part.  Anim.,  I,  1.640  ;  Didot  III,  220,  22, 


28 

2°    LA     RECHERCHE    DE     L'ATTRIBUT 

ou  interprétation  finaliste  dos  choses 

Il  serait  vraiment  trop  commode  d'exclure  les  sophis- 
tes de  l'histoire  de  la  science,  sous  prétexte  qu'ils  l'ont 
niée.  Ils  ont,  au  contraire,  du  moins  Protagoras  et 
Gorgias,  joué  un  rôle  considérable  en  provoquant  une 
révolution  dans  la  manière  de  l'entendre.  Il  résulte  de 
tout  ce  qui  précède  que  les  antésocraliques  avaient 
cherché  ce  qui  demeure,  ce  qui  est  le  fond  des  choses. 
En  réaction  contre  ces  multiples  et  vaines  tentatives, 

—  qui  pouvaient  longtemps  encore  se  multiplier  tou- 
jours en  vain,  —  Protagoras  professe  que  rien  ne 
demeure,  que  la  matière  de  l'être  est  inconnaissable. 
Pas  de  science  possible  !  Voilà  comme  le  résumé  de 
sa  doctrine  spéculative.  Non,  pas  de  science  possible, 
si  la  science  est  la  connaissance  de  l'CÀr,  ;  car  l'homme 
est  la  mesure  de  toutes  choses  ;  les  choses  sont  pour 
l'homme  et  non  en  soi  telles  qu'elles  lui  apparaissent. 

—  Et  non-seulement  celte  connaissance  de  la  chose 
en  soi  est  impossible  ;  elle  n'est  môme  pas  désirable  ; 
elle  est  inutile.  Le  premier,  Protagoras  pose  en  principe 
la  nécessité  d'une  science  pratiquement  utile  dont 
l'idée  sera  peut-être  trop  abandonnée  dans  la  suite. 

Gorgias  poursuit,  et  peut-être  plus  systématiquement 
encore,  l'œuvre  de  Protagoras.  Toute  sa  doctrine  est 
une  argumentation  contre  l'être.  Il  nous  semble  inutile 
de  l'exposer  ;  il  suffit  de  rappeler  que  ses  trois  thèses  : 
l'Etre  n'est  pas;—  s'il  était,  il  ne  pourrait  être  pensé  ; 
^-  s'il  était  pensé,  il  ne  saurait  être  exprimé,  —  sont 
nettement   et   incontestablement   dirigées  contre    la 


LA  RECHERCHE  DE  L  ATTRIBUT 


29 


science  de  la  substance  qu'il  déclare  sans  objet,  puis- 
que l'être  n'est  pas, —  impossible  en  tous  cas,  puisque, 
s'il  était,  il  ne  pourrait  être  pensé,  —  inutile  enfin, 
puisque,  s'il  était  pensé,  il  ne  saurait  être  exprimé. 

Toute  cette  critique  est  très  juste,  très  bien  conduite, 
très  profonde.  En  tant  qu'ils  ont  professé  une  doc- 
trine négative,  les  plus  grands  des  sophistes  sont  loin 
d'avoir  été  les  adversaires  de  Socrate  ;  sans  doute,  si, 
comme  le  dit  Aristote,  la  sophistique  est  une  science 
qui  se  renferme  dans  l'accident  (1),  elle  n'est  pas  plus 
acceptable  que  les  théories  de  leurs  devanciers  ;  mais, 
s'ils  sont  allés  jusque-là,  c'est  qu'ils  ont  été  entraînés 
par  leur  opposition:  in  vicium  ducit  culpae  fuga; 
en  tous  cas,  ils  ont  nettement  déclaré  que  ce  n'est  plus 
dans  la  substance  qn'il  faut  chercher  le  fond  des 
choses;  c'est  dans  l'accident  plutôt,  ou  dans  l'appa- 
rence, dans  ce  qu'il  y  a  de  constant  parmi  les  appa- 
rences: en  quoi  ils  sont  les  précurseurs  de  Socrate,  de 
Platon  et  d'Aristote.  Ils  ont  renversé  pour  permettre 
de  construire. 

D'ailleurs,  celte  œuvre  de  destruction,  cette  œuvre 
négative,  éminemment  utile,  n'a  pas  été  complètement 
négligée  par  Socrate.  Sa  critique  des  doctrines  anté- 
rieures ne  diffère  pas  sensiblement  de  celle  de  Prota- 
goras  et  de  Gorgias,  et  il  est  un  sophiste,  lui  aussi,  si 
la  sophistique  se  réduit  à  la  négation  de  la  science 
telle  qu'on  l'avait  conçue  jusqu'alors.  «  Il  ne  s'attarda 
pas,  dit  M.  Boutroux,  à  examiner  une  à  une  les  diver- 
ses doctrines  qu'avait  engendrées  l'idée  d'une  physique 

(1)  Arist.  Met.  X,  8,  1064;  Didot,  II,  393,  30;  -  Cf.  V,   % 
1026;— Didot  II,  535,  45. 


30  LES  DONNÉES  DE  L'HISTOIRE 

naturelle.  Il  les  condamna  en  bloc,  comme  vaines, 
stériles  et  sacrilèges.  —  La  physique  était  une  recher- 
che vaine  ;  car  les  physiciens  n'avaient  pu  se  mettre 
d'accord  sur  aucun  point  :  les  uns  soutenaient  que 
l'être  est  un,  les  autres  qu'il  est  infiniment  multiple  ; 
les  uns  que  tout  se  meut,  les  autres  que  tout  est  éter- 
nellement immobile  et  ainsi  du  reste.  Or,  contradic- 
tion est  marque  d'ignorance.  —  Elle  était  stérile.  Ceux 
qui  s'occupent  de  ces  objets,  disait  Socrate,  croient-ils 
donc  que,  quand  ils  connaîtront  la  nécessité  suivant 
laquelle  chaque  chose  se  produit,  ils  pourront  faire,  à 
leur  gré,  les  vents,  les  eaux  et  les  saisons  ?  —  Et  ces 
deux  traits  résultaient  eux-mêmes  d'un  vice  radical,  à 
savoir  du  caractère  sacrilège  de  l'entreprise.  Tout  ce 
qui  est,  selon  Socrate,  se  partage  en  deux  catégories  : 
les  choses  humaines  (té àtycorcia),  telles  que  le  pieux  et 
l'impie,  le  beau  et  le  laid,  le  juste  et  l'injuste,  les  ques- 
tions relatives  à  la  cité  et  à  l'autorité,  et  les  choses 
divines  (T&Sottpovia),  telles  que  la  formation  du  monde, 
ou  bien  encore  les  conséquences  éloignées  et  dernières 
de  nos  actions.  Or,  les  Dieux  nous  ont  donné  la  faculté 
de  connaître  les  premières  par  le  raisonnement;  mais 
ils  se  sont  réservé  les  secondes.  Les  physiciens,  en 
spéculant  sur  les  choses  divines  et  en  négligeant  les 
choses  humaines,  intervertissent  l'ordre  établi  par  les 
Dieux  eux-mêmes  :  ils  dédaignent  les  connaissances 
que  les  Dieux  ont  mises  à  notre  portée,  pour  tenter  de 
surprendre  celles  qu'ils  se  sont  réservées  i  (1).  Pour 


(i)M>  Boutroux,  Socrate,  p.  9,  10. 


LA  RECHERCHE  DE  L'ATTRIBUT  31 

toutes  ces  raisons,  les  physiciens  et  surtout  Anaxagore 
sont  des  insensés  (1). 

Toute  cette  critique  de  Socrate,  comme  celle  des 
Sophistes,  établit  non  moins  fortement  que  notre  exa- 
men positif  des  doctrines  antésocratiques,  ce  que  nous 
avons  avancé  et  voulu  prouver;  le  nier  serait  se  mettre 
en  contradiction  avec  toute  l'histoire,  et  rejeter  non  pas 
notre  propre  interprétation,  mais  celle  de  Socrate,  de 
ses  contemporains,  de  ses  adversaires,  de  ses  disci- 
ples ;  il  n'y  a  pas  un  seul  d'entre  eux  qui  n'ait  consi- 
déré la  philosophie  antésocratique  comme  un  effort 
pour  arriver  à  la  connaissance  de  la  substance,  de 
l'être  même,  du  sujet  qui  est  sous  les  phénomènes. 

Ce  qui  distingue  Socrate  des  Sophistes,  c'est  qu'à 
sa  thèse  négative  il  a  ajouté  une  doctrine  positive, 
c'est  qu'il  a  reconstruit  la  science  sur  de  nouvelles 
bases  ;  ou,  du  moins,  s'il  n'a  pas  tenté  de  construire 
la  science,  il  a  jeté  les  fondements  d'un  édifice  nou- 
veau. Ce  qui  fait  de  lui  un  initiateur,  ce  n'est  pas 
seulement  qu'il  a  créé  une  science  qu'on  soupçonnait 
à  peine,  l'anthropologie,  c'est  aussi  qu'il  a  renouvelé 
l'ancienne.  Il  l'a  complètement  changée  en  changeant 
la  nature  du  problème  ;  car,  bien  qu'on  le  considère 
comme  ayant  surtout  cherché  une  méthode  de  solution, 
son  plus  grand  mérite,  à  nos  yeux,  est  d'avoir,  en  même 
temps  que  cette  méthode,  découvert  de  nouvelles  don- 
nées à  la  question. 

On  pourrait  être  entraîné,  au  sujet  de  Socrate,  dans 
l'un  ou  l'autre    de  deux  excès  contraires;  les  uns  le 

(l)Xen.Mem.î,  1,  11. 


32  LES  DONNÉES  DE  L'HISTOIRE 

regardent  comme  ayant  totalement  renoncé  à  la  science 
cosmologique,  sous  prétexte  qu'il  est  un  moraliste  et 
que  l'antiquité  tout  entière  l'a  considéré  comme  tel  ; 
d'autres  prétendent,  au  contraire,  qu'il  a  été  un  physi- 
sien.  Ces  deux  opinions  nous  paraissent  également 
fausses.  D'une  part  Socrate  n'est  pas  un  physicien  à  la 
façon  de  ses  devanciers.  Ceux  qui  prétendent  que 
Socrate  est  un  physicien,  invoquent  un  texte  de 
Xénophon  qui  témoigne  que  Socrate  n'ignorait  pas  les 
difficultés  de  la  géométrie  et  de  l'astrologie  ;  certes  non, 
il  ne  les  ignorait  pas  ;  s'il  les  eût  ignorées,  il  n'eût 
point  fait  avec  autorité  la  critique  de  la  science 
ancienne;  de  plus,  il  a  autant  que  tout  autre  insisté 
sur  ces  difficultés  qui  rendaient  cette  science  impos- 
sible; mais  autre  chose  est  de  connaître  les  études  qui  ont 
été  faites  avant  soi, et  autre  chose  de  s'adonner  soi-même 
à  ces  études.  —  Faut-il, d'autre  part,  prétendre  qu'il  a 
renoncé  totalement  à  toute  spéculation  physique,  que 
Platon  et  Aristote,  par  conséquent,  ont  simplement 
fait  retour  aux  antésocratiques?  Ce  ne  serait  pas 
moins  excessif,  bien  qu'Àristote  ait  dit  nettement  que 
Socrate  a  raisonné  sur  les  choses  éthiques,  mais  non 
sur  l'ensemble  de  la  nature  (l),  et  ailleurs  :  «  avec 
Socrate  la  méthode  de  la  définition  s'est  développée, 
mais  les  recherchessur  la  nature  ont  pris  fin  »  (2).  Voici 
en  effet  ce  qui  nous  semble  être  la  vérité  : 

Comme  l'atteste  Platon  en  maint  endroit  (3),  Socrate 
ne  s'est  pas  élevé  contre  la  physique  en  général,  mais 

(1)  Met.  I,  6,  987  ;  —  Didot  II,  477,  33. 
(3)  De  Part.  An.  I,  642  :— Didot  III.  223,  4. 
(3)  Phéd.  96  :   Didot  I,  75  :  Rép.  \  Il  529  :  Didot  II.  l.U;  — 
Philèbe,29;  Didot  1,411. 


LA  RECHERCHE  DE  L'ATTRIBUT  33 

contre  la  manière  dont  on  la  traitait.  Il  abandonna  la 
recherche  de  la  substance  pour  celle  de  la  qualité  ;  il 
causait  avec  le  premier  venu  et  lui  demandait  ™  efaeêéç, 
foeêéç,  xaXov,  a-.T/pov,  Sixatov,  dKixov,  etc.  (1);  il  s'attache  à 
ce  qui  est  donné  immédiatement  dans  l'expérience,  — 
c'est-à-dire  au  phénomène,  et  il  inaugure  la  science 
des  phénomènes.  —  Mais  les  phénomènes  ne  peuvent 
être  objet  de  science  que  s'ils  sont  intelligibles;  aussi, 
pour  saisir  ce  qu'il  y  a  en  eux  d'intelligible,  Socrate  a-t- 
il  imaginé  la  subsomption  des  individus  sous  les  espèces 
et  des  espèces  sous  les  genres.  Il  distingue  trois  choses, 
les  faits  particuliers,  les  genres  et  l'Un;  la  connaissance 
de  l'Un  est  réservée  aux  Dieux  ;  les  physiciens  ont  eu 
tort  d'y  prétendre;  celle  des  faits  particuliers  n'est  pas 
la  science;  la  science  est  la  connaissance  des  genres; 
de  là  sa  théorie  de  la  définition  et  de  l'induction  qui  lui 
appartient  en  propre  ;  de  là  son  souci  de  dégager  dans 
les  phénomènes  le  général  [^oLliyec^i  xaxà  y^  toc 
icpdtYÈ«tTa)  (2), — (ôpi^eaôai  xaôoXou)  (3)  au  moyen  duquel  une 
physique  nouvelle  sera  constituée. 

L'a-t-il  constituée  lui-même?  Non,  et  c'est  pourquoi 
on  a  pu  dire  qu'il  avait  totalement  abandonné  la 
physique.  Mais  il  a  indiqué  très  nettement  (et  il  nous 
semble  qu'on  ne  saurait  le  mettre  en  doute)  l'objet  de 
la  science  et,  du  même  coup,  la  méthode  à  suivre.  Il  a 
appliqué  sa  nouvelle  manière  d'entendre  la  science 
spécialement  et  exclusivement  à  une  science  nouvelle; 
mais  cette  forme  qu'il  avait  inventée  n'était  pas  une 

(l)Xen.,  Mém.  Socr.  I,  1,46. 

(2)Xen.,Mém.  iv,  5,  14. 

(3)  Arist.,  Met.  XI,  A,  1078;  —  Didot,  II,  615,  U, 


34  LES    DONNÉES   DE  LHISTOIRE 

forme  particulière  à  telle  ou  telle  science;  c'est  la 
forme  de  la  science;  il  a  dit  lui-même  plus  d'une  fois 
que  la  science  est  essentiellement  une.  Voilà  pourquoi 
nous  considérons  Socrate  comme  un  initiateur,  comme 
le  créateur,  non  pas  seulement  d'un  nouveau  groupe 
de  sciences,  de  l'anthropologie  par  opposition  à  la 
cosmologie,  mais  d'une  tendance  nouvelle,  d'une  inter- 
prétation inconnue  jusqu'alors,  de  l'interprétation 
finaliste. 

La  science  entre  donc  avec  lui  dans  une  phase  toute 
différente;  désormais  les  recherches  des  philosophes  et 
des  savants  porteront  sur  l'attribut,  non  sur  le  sujet. 
Mais  l'attribut  isolé,  c'est  l'accident,  et  l'accident  n'est 
pas  objet  de  science;  c'est  l'essentiel  qui  est  objet  de 
science,  c'est-à-dire  l'association  constante  des  attri- 
buts, leur  groupement  systématique  et  invariable, 
lequel  ne  peut  se  concevoir  sans  une  relation  de  chacun 
avec  tous,  des  parties  avec  l'ensemble. 

Ainsi  l'œuvre  des  antésocratiques  est  détruite  par  les 
efforts  réunis  des  sophistes  et  de  Socrate  ;  puis  une 
conception  nouvelle  de  la  science  est  imaginée  par 
Socrate.  Nous  assistons  donc  à  une  évolution  régressive 
de  l'esprit  qui  s'efforce  de  ramener  à  son  unité  primitive 
les  choses  multiples,  groupées  dans  la  perception  en  un 
système  d'individus,  d'images,  de  substances  personnL 
fiées  ou  individualisées.  D'abord  sous  les  substances 
multiples  on  a  cherché  la  substance  unique;  après 
Socrate,  c'est  dans  la  qualité  qu'on  cherche  la  conci- 
liation de  l'un  et  du  multiple;  une  méthode  qualitative 
ramène  insensiblement  le  multiple  à  l'unité  :  les  in- 
dividus sont  rangés  sous  les  espèces,  les  espèces  sous 


LA  RECHERCHE  DE  L'ATTRIBUT  35 

les  genres,  et  les  genres  sous  le  genre  suprême  ou  unité. 

«  Les  recherches  socratiques  sur  la  définition  con- 
tiennent le  germe  de  la  théorie  platonicienne,  »  dit 
M.  Fouillée  (1).  La  théorie  des  Idées  est,  en  effet,  une 
application  immédiate  de  la  spécification  socratique; 
c'est  une  classification  méthodique  des  choses  en  espèces 
et  en  genres;  toute  Idée  est  une  espèce  ou  un  genre. 

Mais  nous  rencontrons  ici  une  difficulté  au  moins 
apparente.  L'Idée,  en  effet,  qui  est  l'objet  de  la  science 
platonicienne,  n'est  pas  un  attribut;  c'est  une  subs- 
tance :  elle  existe  en  soi,  c'est  un  sujet;  sans  doute 
elle  n'est  pas  la  substance  qui  est  sous  les  phénomènes, 
puisqu'elle  est  en  dehors  du  monde  sensible  et  étran- 
gère à  ce  monde  comme  une  cause  transcendante  à  son 
effet;  mais,  si  elle  n'est  pas  le  support  des  apparences, 
elle  n'en  est  pas  moins  la  réalité  immuable  dont  les 
antésocratiques  poursuivaient  déjà  la  recherche;  la 
philosophie  de  Platon  n'est  donc  pas  en  progrès  sur 
celle  des  sophistes  et  de  Socrate;  sa  science  est  encore 
la  recherche  de  la  substance. 

Cependant,  malgré  les  nombreux  emprunts  faits  par 
Platon  aux  antésocratiques,  il  serait  certes  aussi  illé- 
gitime que  surprenant  de  prétendre  confondre  sa  con- 
ception de  la  science  avec  la  leur.  Il  est  très  vrai,  d'une 
part,  que  Platon  opère  un  retour  à  la  philosophie  que 
son  maître  avait  abandonnée  ;  il  reprend  le  problème 
cosmologique  auquel  Socrate  avait  renoncé;  d'autre 
part,  il  ne  veut  rien  laisser  perdre  de  la  méthode  so- 
cratique; et  c'est  pourquoi  il  applique  à  l'objet  de 

(1)  La  Phil*»  de  Platon,  I,  473. 


36  LIS    DONNÉES  DE  L'HISTOIRE 

l'ancienne  philosophie  la  forme  de  la  philosophie 
nouvelle;  sa  doctrine  est  une  synthèse  :  sa  théorie  des 
Idées  est  à  la  fois  une  philosophie  du  sujet  et  de  l'at- 
tribut (c'est  précisément  ce  que  lui  reprochera  Aristote)  ; 
l'Idée  est  en  même  temps  la  matière  des  antésocratiques 
et  le  genre  de  Socrate.  C'est  pourquoi  l'Idée  n'est 
désignée  ni  par  le  terme  cwp  ni  par  le  mot  5X»|  ;  Platon 
l'appelle  ouata;  c'est  une  essence,  une  substance-essence; 
et  il  y  a  entre  BXi)  et  ofa£a  une  différence  analogue  à  celle 
que  nous  avons  signalée  entre  awua  et  BXtj.  Le  mot  6Xt| 
désigne  une  substance  indéterminée,  sans  qualités,  une 
sorte  d'a-KEtpov;  le  mot  ofoCa  désigne,  au  contraire,  une 
substance  déterminée,  douée  de  qualités  positives,  une 
substance  dans  laquelle  sont  associés  des  attributs. 

Non  seulement  l'essence  ou  l'Idée  de  Platon  diffère 
profondément  de  la  matière  des  physiciens  ou  des 
rationalistes  anciens;  mais  encore  ce  que  Platon  con- 
sidère dans  l'Idée,  ce  dont  i!  fait  l'objet  de  la  science, 
ce  n'est  certes  pas  la  substance  en  tant  que  substance; 
c'est  la  substance  garantissant  le  groupement  des  at- 
tributs, ou  plutôt  encore  c'est  le  groupement,  l'associa- 
tion de  ces  attributs  garantie  stable  parla  substance; 
la  substantialité  n'est  guère  que  le  principe  de 
permanence  de  cette  association  ;  le  véritable  objet  de 
la  science,  c'est  l'essence  sans  substance  :  ce  qui  nous 
semble  suffisamment  prouvé  par  la  suite. 

Ce  qui  frappe  Platon,  c'est  que  les  choses  sensibles 
sont  des  associations  inintelligibles  de  qualités;  elles 
sont  divisées,  il  est  vrai,  mais  de  telle  sorte  qu'elles 
constituent  des  unités  entre  lesquelles  aucun  rappro- 
chement n'est  possible;  elles  sont  divisées,  disons-nous, 


LA    RECHERCHE   DE   l'àTTRIBUT  37 

et  non  distinguées  :  la  distinction  résulte  de  différences 
qualitatives,  internes,  réelles,  absolues;  la  division  ré- 
sulte de  simples  déterminations  du  temps  et  de 
l'espace;  ainsi  séparées,  les  choses  ne  présentent  pas 
l'aspect  d'associations,  comme  nous  l'avons  impropre- 
ment dit,  mais  d'assemblages,  d'amas  de  qualités  sans 
constance  et  sans  principe. 

Le  problème  platonicien  est  donc  de  convertir  ces 
assemblages  inintelligibles  de  qualités  en  des  associa- 
tions intelligibles.  Le  problème  est  encore,  comme  dans 
la  philosophie  antérieure,  de  ramener  le  multiple  à 
l'un.  Mais  il  s'agit  d'une  multiplicité  qualitative  et  d'une 
unité  qualitative  aussi.  Celte  multiplicité  qualitative, 
ce  sont  les  individus,  qui  sont  en  nombre  infini  et  par- 
ticipent de  r&teipov  (1);  cette  unité  qualitative,  c'est  le 
genre.  — Les  anciens  qui  avaient  saisi  celte  opposition, 
ont  conçu  la  science  comme  le  rapprochement  du  genre 
et  de  l'individu  (2);  mais  cette  absorption  immédiate 
du  multiple  dans  l'un  est  impossible;  ce  n'est  pas  encore 
là  la  science  :  «  Les  sages  d'aujourd'hui  font  un  au 
hasard  et  plusieurs  plus  tôt  ou  plus  tard  qu'il  ne  con- 
vient, et  de  l'un  ils  passent  immédiatement  à  l'infini; 
les  moyens  termes  leur  échappent;  cependant,  c'est  la 
considération  de  ces  moyens  termes  qui  distingue  la 
dialectique  de  l'éristique  »  (3).  La  science  consiste 
pour  Platon,  dans  la  découverte  et  la  position  de  ces 
intermédiaires.  Il  distingue  donc  les  individus,  les  es- 
pèces, le  genre  ou  l'unité  :  la  science  est  la  détermina- 

(1)  Philèbe,  17.  Didot,  I,  402. 

(2)  Ibid. 

(3)  Ibid. 


38  LES   DONNÉES   DE    L'HISTOIRE 

tion  des  espèces  intermédiaires  entre  les  individus  et 
le  genre. 

Ces  espèces  doivent  être,  d'une  part  constituées  sépa- 
rément, distinguées  les  unes  des  autres,  d'autre  part 
rapprochées  et  réunies.  Il  faut  qu'elles  soient  distin- 
guées; car  elles  ne  sont  pas  offertes  par  les  choses  elles- 
mêmes  ;  —  et  il  faut  qu'elles  soient  rapprochées  ou 
puissent  l'être,  afin  que,  par  elles,  l'esprit  s'élève  au 
genre. 

D'abord  il  faut  les  distinguer,  les  constituer,  en  par- 
tant de  la  considération  des  choses,  des  individus. 
Encore  une  fois,  cette  distinction  ne  peut  être  quanti- 
tative; car  c'est  une  distinction,  non  une  séparation  : 
une  séparation  ne  laisserait  pas  subsister  de  rapports; 
la  distinction  au  contraire  n'exclut  pas  la  relation. 
La  distinction  est  donc  qualitative.  Elle  ne  repose  pas 
sur  le  principe  de  contradiction  lequel  préside  seule- 
ment à  la  séparation  quantitative  (A  n'est  pas  non  A  ; 
A  et  non  A  sont  sans  relation),  mais  sur  celui  d'identité 
qualitative  ou  de  similitude.  En  d'autres  termes,  le 
semblable  s'unit  au  semblable  pour  constituer  une  Idée; 
aux  choses  distinctes  et  multiples  sont  ainsi  substituées 
des  Idées  distinctes  et  multiples  aussi,  mais  qui  ne  sont 
pas  séparées  absolument.  —  Elles  peuvent  en  effet  se 
rapprocher,  se  grouper,  et  leur  groupement  constitue 
l'espèce,  le  type.  Ce  groupement  ne  se  fait  pas  au  hasard  ; 
une  Idée  ne  s'allie  pas  à  telle  ou  telle  autre  Idée  indif- 
féremment :  il  y  a  un  principe  qui  préside  à  leur  asso- 
ciation, comme  un  principe  préside  à  leur  distinction 
ou  constitution.  Or  ce  principe  ne  peut  être  celui  de 
contradiction  :  c'est  en  effet  un  principe  de  séparation 


LA   RECHERCHE   DE   l'àTTRIBUT  39 

plutôt  que  d'association;  puis  ce  principe  ne  détermine 
que  le  possible,  non  le  réel  (et  il  s'agit  d'associations 
réelles  pour  Platon);  enfin  l'association  des  qualités  ne 
résulte  pas  d'une  nécessité  logique;  mais,  si  ce  n'est 
pas  une  nécessité  logique  qui  produit  l'association 
constante  des  qualités,  c'est  une  nécessité  morale  :  une 
espèce  est  un  ensemble  d'Idées  qui  concourent  à 
une  même  fin  ou  à  un  même  bien;  le  bien  est  le 
principe  d'association  des  Idées  ;  celles-là  s'unissent 
qui  sont  des  moyens  par  rapport  à  une  même  fin  ou  à 
un  même  bien.  —  Ainsi  Platon  pose  nettement  un 
principe  nouveau  qui  déjà  avait  été  implicitement  in- 
diqué et  supposé  par  Socrate,  mais  qui  fut  formulé 
avec  précision  par  Platon  :  c'est  la  finalité;  la  division 
platonicienne  est  une  classification  des  choses  suivant 
la  loi  de  la  finalité. 

Par  conséquent,  si  l'être  des  Idées  est  incontestable- 
ment affirmé  par  lui,  ce  n'est  pas  en  tant  qu'êtres 
qu'elles  sont  objet  de  science;  c'est  en  tant  qu'elles 
composent  une  hiérarchie  générique,  un  système  d'es- 
pèces et  de  genres,  que  la  dialectique  doit  parcourir  et 
qui  sont  ordonnés  suivant  la  loi  de  la  finalité.  La  période 
dans  laquelle  est  entrée  la  science  est  donc  bien  la 
période  de  l'interprétation  par  l'attribut,  par  l'essence, 
de  l'interprétation  finaliste. 

Nous  trouvons  une  nouvelle  preuve  que  Platon  a 
pris  pour  objet  de  la  science  une  essence  illégitimement 
substantifiée  dans  la  critique  que  fait  Aristote  de  la 
théorie  des  Idées.  Parmi  les  objections  qu'il  adresse  à 
Platon,  la  plus  fréquente,  la  plus  longuement  déve- 
loppée, comme  aussi  la  plus  forte,  est  tirée  de  l'impos- 


40  LES  DONNÉES  DE  L'HISTOIRE 

sibilité  logique  que  l'Idée  soit  substance  :  admettre  que 
l'Idée  est  substance,  c'est  admettre  que  soit  la  relation 
soit  le  prédicat  est  un  sujet,  ce  qui  implique  contradic- 
tion. En  effet,  Platon  avait  affirmé  l'existence  d'Idées 
de  relations;  or  concevoir  les  relations  comme  des 
sujets  est  doublement  absurde  :  c'est  concevoir  que  le 
sujet  n'est  pas  le  sujet,  que  la  relation  n'est  pas  la  re- 
lation. D'autre  part,  il  n'y  a  pas  moins  d'absurdité  à 
confondre  le  sujet  et  le  prédicat;  en  effet,  plusieurs 
prédicats  peuvent  convenir  au  même  sujet:  si  donc  ces 
prédicats  sont  des  substances,  les  affirmer  de  ce  sujet  c'est 
supposer  dans  un  sujet  unique  plusieurs  substances, 
c'est  faire  de  l'unité  la  multiplicité;  de  plus,  comme  la 
substance  est  nécessairement  particulière,  tandis  que 
le  prédicat  est  un  concept  général,  prétendre  que  la 
substance  est  un  prédicat,  c'est  confondre  le  général  et 
le  particulier.  D'ailleurs,  puisque  la  substance  est  parti- 
culière, et  que  l'objet  de  la  science  est  le  général  seul, 
la  science  n'est  pas  la  connaissance  de  lasubstance  (I). 

Donc,  tandis  que  Platon  avait  tenté  une  synthèse  im- 
possible de  la  conception  antésocratique  et  de  la 
conception  socratique  de  la  science,  Aristote,  qui  a 
l'esprit  plus  scientifique,  rompt,  mais  cette  fois  d'une 
manière  définitive,  avec  la  pensée  antique,  comme 
l'avaient  fait  déjà  les  sophistes  et  Socrate.  Pour  lui,  la 
science  est  la  connaissance  du  prédicat,  de  l'essence 
des  choses;  nous  allons  le  montrer. 

Dans  certains  textes,  Aristote  dit  que  l'objet  de  la 


(1)  Met.,  I,  9,  990;  Didot,  II,  482;  —  VI.  13;  Didot,  II. 
553;  —  IX,  2,  1053;  Didot,  II,  575,  52  sqq. 


LÀ   RECHERCHE   DE   i/ATTRIBUT  41 

science  est  le  général  (1);  ailleurs  il  dit  que  c'est  la 
recherche  des  quatre  causes  matérielle,  efficiente,  for- 
melle et  finale  (2);  ailleurs  encore  que  c'est  l'être  en 
tant  qu'être  (3).  Au  premier  aspect,  ces  définitions  sont 
assez  différentes  et  paraissent  assigner  à  la  spéculation 
une  matière  tout  autre  que  celle  implicitement  désignée 
dans  la  critique  des  Idées  platoniciennes.  Pourtant, 
elles  peuvent  être  prises  l'une  pour  l'autre,  et  celte 
proposition  même:  la  science  a  pour  objet  l'être  en  tant 
qu'être ,  qui  semble  en  contradiction  avec  notre 
thèse,  ne  fait  que  la  confirmer  :  l'interprétation  qu'en 
donne  Aristote  la  met  en  parfait  accord  avec  les  deux 
autres  qui  sont  absolument  confondues  par  lui. 

Aristote  a  en  effet  identifié  la  cause  et  le  général. 
Pour  le  bien  comprendre  ,  il  faut  déterminer  de  quelle 
cause  il  s'agit.  Or,  Aristote  l'a  dit  en  maint  passage, 
cette  cause,  c'est  la  cause  formelle,  to -Mv  eivai,  *j  oùaïaàveu 
ûXïjç  (4).  Cette  cause  formelle  est,  d'ailleurs,  selon  Aris- 
tote, la  cause  finale,  le  t&o;  auquel  tend  l'être  ;  elle  est 
en  même  temps,  en  un  certain  sens  au  moins,  la  cause 
efficiente  de  l'être,  de  l'individu  :  car  l'individu  est 
fait  d'essences  générales  ;  il  est  constitué  par  l'union  et 
la  combinaison  de  ces  essences,  il  résulte  de  la  déter- 
mination des  formes  les  unes  par  les  autres  au  moyen 
d'une  forme  supérieure  (ainsi  l'individu  est  premier 


(1)  Traité  de  l'Ame,  II,  5,  417  ;  Didot,  III,  451,  51  ;  —  Met. 
II,  6,  1003;  Didot,  II,  499,  46;  Met.,  XII,  10,  1087;  Didot, 
627    9 39 

(2)  Phys.  n,  3;  —  Met.  IV,  2  ;  —  Anal,  post,  II,  11  ;  —  De 
Gen.  An.  I,  1  ;  —Met.  I,  3. 

(3)  Met.  III,  1,  1003;  Didot,  II,  500,  1. 

(4)  Met.  VI,  7, 1032;  Didot,  II,  544,  42, 


42  LES   DONNÉES    DE   L'HISTOIRE 

dans  l'ordre  de  la  connaissance;  mais  c'est  xéxilp  cTvai 
qui  est  premier  dans  l'ordre  de  l'être):  la  cause  effi- 
ciente n'est  donc  que  la  cause  formelle  envisagée  à  un 
certain  point  de  vue.  —  Quant  à  la  cause  matérielle, 
Aristote  déclare  nettement  qu'elle  n'est  pas  objet  de 
science  :  point  de  science  du  monde  sensible  comme 
tel,  c'est-à-dire  des  choses  considérées  dans  leur  parti- 
cularité; de  ces  choses  il  n'y  a  ni  définition  ni  démons- 
tration parce  que  dans  les  choses  particulières  il  y  a 
une  matière  (uXr,)  dont  la  nature  est  telle  qu'elle  com- 
porte à  la  fois  l'être  et  le  non-être.  Déjà  nous  entre- 
voyons l'opposition  stoïcienne  de  la  matière  et  de  la 
forme  :  la  forme  seule  est  intelligible;  la  matière  en 
tant  que  matière  ne  l'est  pas;  elle  l'est  en  tant  qu'elle  a 
revêtu  la  forme  et  permet  de  la  saisir  dans  la  sensation. 
L'objet  de  la  science  est  donc  la  forme;  or  la  forme, 
c'est  le  général;  si  en  effet  du  sensible  on  élimine 
l'accident,  il  reste  l'essence,  la  forme,  le  général  :  les 
deux  mots  cause  et  général  sont  synonymes,  surtout 
quand  on  entend  par  cause  l'essence.  Il  y  a  cependant 
une  différence  entre  le  général  et  la  cause,  différence 
non  dans  la  nature  de  la  chose,  mais  dans  le  mode  de 
connaissance.  La  cause  peut  être  saisie  parla  sensation; 
le  général  est  toujours  connu  par  la  vor.aic.  Supposons  (1) 
que,  placés  dans  la  lune  nous  voyions  la  terre  arrêtant 
les  rayons  du  soleil;  nous  verrions  une  éclipse  et  la 
cause  de  cette  écl'pse;  nous  n'aurions  pas  la  science 
générale  de  l'éclipsé  ;  de  même  (2),  si  nous  voyions  les 

(1)  Dcrn.  Anal.  I,  31,  87;  Didot,  I,  150,  30;  cf.  II,  2,   89; 
Didot,  I,  154. 

(2)  Dern,  Anal.  I,  31,  88;  Didot,  I,  150,  47, 


LÀ   RECHERCHE  DE   LATTRIBUT  43 

pores  du  verre  et  le  passage  du  soleil  à  travers  ces 
pores,  nous  saurions  pourquoi  il  fait  clair  dans  une 
maison,  nous  connaîtrions  la  cause  de  la  clarté,  mais 
seulement  pour  chaque  cas  particulier;  de  même  enfin 
je  saisis  par  la  sensation  l'essence  qui  constitue 
Callias,  mais  je  la  saisis  individualisée  (1)  ;  c'est  par 
la  pensée  et  par  la  pensée  seule  que  nous  donnons  à  la 
cause  un  caractère  général.  La  cause  est  donc  comme 
un  moyen  terme  entre  le  général  et  l'individu  ;  on 
pourrait  presque  dire  que  c'est  le  général  en  tant  qu'il 
est  saisi  dans  l'individu  .  —  A  cette  différence  près, 
le  général  et  la  cause  se  confondent. 

Enfin  cette  proposition  :  l'objet  de  la  science  est 
l'être  en  tant  qu'être,  se  ramène  aussi  à  celles  que  nous 
venons  d'examiner.  Ce  qu'Aristote  entend  par  être  en 
effet,  c'est,  non  pas  la  substance,  mais  l'essence;  c'est 
ce  qui  constitue  l'être,  oùcia  par  opposition  à  l'accident; 
c'est  l'être  en  tant  qu'il  existerait  seul,  indépendam- 
ment de  toutes  relations  avec  les  autres  êtres;  c'est 
l'oùaia  soustraite  à  l'action  des  influences  extérieures. 

Nous  avons  par  là  suffisamment  déterminé  l'essence, 
le  Ti^veTvou;  que  ce  soit  l'objet  de  la  science  aristotéli- 
cienne, c'est  ce  qui  ne  résulte  pas  seulement  des  dé- 
finitions précédemment  données  et  interprétées,  mais 
encore  de  l'étude  des  facultés  qui  créent  la  science  et 
des  procédés  par  lesquels  elle  se  construit. 

La  science  n'est  l'œuvre  ni  de  la  sensation  seule  ni 
de  l'entendement  seul  ;  c'est  l'œuvre  commune  de  la 
sensation  et  de  l'entendement  :  de  la  sensation  qui, 

(1)  Dern.  Anal.  II,  19. 


44  LES  DONNÉES  DE  L'iIISTOIRE 

comme  nous  venons  de  le  dire,  saisit  l'universel,  mais 
particularisé  dans  l'individu,  qui  fournit  ia  matière 
de  la  science,  qui  même,  aidée  de  la  mémoire,  com- 
mence à  dégager  des  idées  générales  et  en  quelque 
sorte  des  unités;  —  de  l'entendement  qui  connait  le 
caractère  général  des  essences  saisies  par  la  sensation 
et  détermine  les  rapports  de  ces  essences  entre  elles; 
de  la  sensation  en  un  mot  qui  est  la  scienee  en  puis- 
sance, de  l'entendement  qui  fait  passer  la  puissance  à 
l'acte.  La  sensation  fournit  donc  l'essence  unie  à  l'in- 
dividuel ;  l'entendement  la  dégage  :  leur  action  porte 
sur  l'essence  individualisée  ou  généralisée. 

Enfin,  toute  la  logique  d'Aristote,  toute  son  étude  du 
concept,  du  jugement,  du  syllogisme,  de  l'induction 
et  de  la  dialectique,  tend  à  la  détermination  de  l'es- 
sence :  le  concept  est  un  genre,  c'est-à-dire  une 
essence;  —  le  jugement  estl'affirmation^qu'une  essence 
convient  à  un  sujet;  —  bien  que  le  principe  du  syllo- 
gisme aristotélicien  soit  le  principe  de  contenance,  et 
qu'Aristote  envisage  la  quantité,  l'extension  des  termes, 
ce  n'en  est  pas  moins  un  raisonnement  portant  sur  la 
qualité,  sur  le  prédicat;  c'est  un  procédé  propre  à  dé- 
terminer quels  prédicats  conviennent  â  quels  sujets  : 
les  objets,  d'ailleurs,  doivent  être,  suivant  Aristote 
comme  suivant  Socrate,  répartis  en  genres  et  en  es- 
pèces; c'est  sur  cette  classification  en  genres  et  en 
espèces  que  repose  le  syllogisme  apodictique  ou  dé- 
monstration.—  Quant  à  l'induction,  c'est  un  raisonne- 
ment qui  prend  pour  point  de  départ  le  particulier, 
to  xaxà  [xépo;,  et  qui  met  en  lumière  le  général  à  l'aide 
du  particulier;  son  objet  est  donc  encore  la  détermi- 


LA  RECHERCHE  DE  L'ATTRIBUT  45 

nation  des  essences  ;  son  principe  est  que  dans  l'in- 
dividu est  contenu  le  genre,  son  procédé  consiste  à 
découvrir  ce  genre  dans  quelques  individus  seulement. 
—  Enfin,  il  est  dans  la  logique  aristotélicienne  un  pro- 
cédé d'importance  secondaire,  mais  qui  a  été  emprunté 
par  le  moyen-âge,  lequel  en  a  abusé  :  c'est  la  dialectique. 
Or,  la  dialectique  consiste  à  dégager  encore  ce  qu'il  y 
a  de  général  dans  les  discours  et  les  opinions  des 
hommes  :  elle  ne  conduit  qu'à  la  connaissance  du 
vraisemblable  et  n'est  guère  employée  que  dans  les 
sciences  morales. 

De  tout  ce  qui  précède  il  résulte  donc  très-évidem- 
ment que,  pour  Aristote,  la  science  est  la  détermina- 
tion de  l'essence,  du  prédicat;  on  ne  saurait  compren- 
dre ni  la  conception  de  la  science  Aristotélicienne,  ni 
sa  formation,  ni  ses  procédés,  si  on  lui  assignait  comme 
objet  soit  une  cause  matérielle  entendue  à  la  façon  des 
antésocratiques,  soit  une  cause  efficiente  entendue  à 
la  façon  des  modernes.  Aristote  n'est  ni  un  dynamiste 
proprement  dit,  ni  un  mécaniste  :  c'est  le  représentant 
le  plus  autorisé,  le  plus  nettement  accusé,  avecSocrate, 
de  cette  tendance  que  nous  avons  appelée  finaliste  : 
l'individu  est  la  réalisation  d'essences,  de  types,  qui 
n'existent  pas  en  dehors  du  particulier  et  dont  les 
combinaisons  sont  régies  par  la  loi  de  finalité. 


46 

3*  LA      RECHERCHE     DE     LA     RELATION 

ou  interprétation  mécaniste 

L'idée  aristotélicienne  domina,  en  somme,  la  science 
à  travers  toute  l'antiquité  grecque  et  latine,  à  travers  tout 
le  moyen  âge  jusqu'aux  temps  modernes.  Ce  ne  fut  ni 
l'effort  des  Stoïciens  pour  opérer  une  synthèse  nouvelle 
entre  la  science  antésocratique  et  la  science  aristoté- 
licienne, ni  celui  des  Epicuriens  pour  en  revenir  sim- 
plement à  l'atomisme  de  Démocrite,  qui  modifièrent 
profondément  le  cours  de  la  science.  Socrate  et  Aristote 
avaient  trop  fortement  établi  leur  réforme,  et  cela  dans 
un  moment  trop  opportun,  pour  que  leur  œuvre  pût 
être  compromise  par  des  réactions  désormais  impos- 
sibles. 

Durant  tout  le  moyen  âge,  la  conception  aristotéli- 
cienne de  la  science  fut  acceptée  sans  examen,  sans 
contrôle,  d'une  manière  souvent  ridicule,  toujours 
irréfléchie.  La  seule  réforme  accomplie  par  les  docteurs 
(et  elle  ne  fut  guère  heureuse)  fut  de  substituer  aux 
idées  et  aux  choses  les  mots,  aux  principes  rationnels 
ou  aux  prémisses  fournies  par  l'expérience  les  textes  de 
l'Ecriture  Sainte  ;  la  dialectique  qu'Aristote  appliquait 
aux  choses  morales  fut  appliquée  à  la  connaissance  du 
monde,  et  l'on  fit  reposer  la  physique  sur  l'autorité  de 
la  parole  révélée,  sur  celle  des  Pères  ou  du  maître  ou 
simplement  sur  les  opinions  les  plus  communément 
reçues. 

Cependant  les  sciences  avaient  quelque  peu  progressé 
dans  l'étude  du  mouvement  des  astres,  dans  celle  des 
phénomènes  de  la  nature  et  de  la  composition   des 


LÀ  RECHERCHE  DE  LÀ  RELATION 


47 


corps  ;  les  savants  du  seizième  siècle  avaient  préparé 
une  révolution  ;  cette  révolution  fut  définitivement 
accomplie  par  Descartes.  Déjà  l'esprit  positif  de  Bacon 
avait  réclamé  une  méthode  nouvelle;  mais  il  avait  laissé 
indéterminé  encore  l'objet  nouveau  delà  science:  c'est 
Descartes  qui  le  fixa;  c'est  lui  qui  lança  la  science  dans 
la  voie  qu'elle  suit  encore  aujourd'hui  et  d'où  elle  ne 
sortira  plus. 

Il  s'attaqua  fortement  au  principe  sur  lequel  reposait 
la  science  de  son  temps,  à  la  finalité  :  «  Encore  que  ce 
soit  une  pensée  pieuse  et  bonne,  en  ce  qui  regarde  les 
mœurs,  de  croire  que  Dieu  a  fait  toutes  choses  pour 
nous,  afin  que  cela  nous  excite  d'autant  plus  à  l'aimer 
et  à  lui  rendre  grâces  de  tant  de  bienfaits,  encore  aussi 
qu'elle  soit  vraie  en  quelque  sens,  à  cause  qu'il  n'y  a 
rien  de  créé  dont  nous  ne  puissions  tirer  quelque 
usage,  quand  ce  ne  serait  que  celui  d'exercer  notre 
esprit  en  le  considérant,  et  d'être  incités  à  louer  Dieu 
par  son  moyen,  il  n'est  toutefois  aucunement  vraisem- 
blable que  toutes  choses  aient  été  faites  pour  nous,  en 
telle  façon  que  Dieu  n'ait  eu  aucune  autre  fin  en  les 
créant;  et  ce  serait,  ce  me  semble,  être  impertinent  de 
vouloir  se  servir  de  cette  opinion  pour  appuyer  des 
raisonnements  de  physique  :  car  nous  ne  saurions 
douter  qu'il  n'y  ait  une  infinité  de  choses  qui  sont 
maintenant  dans  le  monde,  ou  bien  qui  y  ont  été 
autrefois  et  ont  déjà  entièrement  cessé  d'être,  sans 
qu'aucun  homme  les  ait  jamais  vues  ou  connues,  et 
sans  qu'elles  lui  aient  jamais  servi  à  aucun  usage  »   (1). 

(1)  Princ.  III,  3. 


48  LES  DONNÉES  DE   L'HISTOIRE 

Cette  recherche  des  causes  finales  lui  semble  présomp- 
tueuse, inutile,  inepte  même  :  elle  est  présomptueuse; 
«  car  nous  ne  devons  pas  tant  présumer  de  nous- 
mêmes  que  de  croire  que  Dieu  nous  ait  voulu  faire 
part  de  ses  conseils  »  (1).  Elle  est  inutile  ;  car  noire 
nature  étant  bornée  et  celle  de  Dieu  infinie,  i  tout  ce 
genre  de  causes  qu'on  a  coutume  de  tirer  de  la  fin 
n'est  d'aucun  usage  dans  les  choses  physiques  et  natu- 
relles »  (2V,  enfin  elle  est  inepte,  car,  i  certainement 
en  physique  où  toutes  choses  doivent  être  appuyées  de 
solides  raisons,  »  on  ne  saurait  se  contenter  de  con- 
jectures comme  en  matière  de  morale  (3).  C'est  surtout, 
il  est  vrai,  la  finalité  externe  qu'il  proscrit  de  la  science, 
alors  qu'au  contraire  il  semble,  en  maint  passage  (4), 
admettre,  sinon  des  fins  réelles,  du  moins  une  finalité 
interne  subjective  ;  mais  c'est  sur  le  principe  de  finalité 
externe  que  reposait  la  science  avant  lui;  c'était  donc 
cette  notion  qu'il  fallait  exclure,  notion  dont  il  était 
impossible  de  faire  une  application  scientifique. 

Il  rejette  donc  toute  conjecture  et  veut  une  science 
certaine,  d'une  certitude  mathématique  :  «  Il  ne  reçoit 
point  de  principes  en  physique  qui  ne  soient  aussi 
reçus  en  mathématiques,  afin  de  pouvoir  prouver  par 
démonstration  tout  ce  qu'il  en  déduira  »  (5)  ;  cette 
science  n'est  donc  pas  la  connaissance  des  desseins 
secrets  de  Dieu  ;  ce  n'est  même  pas  la  connaissance  de 
la    réalité  telle  qu'elle  est,  mais  l'interprétation  des 

(1)  Princ.  1,  28. 

(2)  4«  Médit.,  3. 

(3)  Rép.  aux  obj.  de  Gassendi,  Cousin.  Il,  200. 

(4)  Obj.  et  Rép.,  52,  53.  —  Traité  des  Passions,  passim. 

(5)  Principes  2«"e  p.  Ui.  178  ^Cousin). 


LA  RECHERCHE  DE  LA  RELATION  49 

choses  au  moyen  de  notions  claires,  la  substitution 
d'une  connaissance  intelligible  à  une  connaissance 
sensible.  Le  problème  de  la  science  ainsi  entendue  est 
donc  double  :  elle  consiste  à  découvrir  un  type  d'intel- 
ligibilité applicable  à  l'objet,  et  à  réduire  l'objet  à  ce 
type.  Or,  en  ce  qui  regarde  la  nature,  les  seules  notions 
simples  et  claires  qui  soient  dans  l'esprit  et  que  la 
métaphysique  révèle  (et  c'est  en  quoi  la  métaphysique 
sert  de  fondement  à  la  physique)  sont  les  notions  d'é- 
tendue, défigure  et  de  mouvement.  «  J'ai  jugé,  dit  Des- 
cartes, qu'il  fallait  que  la  connaissance  que  Jes  hommes 
peuvent  avoir  de  la  nature  fût  tirée  des  principes  de  la 
géométrie  et  de  la  mécanique,  parceque  toutes  les 
autres  notions  que  nous  avons  des  choses  sensibles 
étant  confuses  ou  obscures,  ne  peuvent  servira  la  con- 
naissance d'aucune  chose  (1).  »  Le  problème  physique 
revient  donc  à  regarder  les  choses  du  coté  par  lequel 
elles  se  prêtent  à  l'application  des  symboles  fournis  par 
la  mécanique  et  la  géométrie,  à  ramener  les  qualités 
sensibles  aux  notions  intelligibles  d'étendue,  de  figure 
et  de  mouvement. 

Descartes  avait  ainsi  créé  le  mécanisme  :  «  Toute  ma 
physique,  dit-il,  n'est  autre  chose  que  mécanique  (2).  » 
Il  s'est  efforcé  de  montrer  la  légitimité  de  sa  concep- 
tion nouvelle  de  la  science  et  la  fécondité  de  cette 
science.  Nous  n'avons  pas  à  étudier  en  détail  l'ap- 
plication qu'il  fit  de  ses  nouveaux  symboles  aux  choses 
de  la  nature  ;  nous  ne  mentionnerons  que  son  souci 
d'en  établir  la  légitimité.  Pour  lui,  la  substitution  des 

(1)  Princ.  4«  partie,  III,  518. 

(2)  Lettre  à  M**,  Ed.  Cousin,  VIII,  123, 


50  LES  DONNÉES    DE  L'HISTOIRE 

notions  intelligibles  aux  choses  sensibles  équivaut  à  la 
substitution  de  l'entendement  aux  sens.  Or,  celle  subs- 
titution de  l'entendement  aux  sens  lui  parait  possible, 
parceque  Dieu,  source  commune  de  l'être  et  du  con- 
naître, est  l'auteur  des  qualités  sensibles  et  de  l'étendue, 
des  sens  et  de  l'entendement,  et  que  Dieu  étant  infini 
et  excellent  a  établi  nécessairement  une  harmonie  entre 
les  formes  de  l'être  et  les  formes  de  la  connaissance, 
entre  les  qualités  sensibles  et  l'étendue,  entre  les  sens 
et  l'entendement. 

Depuis  Descartes,  les  savants  ne  s'interrogent  plus 
guère  sur  la  légitimité  de  la  substitution  de  l'intelligible 
au  sensible  :  cette  légitimité  est  d'ailleurs  établie  par 
les  progrès  constants  de  la  science;  tout  au  plus  se 
demande-t-on  si  l'interprétation  mécanisle  est  suffisante 
dans  toutes  les  sciences  de  la  nature,  si  elle  rend  compte 
de  tout  ce  qui  est  à  expliquer,  des  phénomènes  et  de 
leurs  associations  constantes,  de  leurs  successions  dans 
le  temps  et  de  leurs  simultanéités  dans  l'espace  ;  le 
problème  physique  n'est  plus  qu'un  problème  de  mé- 
canique et  de  mathématique. 


La  science  moderne  n'est  donc  plus  ce  qu'était  la 
scienceancienne,  et  il  ne  fautpas,  à  notre  avis,  en  cher- 
cher la  raison  ailleurs  que  dans  le  progrès  naturel  de 
la  réilexion  et  dans  la  diversité  des  objets  qu'on  assigna 
successivement  comme  matière  à  la  science.  De  ce  que 
nous  pensons  d'une  certaine  façon  il  ne  faut  pas  conclure 
que  l'on  a  toujours  pensé  et  dû  penser  de  même  ;  parce 
que  nous  entendons  à  notre  manière  la  science,  nous 


LA  RECHERCHE  DE   L'ATTRIBUT  54 

aurions  tort  de  croire  qu'il  n'y  eut  jamais  qu'une  ma- 
nière de  l'entendre.  La  science  est  pour  nous  l'étude 
des  phénomènes  et  de  leurs  relations;  mais  elle  a  été 
tout  d'abord  la  recherche  du  sujet  des  choses  et  ensuite 
la  détermination  de  l'attribut.  L'induction,  de  nos  jours, 
repose  sur  la  loi  de  causalité  universelle;  mais  elle  a 
reposé,  dans  le  principe,  sur  celle  de  substance,  puis 
sur  celle  de  finalité.  Il  y  eut  une  triple  conception  de 
la  science  :  voilà  ce  que  nous  apprend  la  critique  de 
l'histoire. 

Mais  ce  n'est  pas  là  seulement   un  fait;  c'est  une 
nécessité  :  nous  allons  l'établir. 


DEUXIÈME     PARTIE 

EXPLICATION  DU  FAIT 

LA  LOI  DE  L'ÉVOLUTION  DE  LA  SCIENCE  ET  SA  NÉCESSITÉ 


CHAPITRE  I 
LA      PERCEPTION 


IDÉALITÉ  DU  MONDE  TEL   QU'IL  EST   PERÇU 

Quelque  idée  qu'on  se  fasse  de  la  science,  elle  est 
pour  tous  la  connaissance  approfondie  de  la  nature.  La 
nature  n'est  pas  un  être  ou  un  ensemble  d'êtres  absolu- 
ment distinct  du  sujet  et  étranger  à  lui.  Elle  est  son 
œuvre,  elle  est  par  lui  et  en  lui.  Cette  proposition  n'est 
pas  évidente  :  elle  est  même  contraire  au  sens  commun. 
Aussi  la  faut-il  expliquer  et  démontrer.  A  cet  effet 
nous  allons  voir  ce  qu'est  pour  nous  le  monde  extérieur, 
avec  quels  caractères  et  sous  quel  aspect  il  apparait  dans 


54  IDÉALITÉ   DU   MONDE  TEL    QU'IL   EST   PERÇU 

la  sensation;  nous  démontrerons  ensuite  qu'un  tel 
univers  ne  saurait  avoir  une  existence  réelle  et  indé- 
pendante de  l'esprit;  enfin  nous  chercherons  comment 
il  est  construit  par  la  pensée. 

Il  n'y  a  pas  d'idéaliste,  depuis  Parménide  et  Zenon, 
qui  n'ait  démontré  à  sa  manière  l'absurdité  que  ren- 
ferme la  conception  d'un  monde  extérieur  réel  tel  que 
nous  le  percevons.  Il  n'y  a  plus  rien  à  dire  sur  cette 
question,  particulièrement  depuis  les  récents  travaux 
de  M.  Lachelier  et  de  M.  Renouvier.  Notre  tâche  serait 
donc  ingrate,  si  nous  avions  la  prétention  de  renouveler 
un  sujet  déjà  ancien,  et,  présumant  trop  de  nos  forces, 
d'ajouter  à  ce  qui  a  déjà  été  dit;elleserafaci!e,au  contraire, 
si  nous  nous  contentons  de  nous  ranger  à  une  opinion 
fortement  établie,  et  de  répéter  une  argumentation  qui 
nous  semble  définitive,  en  la  présentant  sous  une  forme 
et  dans  un  ordre  qui  soit  en  conformité  avec  la  suite 
de  notre  travail. 

LE  MONDE  SELON  LA  PERCEPTION 

La  connaissance  du  monde  extérieur  s'acquiert,  ou, 
du  moins,  semble  s'acquérir  par  les  sens.  Les  sens 
perçoivent  des  qualités  très-multipleset  très-variées,  en 
apparence  hétérogènes  et  irréductibles  les  unes  aux 
autres.  Ces  qualités  sont  instinctivement  classées  en 
espèces  ou  catégories  :  chacune  de  ces  espèces  est 
connue  par  un  sens  spécial  qui,  à  l'égard  des  autres, 
demeure  impuissant.  Les  qualités,  quoique  hétéro- 
gènes, se  groupent  et  s'associent  :  comme  si  certaines 
d'entre  elles  étaient  pour  ainsi  dire  harmoniques,  comme 
si,  dans  leurs  associations,  elles  obéissaient  à  une  sorte 


' 


LE   MONDE    SELON   LA   PERCEPTION  55 

d'attraction  mutuelle,  elles  sont  assemblées  en  grappes, 
étroitement,  inséparablement  unies:  elles  composent 
des  objets;  les  unes  sont  communes  à  tous  les  objets 
sans  exception,  si  bien  qu'il  est  impossible  de  conce- 
voir sans  elles  aucun  objet  ;  d'autres  sont,  non  spéciales, 
mais  indispensables,  à  certains  objets,  au  point  que, 
sans  elles,  ces  associations  ne  subsisteraient  pas,  tandis 
que  d'autres  enfin  viennent  s'y  superposer  ou  s'en 
séparent  pour  être  remplacées  par  d'autres  indifférem- 
ment. Chacune  d'elles  a  une  durée  et  occupe  une  place 
marquée  dans  le  temps;  chacune  remplit  un  lieu:  le 
temps  et  l'espace  sont  comme  les  immenses  réceptacles 
du  monde  extérieur. 

Dans  le  temps  et  l'espace,  rien  ne  demeure  ;  la  loi 
du  changement  est  la  loi  universelle  des  choses  ;  tout 
se  renouvelle  presque  à  chaque  instant,  sans  désordre 
pourtant  et  sans  incohérence  :  des  lois  président  aux 
incessantes  transformations  :  la  nature  suit  un  cours 
invariable,  comme  une  rivière  qui  coule  entre  des 
digues  puissantes.  Entre  les  moments  du  temps  il  n'y  a 
pas  de  vide,  pas  de  vide  non  plus  entre  les  différents 
lieux  de  l'espace  :  les  phénomènes  et  les  objets  ne  font 
pas  que  se  succéder  ;  l'un  ne  s'anéantit  pas  quand 
l'autre  apparait;  ils  composent  des  chaînes  continues: 
semblables  aux  générations  humaines  qui  ne  sont  pas 
séparées  les  unes  des  autres  comme  par  des  abîmes, 
mais  dont  l'une  engendre  la  suivante  qui  engendre  la 
suivante  à  son  tour,  les  phénomènes  sont  unis  par  des 
relations  de  causalité  :  les  antécédents  produisent  les 
conséquents  :  chacun  est  un  acte,  une  force.  Pas  plus 
que  dans  le  temps,   les  phénomènes  et  les  objets  ne 


56  IDÉALITÉ  DU   MONDE  TEL  QU'IL  EST    PERÇU 

sont  sans  rapports  dans  l'espace:  un  meuble  a  sa  place 
marquée  dans  une  salle,  la  salle  dans  la  maison,  la 
maison  dans  la  rue,  la  rue  dans  la  ville,  etc.,  de  môme, 
dans  les  œuvres  de  la  nature,  chaque  association  de 
phénomènes  fait  partie  d'une  confédération  plus  vaste, 
celle-ci  de  l'univers  entier,  de  telle  sorte  qu'il  existe  un 
rapport  entre  tous  les  objets,  que  chacun  occupe  une 
place  fixe  dans  l'ensemble,  qu'une  certaine  causalité 
réciproque  relie  entre  elles  toutes  les  parties  de  l'uni- 
vers, quelque  petites  qu'elles  soient,  et  unit  si  intime- 
ment les  parties  au  tout  que  le  tout  semble  cause  des 
parties  et  les  parties  du  tout  ;  la  môme  harmonie  qui 
préside  à  l'association  des  qualités  préside  au  groupe- 
ment de  ces  associations  :  chaque  objet  de  la  nature 
est  comme  un  univers  en  raccourci. 

Mais  le  mot  objet  ne  convient  déjà  plus;  ces  associa- 
tions de  qualités  sont  en  effet  des  êtres,  et  l'univers  est 
un  être,  lui  aussi  ;  bien  qu'en  réalité  les  sens  ne  puissent 
pénétrer  jusqu'à  la  substance,  nous  la  croyons  cepen- 
dant saisir  par  leur  intermédiaire  ;  la  matière  se  connait 
par  la  résistance  qu'elle  nous  oppose,  et  par  son  appa- 
rente immutabilité  qui  contraste  si  singulièrement  avec 
l'extrême  mobilité  des  phénomènes;  c'est  elle  qui  est 
la  force  cachée  sous  le  devenir  ;  grâce  à  elle,  les  êtres 
sont  des  agents.  —  Ces  agents,  ces  forces  si  bien  dis- 
posées dans  des  relations  intimes  et  groupées  en  sys- 
tèmes, sont  de  vrais  individus  :  un  arbre,  un  cristal, 
un  caillou  même,  ont  une  force  propre,  une  unité,  une 
harmonie  ;  et  l'univers  dans  son  ensemble  est  tout 
pareil.  Pour  les  enfants,  chez  qui  la  connaissance  sen- 
sible est  plus  spontanée,  plus  pure  en  quelque  sorte, 


LE  MONDE   SELON    LA    PERCEPTION  57 

c'est-à-dire  chez  qui  elle  n'a  pas  encore  été  altérée  par 
la  réflexion  naturelle  à  la  maturité  de  l'esprit,  ce  monde 
est  une  personne,  ou  un  composé  de  personnes  :  l'or- 
ganisation, la  vie,  et  surtout  les  facultés  morales,  l'in- 
telligence et  la  volonté,  le  sentiment  et  la  responsabilité, 
sont  par  eux  attribués  à  tous  les  êtres  :  et  les  peuples 
primitifs  ne  pensent  pas  autrement;  les  poètes,  qui 
sont  assez  semblables  aux  enfants,  qui  voient  les  choses 
telles  qu'elles  sont  avant  d'avoir  été  modifiées  par  la 
science  ou  le  raisonnement,  qui  s'abandonnent  à  leurs 
sens  et  dont  le  langage  est,  par  cela  même,  si  imagé, 
personnifient  aussi  et  déifient  les  forces  de  l'univers. 
Pour  nous,  qui,  plus  rassis,  plus  éloignés  de  l'âge  des 
pensées  anthropomorphistes,  avons  déjà  dépouillé  la 
plupart  des  autres  êtres  de  ces  attributs,  nous  ne  pou- 
vons encore  parler  de  la  Nature  sans  nous  la  figurer 
animée  et  intelligente  :  nous  sommes  tous,  à  cet  égard, 
quelque  peu  stoïciens  et  panthéistes:  instinctivement 
nous  voyons  dans  son  action  une  action  intentionnelle, 
et  M.  Hartmann  nous  parait  avoir  été  le  juste  interprète 
de  la  pensée  primitive  et  spontanée,  de  la  pensée  qui 
se  confond  avec  la  perception,  quand  il  a  fait  de  l'Idée 
Inconsciente  l'Etre  des  choses. 

Tel  est  le  monde  selon  la  sensation,  le  monde  comme 
il  apparaît  au  vulgaire  :  c'est  un  système  d'êtres,  d'in- 
dividus, de  personnes.  Chacun  de  ces  individus  a  son 
existence  indépendante,  sa  substance  propre;  il  est 
composé,  c'est  vrai,  mais  c'est  un  tout  dont  toutes  les 
parties  concourent  à  une  même  fin,  au  tout;  il  ne  se 
laisse  pas  fragmenter  ou  cesse  d'être  lui-même  ;  il 
est  jaloux   au  moins  de    son    propre  être.   Quoique 


58  IDÉALITÉ   DU   MONDE  TEL   QU'IL    EST   PERÇU 

indépendant,  il  n'est  pas  sans  relations  avec  les  autres 
objets  ou  êtres  :  il  est  comme  un  citoyen  dans  un  état 
libre;  il  a  ses  contemporains,  il  a  eu  sa  raison  d'être, 
il  est  cause  lui-même;  il  fait  partie  d'un  tout,  d'un 
organisme,  étant  lui-même  un  organisme  et  un  tout. 
Il  se  pose  dans  un  certain  point  du  temps  et  de  l'espace, 
avec  un  ensemble  de  qualités  particulières  dont  les 
unes  lui  sont  essentielles,  les  autres  accidentelles, 
comme  absolument  étranger  au  sujet,  comme  un  sujet 
lui-même. 

Or  un  tel  monde,  avec  sa  réalité  et  son  indépendance, 
ayant  une  existence  propre  en  dehors  de  la  représenta- 
tion, est  inadmissible,  absurde.  Il  est  soumis  aux  lois 
de  l'individualité  et  de  la  substance,  de  la  finalité  et 
de  la  causalité,  de  l'espace  et  du  temps  ;  nous  verrons 
plus  tard  que  ce  sont  là  des  lois  de  la  connaissance, 
des  lois  subjectives,  des  lois  de  nos  représentations; 
nous  allons  voir  auparavant  que  ce  ne  sont  pas  et  ne 
peuvent  pas  être  des  lois  des  choses  en  soi. 

UN  TEL  MONDE  NE  PEUT  EXISTER  EN  SOI 

Ce  n'est  pas,  comme  pourrait  le  donner  à  entendre 
l'étymologie  du  mot,  ce  n'est  pas  l'indivisibilité  d'un 
être  qui  constitue  son  individualité;  un  individu  n'est 
pas  une  unité  numérique  ;  c'est  une  unité  qualitative; 
encore  celte  unité  qualitative  n'est-elle  pas  absolue:  un 
atome,  une  homéomérie,  ne  sont  pas  des  individus  ; 
c'est  une  unité  au  sein  d'une  multiplicité  ;  or  l'unité 
dans  la  multiplicité  suppose  un  rapport  mutuel  du  tout 
aux  parties,  des  parties  au  tout  et  des  parties  entre  elles; 


UN  TEL  MONDE  NE  PEUT  EXISTER  EN  SOI  59 

d'ailleurs,  si  cette  causalité  réciproque  n'est  pas  saisie, 
du  moins  les  parties  dont  l'individu  est  composé  n'ap- 
paraissent pas  comme  groupées  au  hasard:  leur  système 
est  produit  par  une  intelligence  et  une  intention  :  l'in- 
dividualité implique  la  finalité. 

La  substance  n'est  pas  seulement  la  matière  (au  sens 
le  plus  général  du  mot)  et  comme  la  pâte  dont  sont 
faites  les  choses,  le  support  des  phénomènes,  un  je  ne 
sais  quoi  qui  demeure  sous  le  changement  ;  elle  n'est 
pas,  pour  celui  qui  la  perçoit  ou  croit  la  percevoir  par 
les  sens,  une  capacité,  une  passivité  ;  elle  est  l'être 
qui  produit  les  phénomènes,  la  force  qui  détermine  le 
changement,  l'agent  de  la  sensation.  En  effet,  elle  est 
considérée  comme  affectant  les  organes,  comme  exer- 
çant une  véritable  action  sur  les  sens  ;  c'est  par  la 
résistance,  avons-nous  dit,  qu'elle  se  révèle  principale- 
ment, c'est-à-dire  par  un  acte;  la  substance,  la  matière 
ne  serait  pas,  si  elle  n'était  pas  une  cause  ;  c'est  la 
cause  permanente  de  toutes  nos  affections  :  le  sens 
commun  est  dynamiste,  qaand  il  cesse  d'être  hylozoïste. 

En  nous  plaçant  toujours  au  point  de  vue  du  sens 
commun,  nous  dirons  encore  que  la  finalité  suppose 
l'espace.  Bien  entendu,  il  ne  s'agit  pas  du  concept 
général  de  finalité  :  on  peut  concevoir  une  finalité 
idéale  en  dehors  de  tout  espace,  comme  serait  celle 
d'un  dessein  de  la  divinité,  ou  encore  celle  d'un  orga- 
nisme spirituel,  d'une  monade.  Nous  ne  parlons  que  de 
la  finalité  réalisée  dans  les  choses,  de  la  finalité  de 
l'univers,  telle  que  le  vulgaire  la  conçoit,  ou  plutôt  en- 
core telle  qu'il  croit  la  percevoir  ;  c'est  cette  finalité 
indépendante  de  toute  pensée  humaine  et  de  toute  re- 


60  IDÉALITÉ  DU  MONDE  TEL  QU'IL  EST  PERÇU 

présentation,  qui  nous  semble  impliquer  la  simultanéité 
dans  l'espace,  qu'elle  soit,  d'ailleurs,  immanente  ou 
externe,  inconsciente  ou  produite  par  une  volonté 
suprême.  Si  elle  est  entendue  comme  un  rapport  du 
tout  aux  parties  et  des  parties  au  tout,  les  parties  sont 
contemporaines  les  unes  des  autres  et  contemporaines 
du  tout  ;  si  elle  est  une  disposition  de  toutes  choses  en 
vue  de  l'homme,  l'homme  qui  est  la  fin  est  contem- 
porain des  choses  qui  sont  des  moyens;  si  elle  est  enfin 
l'harmonie  générale  de  l'univers,  elle  suppose  un 
agencement  des  effets  simultanés  d'une  cause  intelli- 
gente; par  conséquent,  dans  quelque  hypothèse  que  l'on 
se  place,  il  faut  admettre  une  simultanéité  qui,  étant 
donnée  la  nature  de  la  sensation,  est  un  rapport  dans 
l'espace.  —  Au  reste,  l'unité  qui  résulte  de  l'ordination 
des  moyens  en  vue  d'une  fin  n'est  pas  une  unité  sérielle 
et  idéale  de  nombres  successifs  ;  c'est  l'unité  actuelle 
et  réelle  de  qualités  simultanées. 

De  même,  la  causalité  physique  implique  le  temps  ; 
ce  n'est  que  dans  un  rapport  de  causalité  idéale  que  la 
cause  peut  être  contemporaine  de  son  effet  ;  dans  un 
monde  extérieur  réel  la  cause  et  l'effet  sont  nécessaire- 
ment successifs. 

Ainsi,  l'individualité  des  êtres  suppose  une  finalité, 
et  leur  substance,  une  causalité;  la  finalité  des  choses, 
à  son  tour,  suppose  l'espace  et  la  causalité  le  temps. 
Nous  ne  prétendons  pas  qu'il  y  a  équivalence  entre  les 
concepts  d'individualité  et  de  finalité,  de  substance  et 
de  cause,  etc.;  nousne  prétendons  pas  non  plus  déduire  du 
concept  d'individualité  celui  de  finalité,  ou  du  concept 
de  substance  celui  de  causalité,  etc.  Nous  nous  plaçons 


UN  TEL  MONDE  NE  PEUT  EXISTER  EN  SOI  6l 

dans  l'ordre,  non  du  logique,  mais  du  réel,  non  de 
l'absolu,  mais  de  l'apparence,  non  de  la  connaissance 
par  l'entendement,  mais  de  la  connaissance  sensible,  et 
nous  constatons  seulement  que  les  individus,  objets  de 
perception,  manifestent  une  certaine  finalité  qui  se 
traduit  par  des  rapports  dans  l'espace,  —  que,  d'autre 
part,  la  substance  des  choses  s'affirme  par  une  causalité 
qui  implique  des  rapports  dans  le  temps.  Par  suite, 
sans  avoir  plus  à  démontrer  directement  l'absurdité 
d'une  individualité,  d'une  finalité,  d'une  substantialité, 
d'une  causalité  des  choses  en  soi,  il  nous  suffira  d'é- 
tablir l'absurdité  d'un  espace  et  d'un  temps  réels,  ce 
qui  simplifiera  singulièrement  notre  argumentation  (1). 
Il  est  évident  qu'il  s'agit  uniquement  d'un  espace 
conforme  à  la  représentation  que  nous  en  avons, 
absolument  semblable  à  celui  qui  parait  perçu  par  les 
sens  et  présentant  les  mêmes  caractères;  il  ne  peut 
être  question  d'un  espace  en  soi  qui  serait  différent  de 
celui  que  nous  connaissons  :  d'un  tel  espace  nous  ne 
contestons  pas  plus  que  nous  n'affirmons  la  réalité; 


(1)  Cette  manière  de  procéder  nous  permet  d'éviter  des 
redites  inutiles,  sans  que  l'argumentation  en  soit  plus  faible 
ou  moins  rigoureuse.  Nous  aurions  pu  nous  contenter  de  poser 
en  principe  que  tous  les  objets  sont  dans  l'espace,  que  tous  les 
phénomènes  s'accomplissent  dans  le  temps,  et  établir  simple- 
ment l'idéalité  des  formes  a  priori  de  la  sensibilité  ;  mais 
nous  avons  tenu  à  montrer  que,  si  nous  prouvions  la  non- 
réalité  de  ces  deux  principes  de  la  connaissance,  nous  prou- 
vions du  même  coup  l'idéalité  de  tous  les  autres,  et,  par  suite, 
du  monde  extérieur  tel  qu'il  est  perçu.  — Ajoutons  que,  par 
cette  méthode,  nous  établissons,  —  et  sans  développements 
inutiles,  il  nous  semble,  —  une  exacte  correspondance  entre 
cette  partie  négative  de  notre  travail  et  toutes  les  autres  qui 
sont,  par  la  nécessité  même  des  choses,  construites  sur  le 
même  plan. 


62  IDÉALITÉ  DU   MONDE  TEL  QU'lL  EST  PERÇU 

nous  en  dirons  ce  que  M.  Renouvier  dit  du  noumène 
en  général  :  «  Il  ne  sera  ni  défini,  ni  connu,  ni  con- 
naissable,  et  je  n'en  dispute  pas;  le  prenne  qui 
veut  »  (1). 

Par  conséquent,  nous  éliminerons,  sans  leur  accorder 
un  examen  qu'elles  ne  méritent  pas,  toutes  celles  des 
hypothèses  réalistes  qui  posent  l'existence  d'un  espace 
différent  de  celui  où  nous  percevons  les  corps,  comme 
celle  d'un  espace  en  soi  qui  serait  un  et  indivisible, 
celle  d'un  continu  qui,  en  soi,  ne  serait  pas  divisé,  mais 
le  serait  accidentellement  par  les  corps,  celle  enfin 
d'un  espace  qui  se  composerait  non  d'étendues  actuelles, 
mais  d'étendues  virtuelles  se  réalisant  à  l'occasion  des 
corps  et  des  phénomènes.  —  Un  espace  indivisible  et 
absolu  n'est  pas  l'espace  que  nous  percevons,  c'est-à- 
dire  celui  qui  contient  les  corps;  les  corps,  en  effet, 
divisent  l'espace,  qui,  par  cela  môme  qu'il  les  contient, 
n'est  ni  absolument  un  ni  indivisible.  —  Contestera- 
t-on  cette  conclusion,  en  disant  qu'on  peut  concevoir 
un  continu  tel  que  les  corps  seuls  nous  donnent  l'illu- 
sion de  sa  divisibilité,  quand,  en  réalité,  il  n'est  pas 
divisé?  Nous  répondrons  une  fois  encore  qu'une  telle 
étendue  qui  ne  serait  qu'illusoirement  divisible  n'est 
pas  l'étendue  que  nous  connaissons,  et  que,  s'il  en  est 
quelqu'une  qui  soit  telle,  elle  est  pour  nous  comme  si 
elle  n'était  pas.  —  Supposera-t-on  enfin  un   espace 
composé  d'étendues  virtuelles,  et  qui,  par  suite,  échappera 
à  la  loi  du  nombre,  qui  peut-être  môme  échappera 
aux  lois  de  la  géométrie  euclidéenne?  Nous  ne  dispu« 

(1)  Essais  de  critique  générale;  Logique.  I.  p.  43, 


UN  TEL  MONDE  NE  PEUT  EXISTER  EN  SOI  63 

terons  pas  sur  la  possibilité  de  concevoir  un  tel  espace 
du  moment  qu'on  n'en  fait  pas  une  réalité  hors  de  la 
conscience;  nous  n'avons  qu'à  remarquer  que  cet  espace 
n'est  pas  celui  qui  est  saisi  par  nous,  c'est-à-dire  qui 
renferme  les  corps  à  trois  dimensions  et  s'étend  à 
l'infini.  Ce  qu'il  importe  de  savoir,  c'est  si  l'espace  de 
notre  monde  sensible,  et  non  un  quelconque,  peut  être 
en  soi. 

Or  l'espace  que  nous  percevons  est  une  grandeur. 
Toute  grandeur  peut  être  mesurée,  ou,  du  moins,  toute 
grandeur  étendue.  L'espace  est  donc  mesurable,  et 
nous  savons  qu'en  fait  la  matière  étendue  et  la  vitesse 
du  mouvement  —  qui  la  suppose  —  sont  les  seules 
choses  qui  se  mesurent.  Mais  si  loin  qu'on  porte  la 
mesure,  on  la  peut  toujours  porter  plus  loin.  C'est,  en 
somme,  ce  que  disait  Lucrèce  dans  ces  vers: 

Prœterea,  si  jam  finitum  constituatur 

Omne  quod  est  spatiurn  ;  si  quis  procurrat  ad  oras 

Ultimus  extremas,  jaciatque  volatile  telum, 

Id  validis  utrum  contortum  viribus  ire 

Quo  fuerit  missum,  mavis,  longeque  volare, 

An  prohibere  aliquid  censés  obstareque  posse  ? 

Alterutrum  fatearis  enim  sumasque  necesse  est  ; 

Quorum  utrumque  tibi  effugium  prœcludit,  et  omne 

Cogit  ut  exempta  concédas  fine  patere  (1). 

Lucrèce  ne  recule  pas  devant  l'hypothèse  d'un  infini 
réalisé;  mais  les  deux  termes  infini  et  réel  sont  contra- 
dictoires, du  momentqu'il s'agit  d'un  infini  quantitatif; 
c'est  ici  le  cas  de  renverser  la  phrase  de  Pascal  et  de 
dire:  «  l'espace  imite  le  nombre  »  ;  car   il  est   aussi 

(1)  DeNat.  R.,  I?  961-969, 


64  IDÉALITÉ  DU   MONDE  TEL  QU'IL   EST  PERÇU 

absurde  d'admettre  un  espace  infini  réel  qu'un  nombre 
infini;  si  grand  que  soit  un  nombre,  on  peut  toujours 
y  ajouter  une  unité  ou  le  multiplier  par  lui-même  :  si 
vaste  que  soit  un  espace,  il  peut  toujours  être  repré- 
senté par  un  nombre,  et  on  pourra  toujours  y  ajouter 
une  étendue  et  en  reculer  les  limites. 

Inversement,  c'est  aussi  uncaractère  de  l'espace  d'être 
divisible  ;  or  chacune  des  divisions  de  l'espace  peut  être 
représentée  par  une  unité.  Si  l'espace  est  réel,  il  est 
composé  de  parties  réelles  qui  pourront  être  nombrées; 
mais  chacune  des  parties  se  compose  elle-même  de 
parties  semblables  qui  sont,  à  leur  tour,  divisibles,  et 
ainsi  de  suite,  sans  qu'il  soit  possible  de  s'arrêter  dans 
cette  division  ;  par  conséquent,  l'espace  serait  composé 
d'un  nombre  infini  d'étendues  ;  comme  nous  l'avons 
dit,  un  nombre  infini  réel  est  une  absurdité. 

D'ailleurs,  qu'est-ce  qui  constitue  la  réalité  d'un 
tout  ?  C'est  évidemment  la  réalité  de  ses  éléments  et 
non  les  rapports  des  éléments  entre  eux.  Or,  quand  il 
s'agit  de  l'espace,  les  éléments  ne  sont  pas  plus  réels 
que  le  composé,  puisque,  comme  nous  venons  de  le 
dire,  ils  sont  eux-mêmes  des  composés  de  composés  et 
ainsi  de  suite  à  l'infini;  jamais,  dans  cette  recherche 
des  éléments,  on  ne  saurait  atteindre  un  atome  d'éten- 
due; ou  cet  atome  en  effet  serait  étendu  ou  il  serait 
inétendu;  s'il  était  étendu,  il  serait  un  composé  lui- 
même  de  parties  étendues,  et,  s'il  était  inétendu,  il  ne 
pourrait,  en  s'ajoutant  à  l'inétendu,  engendrer  l'étendue  : 
«  Un  espace,  dit  Pascal,  quelque  petit  qu'il  soit,  ne 
peut-il  pas  être  divisé  en  deux,  et  ces  moitiés  encore?  Et 
comment  pourrait-il  se  faire  que  ces  moitiés  fussent 


UN  TEL  MONDE  NE  PEUT  EXISTER  EN  SOI  65 

indivisibles,  sans  aucune  étendue,  elles  qui  jointes  en- 
semble ont  fait  la  première  étendue?  »  (1). 

Toute  cette  argumentation  a  été  excellemment  pré- 
sentée par  M.  Lachelier  dans  une  page  que  nous  ne 
pouvons  nous  empêcher  de  rappeler  :  c  Nous  allons, 
dit-il,  essayer  de  prouver  par  la  nature  même  de  l'é- 
tendue, qu'elle  ne  peut  pas  exister  en  elle-même.  Il  est 
de  l'essence  de  l'étendue  d'avoir  des  parties  les  unes 
hors  des  autres  ;  et,  si  elle  existe  en  elle-même,  elle 
n'est  pas  autre  chose  que  la  somme  et  l'assemblage  de 
ses  propres  parties.  Nous  pouvons,  sans  doute,  con- 
cevoir l'étendue  comme  un  tout  unique,  abstraction 
faite  de  la  multiplicité  de  ses  parties  :  mais  c'est  là  un 
point  de  vue  de  notre  esprit  auquel  rien  de  réel  ne  peut 
correspondre  :  une  partie,  dans  la  réalité,  a  beau  faire 
suite  à  une  autre  ;  elle  n'en  est  pas  moins  différente  de 
cette  autre,  et  il  n'y  a  rien  qui,  de  ces  deux  choses, 
puisse  en  faire  une  seule.  Mais,  ce  que  nous  disons  de 
l'étendue  tout  entière,  nous  devons  le  dire  aussi  de 
chacune  de  ses  parties  :  car  ces  parties,  puisqu'elles 
sont  étendues,  ont  elles-mêmes  des  parties  :  chacune 
d'elles  n'est  donc  pas  une  partie  ou  une  étendue 
unique,  mais  un  simple  agrégat  de  parties  et  d'éten- 
dues plus  petites  qu'elle.  Maintenant  jusqu'où  pous- 
serons-nous cette  décomposition  de  l'étendue?  D'un 
coté  il  nous  est  impossible  de  nous  arrêter  :  car 
une  partie  qui  n'aurait  plus  elle-même  de  parties  ne 
serait  plus  étendue  et  ne  serait  pas,  par  conséquent, 
une  partie  de  l'étendue  :  de  l'autre,  si  nous  ne  nous 
arrêtons  pas,  nous  ne  trouverons  toujours  dans  l'élen- 

(i)  De  l'Esprit  géom.,  lf«  partie. 

5 


66  IDÉALITÉ  DU  MONDE  TEL  QU'lL  EST  PERÇU 

due  que  des  agrégats,  sans  jamais  rencontrer  d'éléments 
dont  ces  agrégats  soient  composés.  Or,  ce  qui  fait  la 
réalité  d'un  agrégat,  ce  sont  les  éléments  qui  le  com- 
posent, et  non  les  rapports  de  ces  éléments  entre  eux  : 
car  ces  rapports  eux-mêmes  n'ont  d'autre  réalité  que 
celle  des  termes  qu'ils  unissent  :  dire  que  l'étendue  n'a 
point  d'éléments,  c'est  donc  dire  qu'il  n'y  a  rien  de 
réel  en  elle  et  qu'elle  n'existe  pas  par  elle-même.  On 
avoue  cette  conséquence ,  et  l'on  essaie  de  sauver 
la  réalité  de  l'étendue,  en  la  composant  d'unités 
indivisibles  ,  qui  ne  forment  point  ,  à  la  vérité  , 
par  elles-mêmes,  un  tout  continu,  mais  qui  produisent 
en  nous,  par  leur  juxtaposition,  l'illusion  de  la  conti- 
nuité. Mais  la  continuité,  c'est  l'étendue  elle-même  : 
s'il  n'y  a  point  de  continuité  hors  de  la  conscience, 
il  n'y  a  pas  non  plus  d'étendue,  et  ces  unités  indivi- 
sibles qu'on  suppose  exister  en  elles-mêmes  ne  sont 
point  les  éléments  de  l'étendue  et  n'ont  rien  de  commun 
avec  elle.  On  s'enferme  d'ailleurs  dans  un  cercle,  quand 
on  fait  résulter  l'étendue  d'unités  juxtaposées  :  car  ces 
unités  ne  peuvent  être  juxtaposées  ou  situées  d'une 
façon  quelconque  que  dans  une  étendue  :  nous  ne 
pourrions  pas  même  dire  qu'elles  sont  plusieurs  et 
qu'elles  forment  un  nombre,  si  l'étendue  ne  les  reliait 
entre  elles,  et  ne  conduisait,  en  quelque  sorte,  notre 
pensée  de  l'une  à  l'autre.  L'étendue  ne  peut  donc  pas 
exister  en  elle-même;  car  elle  n'a  point  de  parties  sim- 
ples, et  sa  réalité,  si  elle  en  avait  une,  ne  pourrait  être 
que  celle  de  ses  parties  simples...  »  (l).  Nous  arrêtons 

(1)  Revue  Phil.  4885,  p.  494.  —  Cf.  Renouvier,  Essais  de 

critique  générale,  1er  essai,  traité  de  log.  gén.,  I,  p.  ;><>,  sqq. 


UN  TEL  MONDE  NE  PEUT  EXISTER  EN  SOI  67 

notre  citation  à  la  conclusion  négative  que  nous  ne 
devons  pas  dépasser  maintenant. 

11  nous  suffit  d'avoir  établi  l'absurdité  de  l'espace  en 
soi  pour  avoir,  par  cela  même,  établi  celle  du  inonde 
extérieur  tel  que  nous  le  percevons;  est-il  nécessaire 
de  nous  arrêter  à  démontrer  encore  l'absurdité  d'un 
temps  en  soi?  Pour  tous  les  philosophes,  le  temps  suit 
les  destinées  de  l'espace;  il  serait  étrange  surtout  qu'on 
admît  à  la  fois  un  espace  idéal  et  un  temps  réel;  nous 
n'aurons  donc  à  ajouter  que  quelques  mots  à  notre 
précédente  argumentation.  Comme  nous  l'avons  fait 
pour  l'espace,  nous  éliminons  de  prime  abord  toute 
hypothèse  d'un  temps  réel  qui  n'aurait  pas  les  mêmes 
attributs  que  le  temps  perçu  par  nous,  parce  qu'un 
temps  qui  ne  serait  pas  soumis  aux  lois  de  la  connais- 
sance nous  serait,  en  tant  que  tel,  absolument  étranger  ; 
et,  «  de  ce  qui  n'est  en  rien  connu,  il  n'est  possible  de 
rien  déterminer  ni  dire,  pas  même  qu'il  existe;  car 
encore  faudrait-il  un  peu  concevoir  ce  que  c'est  que 
cet  il  dont  on  parle  et  qu'on  dit  exister  »  (1).  Nous 
écartons  donc  l'hypothèse  d'un  temps  indivisible,  celle 
d'un  temps  continu  qui  ne  serait  qu'accidentellement 
divisé  par  les  phénomènes,  celle  enfin  d'un  temps,  un 
pris  dans  sa  totalité  et  composé  de  durées  en  puissance, 
mais  présentant  dans  ses  durées  réalisées  l'apparence 
d'un  temps  divisible. 

Le  temps  est,  comme  l'espace,  une  grandeur,  et  il 
peut  se  mesurer,  au  moins  indirectement  par  le  moyen 
de  l'espace.  Or,  pour  ne  parler  que  du  passé,  qu'on  porte 
la  mesure  si  loin  qu'on  voudra  en  arrière,  il  y  aura 

(1)  Renouvier;  Essais  de  Cr.  G.>  Traité  de  log.,  I,  4?. 


68  IDÉALITÉ  DU  MONDE  TEL  QU'IL  EST  PERÇU 

toujours  des  durées  plus  lointaines,  et  toujours  il  sera 
impossible  d'exprimer  par  un  nombre  ces  durées.  — 
Inversement,  si  petite  que  soit  une  durée,  elle  peut 
encore  être  divisée  en  durées  qui  pourront  être  divisées 
elles-mêmes,  de  telle  sorte  que  le  temps,  s'il  était  réel, 
serait  composé  d'un  nombre  infini  de  durées,  ce  qui 
est  absurde.  — Jamais,  d'ailleurs,  dans  cette  division  à 
l'infini,  on  n'arriverait  à  ces  éléments  de  temps  indivi- 
sibles qui,  réels  eux-mêmes,  constitueraient  la  réalité 
du  composé. 

Ainsi  le  monde  extérieur,  tel  que  nousle  connaissons, 
soumis  aux  lois  de  l'espace  et  du  temps,  c'est-à-dire 
l'objet  des  sciences  physiques  et  naturelles,  n'a  pas  une 
existence  réelle  et  indépendante.  Nous  concluons  de 
ce  qui  précède,  non  à  l'impossibilité  d'une  réalité  en 
soi  quelconque,  mais  à  l'impossibilité  de  la  réalité 
en  soi  de  ce  que  nous  percevons.  Il  n'est  pas  absurde 
qu'il  y  ait  de  l'être,  même  indépendamment  de  la 
pensée  et  en  dehors  de  toute  représentation;  mais  il 
est  absurde  que  l'être  soit  ce  que  nous  connaissons. 

Par  suite,  et  puisqu'il  n'est  pas  absurde  qu'il  y  ait  un 
être  en  soi  différent  de  l'être  qui  pense,  peut-être 
viendra-t-il  à  l'esprit  de  quelqu'un  de  supposer  que 
l'objet  de  la  science  est,  sinon  le  monde  réel,  du  moins 
une  copie  du  monde  réel,  de  l'être  en  soi;  s'il  n'y  a  pas 
participation  des  phénomènes  à  la  substantialité  objec- 
tive, ne  peut-il  y  avoir  un  rapport  de  ressemblance 
entre  l'objet  de  la  science  et  la  réalité  insaisissable  ? 
Le  monde  extérieur  que  nous  percevons  serait  ainsi 
intermédiaire  entre  la  chose  en  soi  et  le  sujet  qui 
connait.  —  Cette  hypothèse  ne  saurait  nous  arrêter 


UN  TEL  MONDE  NE  PEUT  EXISTER  EN  SOI  69 

longtemps  ;  car  elle  revient  à  la  précédente.  Comment, 
en  effet,  devons-nous  entendre  cette  ressemblance  ? 
Sans  doute,  il  ne  parait  pas  absurde,  à  la  première 
inspection,  que  les  phénomènes  soient,  pour  chacun 
de  nous,  une  copie  de  la  réalité;  mais  encore  faut-il 
préciser  ce  qu'on  veut  dire.  Suppose-t-on  les  phéno- 
mènes intermédiaires  entre  la  réalité  et  le  sujet,  tout 
en  restant  étrangers  à  l'un  et  à  l'autre  ?  Hypothèse 
tout-à-fait  inadmissible;  car  quel  serait  le  mode  d'exis- 
tence de  ces  phénomènes  ?  —  Tout  au  plus,  en  disant 
que  les  phénomènes  sont  une  copie  de  la  réalité,  peut- 
on  entendre  par  là  que  cette  copie  est  une  empreinte 
faite  par  la  réalité  sur  le  sujet  qui  en  prend  connais- 
sance :  la  connaissance  est  la  simple  reproduction  de 
la  réalité.  —  Or  cette  hypothèse  est  elle-même  double  : 
ou  cette  copie  est  exacte,  ou  elle  est  infidèle;  si  elle  est 
l'exacte  reproduction  de  la  réalité,  il  faut  attribuer  à  la 
réalité  qu'elle  reproduit  cette  illogicité  dont  nous  avons 
précédemment  parlé,  ce  qui  est  inadmissible  :  et,  si  elle 
est  infidèle,  d'où  vient  cette  inexactitude?  La  cause 
n'en  peut  être  cherchée  que  dans  le  sujet,  lequel  ne 
reçoit  pas  l'objet  de  sa  pensée  comme  une  plaque  pho- 
tographique reçoit'une  image,  mais  le  construit  de  toutes 
pièces  suivant  des  lois  qui  lui  sont  propres. 

En  somme,  trois  suppositions  peuvent  être  faites  sur 
l'objet  de  la  science  :  ou  c'est  une  chose  en  soi,  ou  c'est 
un  ensemble  de  phénomènes  indépendants  de  la  chose 
en  soi  et  du  sujet  de  la  connaissance,  à  peu  près  comme 
seraient  les  espèces  sensibles  d'Epicure,  ou  c'est  une 
création  de  l'esprit.  Nous  avons  démontré  que  les  deux 
premières  hypothèses  sont  absurdes;  reste  la  troisième. 


70 

tl 

CONSTRUCTION  DU  MONDE  PAR  L'ESPRIT 


LA   FORME    ET  LA   MATIÈRE   DE  LA   CONNAISSANCE 

Sans  doute  cette  hypothèse  de  la  construction  de 
l'objet  de  la  connaissance  par  l'esprit,  qui,  logiquement, 
est  la  seule  possible,  parait  au  premier  regard  para- 
doxale. La  raison  en  est  double.  C'est  d'abord  que, 
dans  l'expérience  consciente,  l'objet  se  pose  nettement 
comme  distinct  du  sujet  qui  connaît:  par  suite  de 
notre  longue  habitude  et  d'une  nécessité,  qui  nous  est 
naturelle,  d'objectiver  nos  sensations,  d'associer  les 
impressions  de  manière  à  en  composer  des  individus 
et  comme  des  sujets,  d'assigner  à  chacun  d'eux  une 
action  causale  et  une  force,  de  les  rapporter  à  des  lieux 
précis  et  de  leur  assigner  une  durée  ;  —  par  suite  aussi 
d'une  certaine  nécessité  pratique  si  impérieuse  qu'elle 
nous  fait  juger  absurde  toute  opinion  opposée  au 
sens  commun,  c'est-à-dire  à  la  manière  de  voir  du 
vulgaire,  il  nous  est  impossible  de  ne  pas  distinguera 
pensée  de  son  objet,  impossible  de  ne  pas  considérer 
les  choses  comme  réelles:  s'il  juge  d'après  les  apparen- 
ces, le  voyageur  dont  le  bateau  quitte  le  port  croit  que 
la  rive  fuit  tandis  qu'il  demeure  lui-même  immobile; 
celui  qui  s'en  fie  à  son  regard  prétend  que  le  soleil  et  le 
ciel  entier  tournent  autour  de  lui;  de  même,  dans  la 
perception  sensible,  il  semble  évident  que  le  monde 
extérieur  ne  résulte  pas  de  la  sensation,  que  c'est,  au 
contraire,  la  sensation  qui  résulte  de  son  action  sur 
nous,  comme  un  effet  de  sa  cause.  Qu'on  ne  s'étonne 


LA  FORME  ET  LA  MATIÈRE  DE  LA  CONNAISSANCE       7l 

pas  de  cette  illusion:  Tordre  de  la  connaissance  par 
les  sens  étant  nécessairement  inverse  de  celui  de  la 
création  des  choses  par  l'esprit,  ce  qui  est  vraiment 
premier  apparaît  comme  postérieur,  et  les  dernières 
constructions  de  l'esprit  sont  celles  auxquelles  il  attri- 
bue le  plus  de  réalité:  c'est  là  une  loi  générale  que 
nous  aurons  plus  d'une  fois  à  constater,  et  qui  fait  que 
nous  considérons  l'extériorité  comme  antérieure  à  la 
sensation  et  comme  plus  réelle  (1). 

D'autre  part,  nous  ne  savons  rien  de  cette  prétendue 
production  de  l'objet  et  des  choses,  tels  que  nous  les 
percevons,  par  l'esprit  ;  si  un  énorme  travail  a  été  pro- 
duit à  l'origine  de  la  pensée,  nous  n'en  gardons  aucun 
souvenir  :  les  résultats  nous  restent,  les  efforts  sont 
oubliés,  ou  plutôt  ils  n'ont  jamais  été  connus  puisqu'ils 
sont  antérieurs  à  la  conscience  réfléchie,  et  il  nous 
semble  que  ces  efforts  n'ont  jamais  été  accomplis,  que 
ces  résultats  ne  nous  ont  coûté  aucune  peine  :  «  Les 
relations  sous  condition  desquelles  cette  opération  s'est 
faite  disparaissent  comme  l'échafaudage  inutile  d'un 
édifice  élevé,  et  le  tout  qu'on  a  constitué  demeure  à 
part,  debout,  comme  de  lui-même,  en  lui-même  »  (2). 

Mais  il  ne  faut  pas  se  laisser  tromper  par  cette  appa- 
rence, si  impérieuse  qu'elle  soit  ;  et,  pour  cela,  nous 
devons  distinguer  l'Esprit  de  la  concience  réfléchie. 
Sans  doute  la  conscience  réfléchie  nous  montre  les 
choses  comme  étrangères  et  opposées  à  nous  ;  mais 
reste  à  savoir  si  ce  n'est  pas  après  un    travail  d'ob- 

(1)  C'est  cette  loi  que  nous  avons  cru  pouvoir  formuler  en 
ces  termes:  le  dernier  apparu  est  le  plus  apparent, 

(2)  M.  Renouvier,  Traité  de  logique,  I,  15, 


72  CONSTRUCTION  DU  MONDE  PAR  L'ESPRIT 

jectivation  de  l'esprit;  sans  doute  elles  sont  extérieu- 
res à  la  conscience,  mais  il  importe  de  se  demander 
si  ce  n'est  pas  la  concience  qui  les  extériorise;  con- 
clure de  ce  que  nous  les  percevons  en  dehors  de 
nous  qu'elles  sont  réellement  en  dehors  de  nous,  c'est- 
à-dire  conclure  de  la  connaissance  à  l'être  indépendant 
delà  connaissance,  est-ce  légitime?  c  Où  prend-on  que 
ce  monde  extérieur,  sur  lequel  on  greffe  après  coup 
la  conscience,  existe  d'abord  en  lui-môme  et  en  dehors 
de  toute  conscience  ?  Nous  percevons,  dit-on,  les  objets 
extérieurs  comme  quelque  chose  qui  existe  déjà  hors 
de  nous,  et  nous  sentons  très-clairement  qu'en  les  per- 
cevant nous  ne  les  produisons  pas.  Oui,  s'il  s'agit  de  la 
perception  réfléchie  par  laquelle  nous  essayons  de  nous 
rendre  compte  d'un  phénomène  donné  :  car  il  faut 
évidemment  que  ce  phénomène  nous  soit  déjà  donné 
pour  que  nous  cherchions  à  nous  en  rendre  compte. 
Mais  il  n'en  est  peut-être  pas  de  même  de  la  percep- 
tion directe,   par  laquelle  les  phénomènes  nous  sont 

donnés  primitivement  et  avant  toute  réflexion »  (1). 

Il  y  a  des  animaux  qui,  dans  un  certain  âge,  dans  un 
certain  moment  de  leur  évolution  organique,  et  sous 
l'influence  d'une  nécessité  toute  mécanique,  se  cons- 
truisent inconsciemment  un  abri ,  une  maison  :  s'ils 
avaient,  dans  la  suite,  le  don  de  la  réflexion  et  delà 
parole,  ils  ne  manqueraient  pas  de  s'étonner  de  cette 
œuvre  merveilleuse  et  de  louer  l'architecte  de  leur 
demeure  qui  est  si  bien  faite  à  leur  taille  et  offre  tant 
de   commodités  ;  de  même  l'homme,  dans  le  premier 

(1)  M.  Lachelier,  art.  Revue  philosophique,  1885. 


LA  FORME  ET  LA  MATIÈRE  DE  LA  CONNAISSANCE       73 

développement  de  son  intelligence  et  sous  l'influence 
d'un  mécanisme  spirituel,  se  crée  un  objet  de  pensée 
qu'il  croit  ensuite  lui  être  étranger.  Nous  méconnais- 
sons cet  Esprit  spontané,  ce  principe  actif  qui  est  en 
nous  et  qui  fait  les  choses,  parcequ'il  travaille  pour 
ainsi  dire  dans  l'ombre;  suivant  une  expression  vul- 
gaire, il  fait  plus  d'ouvrage  que  de  bruit  ;  nous  sommes 
plutôt  frappés  de  l'apparente,  mais  fausse,  activité 
de  la  conscience  réfléchie  qui  ne  fait  qu'apporter  au 
principe  actif  les  matériaux  de  la  connaissance  (1)  ;  et 
pourtant,  comme  le  dit  Aristote  <  -nfxuoxepov  to  toiouv  toï» 
TTaa^ovxoçxal rj apx.Yi  xriç  uX-/i; (2)». Aristote  avait  fait  une  distinc- 
tion entre  l'intelligence  active,  vouç  towitixoç,  et  l'intel- 
ligence passive,  voù;  iraôviTtxoç,  distinction  assez  analogue, 
il  nous  semble,  à  celle  que  fait  M.  Lachelier,  entre  la 
perception  directe  et  la  perception  réfléchie,  à  celle  sur- 
tout que  nous  avons  adoptée  entre  l'esprit  spontané 
et  la  conscience  réfléchie  :  l'un  élabore  les  éléments  de 
la  connaissance  et  en  est  le  principe,  l'autre  en  est  ou 
en  fournit  la  matière  :  la  conscience  réfléchie,  c'est 
la  matière  ou  la  connaissance  passive,  ou  encore 
le  résultat,  de  la  pensée  ;  l'esprit,  c'est  la  pensée  elle- 
même,  c'est  l'acte,  —  acte  indépendant  de  la  sensation, 
antérieur  et  supérieur  à  elle,  tandis  que  la  conscience 
réfléchie  n'apparait  qu'après  la  sensation,  alors  que 
l'esprit  s'est  donné  un  objet  vraiment  distinct  de  lui,  et 

(1)  C'est  là  une  nouvelle  application  de  la  loi  précédemment 
signalée  que  l'ordre  de  la  connaissance  est  inverse  de  celui  de 
l'existence,  que  ce  qui  est  vraiment  premier  semble  le  moins 
réel,  que  le  dernier  apparu  est  le  plus  apparent  :  nous 
ignorons  l'esprit  spontané  et  actif,  et  nous  ne  connaissons  que 
la  conscience  réfléchie  et  passive  qui  s'est  substituée  à  lui. 

(2)  Tr.  de  l'A.  III,  5. 


74  CONSTRUCTION   DU  MONDE  PAR  L'ESPRIT 

que,  par  suite  de  cette  position  d'un  objet  distinct,  il  se 
connaît,  lui-même  et  son  objet,  —  lui-même  dans  la 
réflexion  et  modifié  par  elle,  et  son  objet  dans  une  per- 
ception médiate. 

L'esprit  spontané  est  donc  l'agent  du  monde  ex- 
térieur, l'agent  de  l'objet  de  la  conscience  réfléchie.  Cet 
objet  participe  de  la  substance  subjective  et  en  même 
temps  il  est  impliqué  en  elle  ;  si  nous  empruntons  nos 
expressions  à  la  philosophie  platonicienne,  nous  dirons 
qu'entre  l'objet  et  le  sujet  le  rapport  peut  être  rendu 
par  les  mots  xoivwvia  et  suvouaia,  — xoivwvîa,  en  ce  sens  que 
les  images  (auxquelles  se  réduisent  pour  nous  les  choses) 
n'ont  d'autre  essence  que  celle  de  l'esprit,  et  sont  des 
produits  de  son  énergie  propre,  —  ^vouaia,  en  ce  sens 
qu'elles  n'ont  pas  d'autre  lieu  que  la  conscience. 

Agent  de  son  objet,  l'esprit  est  nécessairement  une 
forme;  s'il  n'est  pas  absolument  créateur  (ce  qu'il  n'est 
point  utile  d'établir  ici),  il  est  au  moins  ordonnateur. 
Sa  loi  est  la  non-contradiction  ;  son  acte  en  effet  est 
la  pensée,  la  volonté  d'être,  et  une  pensée,  une  volonté 
d'être,  qui  serait  contradictoire,  s'anéantirait  elle-même. 

A  l'Esprit,  dont  nous  venons  d'indiquer  l'essence  et 
la  loi, il  faut  une  matière. Non-seulement  l'expérience  nous 
montre  qu'il  y  a  dans  toute  connaissance  l'acte  du  sujet 
qui  connaît  et  ce  qui  est  connu,  un  moi  et  une  chose, 
une  intelligence  et  son  objet  ;  mais  encore  de  ce  que 
nous  avons  précédemment  établi  résulte  la  nécessité 
d'une  matière  :  l'acte  ne  peut  s'exercer  sans  une  pas- 
sivité, l'agent  suppose  le  patient;  d'autre  part,  la  loi 
de  contradiction  n'est  qu'une  forme  vide;  c'est  un 


LA  FORME  ET  LA  MATIÈRE  DE  LA  CONNAISSANCE        75 

principe  de  connaissance,  non  une  connaissance  ;  il 
faut  donc  qu'une  matière  soit  offerte  à  l'acte  et  soumise 
à  la  forme  de  l'esprit. 

Il  n'est  pas  nécessaire,  croyons-nous,  que  nous  pre- 
nions parti  dès  maintenant  au  sujet  de  l'origine  de 
cette  matière.  Deux  doctrines  peuvent  être  soutenues, 
et,  comme  Fichte  le  remarque  avec  raison,  il  ne  peut  y 
avoir  un  troisième  système  intermédiaire  :  ou  bien  la 
matière  de  la  connaissance  est  réelle,  étrangère  à  l'es- 
prit, et  exerce  sur  lui  une  certaine  causalité,  —  ou  elle 
est  le  produit  de  l'esprit  qui,  au  lieu  d'être  limité  par 
les  choses  extérieures,  se  limite  lui-même,  et,  par  con- 
séquent, porte  en  soi  et  sa  forme  et  sa  matière.  Mais, 
entre  un  réalisme  comme  celui  de  Kant  par  exemple, 
et  un  idéalisme  subjectif  comme  celui  de  Fichte,  la 
différence  est- elle  donc  si  grande?  N'y  a-t-il  pas  de  part 
et  d'autre  une  matière  admise?  Que  l'esprit  la  reçoive 
ou  la  crée,  —  qu'elle  soit  antérieure  à  tout  acte  de  l'in- 
telligence ou  produite  dans  un  premier  acte  de  la 
pensée,  —  qu'il  y  ait  und  dualité  originelle,  ou  que  l'es- 
prit existe  seul;  qu'on  explique  la  matière  de  la  con- 
naissance, comme  Descartes  et  Kant,  par  la  causalité 
d'une  chose  en  soi  affectant  le  sujet,  —  ou,  comme 
Leibnitz,  par  un  mécanisme  interne  et  une  harmonie 
préétablie,—  ou,  comme  Malebranche  et  Berkeley,  par 
l'action  d'une  puissance  supérieure,  ou  encore  par  une 
conscience  inférieure  et  obscure  qui  fournirait  à  la 
connaissance  proprement  dite  des  souvenirs,  ou  enfin 
«  par  quelque  cause  encore  plus  inconnue  de  nous  »  (1)  ; 
—  qu'au  contraire,  on  la  considère  comme  créée  par 

(1)  Hume,  Essai  sur  l'Ent.  Hain  sect,  II,  4. 


76  CONSTRUCTION   DU   MONDE   PAR   L'ESPRIT 

une  nécessité  logique  et  qu'on  en  attribue  la  produc- 
tion à  l'esprit  lui-môme,  qu'importe?  En  somme,  il  y 
a  toujours  une  matière,  contemporaine  du  premier  acte 
de  l'esprit  ou  engendrée  par  lui,  qu'elle  s'oppose  à  lui, 
ou  qu'il  se  l'oppose  à  lui-même:  la  connaissance  impli- 
que nécessairement  deux  termes. 

En  revanche,  ce  qui  importe  beaucoup,  c'est  la 
réponse  à  cette  question  :  qu'est-ce  que  cette  matière  ? 
Bien  entendu,  il  ne  s'agit  pas  de  savoir  ce  qu'elle  est  en 
elle-même;  car,  pour  le  savoir,  il  faudrait  qu'elle  fût 
connue,  c'est-à-dire  qu'elle  tombât  sous  les  lois  de  la 
connaissance  ;  or  nous  nous  demandons  précisément  ce 
qu'elle  est  avant  d'être  soumise  à  ces  lois.  —  Mais  ne 
pouvons-nous  pas  dire  ce  qu'elle  est  ou  doit  être  pour 
l'esprit,  avec  quels  caractères  elle  se  présente  quand  elle 
lui  est  opposée?  Puisque  la  forme  ne  l'a  pas  encore 
pénétrée,  ordonnée,  elle  est  dans  un  état  d'absolue  in- 
détermination. Ce  n'est  pas  la  sensation,  pas  même  la 
sensation  simple  phénomène  de  conscience  et  indépen- 
dante de  tout  jugement  la  rapportant  à  un  lieu  et  à 
un  objet  ;  car  la  sensation,  même  réduite  à  un  émoi 
delà  sensibilité,  implique  la  catégorie  de  distinction 
et  de  détermination.  C'est  la  sensation  n'avant  encore 
ni  caractère  effectif  ni  caractère  représentatif;  c'est  une 
puissance,  une  réceptivité. 

Qu'on  se  figure,  au  moment  de  la  formation  de  l'être, 
dans  son  passage  de  l'inconscience  à  la  conscience, 
dans  son  évolution  à  l'individualité  et  à  la  pensée  dis- 
tincte, —  qu'on  se  figure  l'entendement  assailli  par  un 
nombre  incalculable  de  sensations  dont  la  multiplicité, 
l'incohérence  et  la  complexité,  empêche  la  connaissance 


LA  FORME   ET  LA  MATIERE  DE  LA  CONNAISSANCE      77 

claire;  toutes  ces  affections,  dans  lesquelles  ne  s'est  faite 
aucune  spécification,  —  qu'on  pourrait  comparer  au 
bruit  incertain  des  vagues  ou  de  la  marche  d'une 
armée,  —  composent  une  résultante  homogène  qui  ne 
saurait  donner  lieu  à  un  état  de  conscience.  M.  Spencer 
dit  avec  raison  qu'un  état  homogène  est  une  impossi- 
bilité, une  non-conscience.  Dans  cet  étourdissement 
contradictoire,  la  pensée  demeure  comme  enveloppée; 
c'est  ici  le  cas  de  dire  qu'elle  est  semblable  à  un  homme 
qui  aurait  longtemps  tourné  sur  ses  talons.  11  est  diffi- 
cile à  l'adulte,  dont  les  perceptions  sont  individualisées 
et  la  pensée  distincte,  de  se  figurer  cet  état.  Supposons 
qu'un  homme,  même  sain  de  corps  et  d'esprit,  subisse, 
pendant  une  heure  seulement,  la  parole  vraiment  in- 
tarissable de  plusieurs  de  ses  semblables  qui  auront 
convenu  entre  eux  de  discourir  à  ses  oreilles,  tous  à  la 
fois,  sans  interruption,  sur  des  sujets  différents  et  sans 
cesse  renouvelés  :  cet  homme  est-il  capable  d'une  per- 
ception claire  relativement  à  quelqu'un  de  ces  sujets  ? 
—  De  même  l'esprit  subit  à  la  fois  mille  impressions 
incohérentes  ;  d'innombrables  sensations  l'assaillent 
alors  qu'il  n'a  encore  aucune  des  notions  nécessaires  à 
la  connaissance  distincte.  S'il  demeurait  en  cet  état, 
il  serait  éternellement  comme  s'il  n'était  pas;  car  la 
pensée  obscure  et  indéterminée,  c'est  comme  la  mort 
ou  le  sommeil  sans  rêve  de  la  pensée,  le  non-être  de 
l'esprit. 

Le  monde  est  alors  un  chaos,  une  synthèse  de  tous 
les  possibles  ;  il  peut  devenir  un  objet  de  connais- 
sance claire  et  de  science  dans  l'avenir  ;  actuellement 
et  par  lui   seul,  semblable  à  l'CXti  d'Aristote,   il  n'est 


78  CONSTRUCTION  DU  MONDE  PAR  L'ESPRIT 

rien  ;  c'est  un  mélange  ,  comme  disaient  encore 
Anaximandre  et  Platon,  un  indéterminé  soit  qualita- 
tivement soit  quantitativement,  un  faipav.  Loin  de 
nous  l'idée  de  prétendre  que,  sous  la  théorie  un  peu 
obscure  de  la  formation  et  de  l'évolution  du  monde 
comme  l'a  conçue  Anaximandre,  il  y  ait  une  simple 
théorie  de  la  connaissance  !  C'est  là  une  hypothèse 
trop  idéaliste  pour  un  physicien  d'une  époque  où  le 
problème  de  la  connaissance  n'était  même  pas  encore 
posé  ;  mais  cette  cosmogomie,  du  moins,  figure  très 
heureusement  la  théorie  que  nous  exposons.  Le  monde 
en  effet  se  réduit,  non  à  une  série  (car  l'idée  de  série 
suppose  déjà  distinction  dans  le  temps),  mais  à  une 
accumulation  incohérente  d'impressions  diverses, 
obscures,  qui  se  heurtent,  se  superposent,  se  combi- 
nent, se  contrarient,  se  nient  et  se  détruisent.  Il  faut 
qu'il  se  produise  une  séparation  des  contraires,  une 
discrimination  qualitative  et  quantitative,  une  spécifi- 
cation, —  c'est-à-dire  une  conscience,  un  discerne- 
ment, une  classification.  La  pensée  sera  étouffée  sous 
cet  amas,  à  moins  qu'elle  ne  se  débrouille  ;  si  j'osais 
employer  une  étrange  comparaison,  elle  est  semblable 
à  un  homme  enterré  vivant  qui  mourra  s'il  ne  parvient 
à  se  frayer  un  chemin  à  travers  l'amoncellement  des 
terres  qui  pèsent  sur  lui. 

D'ailleurs,  et  pour  le  salut  de  l'esprit,  il  y  a  un  pre- 
mier acte  de  volonté  et  de  pensée  distincte,  une  pre- 
mière affirmation.  Descartes  avait  eu  raison  de  s'arrêter 
sxxje  pense,  donc  je  suis  ;  la  double  affirmation,  en  fait 
simultanée  et  inséparable,  de  l'existence  et  de  la  pensée, 
n'est  pas  seulement  logiquement  la  plus  évidente,  c'est 


LA  FORME  ET  LA  MATIÈRE  DE  LA  CONNAISSANCE   79 

aussi  chronologiquement  la  première.  Au  contact  pour 
ainsi  dire,  de  la  passivité  qui  s'oppose  à  son  acte,  de 
celte  confusion  qui  n'est  pas  lui,  de  cette  contradiction 
qui  le  met  à  la  gêne,  l'entendement  prend  connaissance 
de  soi  et  s'affirme.  Il  se  connaît,  lui,  l'acte  et  la  non- 
contradiction,  au  sortir  de  l'inconscience,  en  se  heur- 
tant au  passif  et  au  contradictoire  :  ainsi,  dans  le 
sommeil,  on  reprend  conscience  de  soi,  quand  un 
choc  un  peu  rude  réveille  l'intelligence.  Quelque 
paradoxale  donc  que  puisse  être  cette  idée  au  premier 
abord,  la  passivité  est  nécessaire  pour  que  l'acte 
s'exerce,  la  contradiction  pour  qu'il  y  ait  pensée  cons- 
ciente et  distincte  :  la  conscience  naît  du  choc  de  l'aete 
et  de  la  passivité,  de  la  non-contradiction  contre  le 
contradictoire. 

En  même  temps  qu'il  prend  connaissance  du  moi  et 
le  constitue,  l'esprit  acquiert  la  notion  d'un  non-moi  (1), 


(1)  Nous  admettons,  comme  Hamilton,  que  la  conscience 
implique  à  la  fois  la  connaissance  de  l'esprit  par  lui-même  et 
de  la  matière  par  l'esprit.  Mais  il  y  a  de  profondes  différences 
entre  la  théorie  que  nous  admettons  et  celle  de  Hamilton, 
différences  qu'il  importe  de  signaler  pour  mieux  préciser 
notre  pensée.  Hamilton  dit  :  «  Nous  sommes  conscients  im- 
médiatement dans  la  perception  d'un  moi  et  d'un  non-moi 
connus  ensemble,  et  connus  en  opposition  mutuelle.  Voilà  le 
fait  de  la  dualité  de  la  conscience  :  le  fait  est  clair  et  manifeste. 
Quand  je  concentre  mon  attention  sur  l'acte  de  perception  le 
plus  simple,  je  rapporte  de  mon  observation  la  conviction  la 
plus  irrésistible  de  deux  faits,  ou  plutôt  de  deux  branches  du 
même  fait,  que  je  suis  et  que  quelque  chose  qui  diffère  de  moi 
existe.  Dans  cet  acte,  j'ai  conscience  de  moi  comme  sujet  qui 
perçoit,  et  d'une  réalité  extérieure  comme  objet  perçu  ;  j'ai 
conscience  de  deux  existences  par  une  même  et  indivisible 
intuition.  La  connaissance  du  sujet  ne  précède  ni  ne  suit  celle 
de  l'objet;  l'une  ne  détermine  pas  l'autre  et  n'est  pas  déter- 
minée par  l'autre.  Voilà  le  fait  de  perception  révélé  dans  la 
conscience  ;  voilà  le  fait  qui  imprime  d-ans  l'esprit  de  tous  les 


80  CONSTRUCTION  DU  MONDE  PAR  L'ESPRIT 

quelle  qu'en  soit  la  nature.  Je  ne  veux  pas  dire  par  là 
qu'il  s'élève  à  la  connaissance  d'un  être,  d'une  subs- 
tance différente  de  lui-même;  mais,  prenant  du  même 
coup  conscience  de  son  acte  et  de  la  passivité  ou  vraie 
ou  simplement  logique,  de  sa  non-contradiction  et 
d'une  contradiction  réelle  ou   seulement  possible,  il 

hommes  une  conviction  de  la  réalité  d'un  monde  extérieur, 
presque  égale  à  celle  de  l'existence  de  notre  esprit.  »  «  Nous 

f)Ouvons  donc  regarder  comme  une  vérité  incontestable,  que 
a  conscience  donne  comme  fait  dernier,  une  dualité  primitive  : 
une  connaissance  du  moi  en  rapport  et  en  opposition  avec  le 
non-moi,  et  une  connaissance  du  non-moi  en  rapport  et  en 
opposition  avec  le  moi.  Le  moi  et  le  non-moi  sont  ainsi  donnés 
dans  une  synthèse  originelle,  comme  unis  dans  l'unité  de  la 
connaissance,  et  dans  une  antithèse  originelle,  comme  opposés 
dans  le  contraste  de  la  réalité.  En  d'autres  termes,  nous  avons 
conscience  du  moi  et  du  non-moi  dans  un  acte  indivisible  de 
connaissance  qui  les  enveloppe  tous  les  deux,  mais  nous  en 
avonsaussi  conscience,  comme  étant,  en  eux-mêmes,  différents 
et  exclusifs  l'un  de  l'autre.»  «Ce  n'est  pas  tout.  La  conscience 
ne  nous  donne  pas  seulement  une  dualité,  mais  elle  nous 
montre  ses  éléments  se  faisant  contrepoids  et  gardant  une 
indépendance  égale. Le  moi  et  le  non-moi — l'esprit  et  la  matière 
—  sont  donnés  non  seulement  ensemble,  mais  dans  une  égalité 
absolue.  L'un  ne  précède  pas,  l'autre  ne  suit  pas;  et  dans  leur 
mutuelle  relation  chacun  est  également  dépendant  et  égale- 
ment indépendant.  Voilà  le  fait  tel  qu'il  est  donné  dans 
la  conscience.  »  (  Lectures  ;  1 ,  288  ;  voir  Philos,  de 
Hamilton  par  S.  Mill,  trad.  Cazelles,  p.  177-178).  —  Gomme 
Hamilton,  nous  admettons  que  l'esprit  et  la  matière  sont 
connus  dans  un  même  acte  de  conscience  et  que  la  conscience 
implique  une  dualité.  Mais  ce  qui  est  ainsi  connu  dans  la 
conscience,  ce  n'est  pas  Yexistence  d'un  monde  extérieur, 
c'est-à-dire  d'un  monde  situé  dans  un  espace,  c'est  seulement 
la  possibilité  ou  la  j'éalité  d'une  matière  encore  indéterminée; 
ce  n'est  pas  le  non-moi  en  môme  temps  que  le  moi.  l'objet  en 
même  temps  que  le  sujet;  l'existence  distincte  d'un  moi  et 
d'un  non-moi,  d'un  sujet  et  d'un  objet,  —  aux  sens  vraiment 
forts  de  ces  mots,  —  n'est  pas  antérieure  au  premier  acte  de 
la  conscience,  mais  en  résulte,  comme  nous  le  verrons  dans 
la  suite  :  il  n'y  a  pas  de  moi  en  dehors  de  la  conscience,  et 
par  conséquent  pas  de  non-moi;  il  n'y  a  pas  de  sujet  sans 
qu'il  y  ait  un  objet,  et  il  n'y  a  pas  d'objet  sans  caractère  re- 
présentatif, c'est-à-dire  sans  rapport  à  un  espace. 


LA  FORME  ET  LA  MATIÈRE  DE  LA  CONNAISSANCE   8l 

acquiert  la  notion  d'altérité;  dans  son  effort  pour  vivre, 
dans  sa  volonté  d'être,  il  la  place  en  face  de  lui.  Cet 
autre  terme,  comme  nous  l'avons  dit,  est  encore  indé- 
terminé, chaotique.  Il  y  a  déjà  pourtant  une  dualité  en 
présence  et  en  lutte:  la  perception  s'ébauche;  un  tra- 
vail postérieur  l'achèvera.  Nous  allons  voir  l'esprit,  sous 
le  coup  de  nécessités  logiques,  successivement  distin- 
guer les  sensations  dont  la  représentation  originelle 
était  inintelligible,  exprimer  ou  traduire  ces  sensations 
par  des  images,  rapporter  ces  images  à  un  temps  et  à 
un  espace,  puis  les  grouper  en  associations  plus  ou 
moins  constantes, — faire  de  ces  associations  des  objets, 
des  causes  et  des  touts  harmonieusement  composés, — 
leur  assigner  la  permanence  dans  la  durée,  et  en  cons- 
tituer enfin  un  univers  réel,  indépendant  de  la  pensée, 
stable  quand  les  sensations  passent,  admirablement 
ordonné  quand  elles  sont  incohérentes. 

ÉLABORATION  DE  LA  MATIÈRE  PAR  L'ESPRIT 

D'après  ce  qui  précède,  un  Esprit,  dont  l'essence  est 
l'acte  et  la  volonté,  dont  la  seule  loi,  avant  qu'aucun 
objet  lui  soit  proposé,  est  la  non-contradiction  ;  d'autre 
part,  une  matière  passive  et  inordonnée,  une  simple  pos- 
sibilité sans  détermination  comme  sans  limites  :  voilà  le 
double  point  de  départ  de  la  connaissance  ;  — une  pensée 
consciente,  claire,  figurée  et  concrète,  soumise  aux  lois 
du  temps  et  de  l'espace,  de  la  causalité  et  de  la  finalité, 
de  la  substance  et  de  l'individualité;  d'autre  part,  un 
univers,  composé  d'êtres  réels,  bien  ordonné  et  harmo- 
nieux :  en  voilà  le  double  point  d'arrivée. 

6 


82  ÉLABORATION  DE  LA  MATIÈRE  PAR  L'ESPRIT 

Gomment  se  fait  cette  évolution  de  l'inconscience  à 
la  pensée  claire,  d'une  possibilité  informe  à  une  réalité 
cosmique?  On  y  peut  distinguer  principalement  deux 
étapes  :  l'esprit,  en  se  modifiant  lui-même,  applique 
d'abord  sa  forme  à  la  matière,  et  en  constitue  un  objet 
distinct;  puis  il  attribue  à  cet  objet  sa  propre  essence 
et  en  fait  un  être  semblable  à  lui  :  il  devient,  dans  sa 
propre  évolution  parallèle,  d'abord  un  sujet,  puis  une 
pensée. 

CONSTITUTION   D'UN  SUJET  ET  D'UN  OBJET 

Nous  avons  vu  l'esprit  prendre  conscience  de  soi 
dans  l'opposition  de  l'acte  et  de  la  passivité,  de  la  non- 
contradiction  et  du  contradictoire.  Cette  connaissance 
de  soi  ou  connaissance  réfléchie  est  la  conscience. 

Dans  cette  connaissance  de  soi,  l'esprit  ne  se  saisit 
pas  et  ne  saurait  se  saisir  tel  qu'il  est;  il  se  connait  tel 
qu'il  s'apparait  à  lui-même  dans  son  rapport  avec  la 
matière  à  laquelle  il  se  heurte  (1);  la  conscience,  c'est 
comme  le  champ  commun  où  se  rencontrent  forme  et 
matière  ;  elle  est  la  résultante,  ou  plutôt  encore,  l'ex- 
pression de  leur  relation. 

Il  suit  de  là  :  1°  que  nous  ignorons  l'esprit  lui-même; 
2°  que  la  réflexion  de  l'esprit  apparaît  comme  plus 
réelle  que  l'esprit  lui-même;  3°  que  dans  la  conscience 
est  impliquée,  avec  la  connaissance  réfléchie  de  l'esprit, 
la  première  connaissance  de  la   matière.   —  Par  la 


(1)  Rappelons,  en  passant,  que  cette  opposition  peut  D'être 
tout  d'abord  que  l'opposition  logique  de  la  Don-contradiction 
et  du  contradictoire. 


CONSTITUTION  D'UN  SUJET  ET  D*UN  OBJET  83 

conscience,  en  effet,  la  pensée  n'atteint  pas  un  absolu, 
mais  un  rapport  :  elle  devient  relative,  et,  dès  lors,  sa 
forme  absolue  devra  être  modifiée  (1),  comme  nous  le 
verrons  dans  la  suite.  —  Puis,  l'esprit,  par  la  force 
même  des  choses,  et  conformément  à  la  loi  que  nous 
avons  déjà  plusieurs  fois  posée  :  le  dernier  apparu  est 
le  plus  apparent,  —  s'efface  pour  ainsi  dire  ;  il  passe 
au  second  plan,  et  son  action  qui  se  continuera  dans  le 
secret  ne  se  révélera  que  par  l'intermédiaire  de  la 
conscience  qui  en  modifiera  les  manifestations;  au 
contraire,  la  conscience  se  substituant  à  l'esprit,  ap- 
paraîtra comme  plus  réelle,  comme  seule  réelle.  Ainsi, 
quand  fauteur  d'un  audacieux  dessein  en  a  confié 
l'accomplissement  à  des  hommes  à  sa  dévotion,  il  dis- 
parait derrière  eux  :  c'est  par  eux  que  ses  actes  s'ac- 
complissent, c'est  après  avoir  traversé  leur  esprit  que 
ses  pensées  prennent  une  forme  :  il  demeure  dans 
l'ombre  et  ignoré  de  tous;  nul  ne  songe  à  attribuer 
l'élaboration  de  ses  projets  à  d'autre  qu'à  ces  hommes 
de  paille.  —  Enfin,  puisque  la  conscience  naît  du  choc 
de  l'acte  contre  la  passivité,  elle  implique  la  dualité 
de  la  forme  et  de  la  matière  :  c'est  elle  qui  opère  leur 


(1)  C'est  l'idée  générale  de  la  philosophie  kantienne  qu'il 
y  a  disproportion  entre  la  forme  de  l'esprit,  qui  est  la  forme 
de  l'absolu,  et  la  matière  qui  est  fournie  par  l'intuition,  — * 
que,  par  conséquent,  pour  penser,  c'est-à-dire  pour  appliquer 
la  forme  à  la  matière,  il  faut  créer  une  forme  qui  soit  plus 
appropriée  à  l'objet,  une  forme  plus  en  accord  avec  l'intuition, 
moins  universelle  que  la  loi  de  contradiction  qui  s'étend  à  tout 
le  possible,  —  une  forme  particulière,  comme  est  l'intuition 
elle-même  ;  cette  particularisation  de  la  forme  se  traduit  par 
la  création  de  l'espace,  du  temps  et  des  catégories.  —  C'est 
l'idée  qui  nous  a  inspiré  la  suite  de  nos  déductions. 


84  ÉLABORATION  DE  LA  MATIERE    PAR    L'ESPRIT 

rapprochement;  c'est  en  elle  qu'elles  se  trouvent  pour 
ainsi  dire  face  à  face. 

L'esprit  s'est  ainsi  particularisé  et  a  particularisé  sa 
matière.  Lui-même  est  devenu,  en  se  modifiant,  en  se 
réfléchissant,  en  s'opposant  à  la  matière,  un  sujet, 
quant  à  la  matière,  elle  a,  du  même  coup,  acquis  au 
point  de  vue  de  l'esprit,  une  certaine  réalité;  elle  n'est 
plus  une  simple  possibilité  infinie;  comme  enfermée 
dans  la  conscience,  elle  a  déjà  été  délimitée;  c'est 
encore  un  chaos  d'une  absolue  indétermination,  mais 
elle  n'est  plus  rien  en  dehors  de  la  conscience;  elle 
devient  une  sensation,  et  sera  une  sensation  quand 
elle  aura  subi  encore  une  délimitation  intrinsèque. 

Cette  délimitation,  au  reste,  est  supposée  par  la  cons- 
cience même,  puisque,  comme  nous  l'avons  dit  plus 
haut,  une  sensation  homogène  ne  constitue  pas  un 
état  de  conscience.  Pour  qu'il  y  ait  véritablement 
un  sujet  et  un  objet,  la  catégorie  de  la  distinction 
s'impose  logiquement  à  l'esprit:  il  faut  que,  de  cette 
confusion  homogène,  qui  n'est  pas  un  objet  de  cons- 
cience, il  fasse  une  hétérogénéité,  qu'il  produise  une 
séparation  des  contraires,  une  identification  du  sem- 
blable, une  détermination  de  sensations  indépendantes 
les  unes  des  autres. 

La  catégorie  de  la  distinction  nécessite,  d'une  part, 
la  figuration  des  sensations,  —  d'autre  part,  les  for- 
mes du  temps  et  de  l'espace  ;  quand  les  sensations 
seront  constituées  d'une  façon  distincte  et  quelles 
seront  rapportées  chacune  à  un  moment  et  à  un  lieu, 
alors  seront  vraiment  constitués  aussi  un  sujet  et  un 
objet,  étrangers  l'un  à  l'autre. 


DE   LA  FIGURATION    DES    SENSATIONS 

Le  phénomène  de  conscience  est  primitivement  un 
émoi,  une  affection;  il  ne  saurait  être  indifférent  :  c'est 
toujours  un  plaisir  ou  une  douleur.  Le  plaisir  et  la 
douleur  ne  sont  pas,  comme  l'ont  pensé  certains  phi- 
losophes, des  espèces  particulières  de  sensations,  mais 
un  élément  commun  à  toute  sensation:  toute  sensation 
a  nécessairement  un  degré,  une  intensité.  Par  là  les 
sensations  se  distinguent  les  unes  des  autres,  et  dans 
chacune  d'elles  est  déjà  impliquée  une  certaine  con- 
naissance, puisqu'il  est  impossible  de  sentir  sans 
connaître  que  l'on  sent.  Mais  cette  connaissance  est 
confuse  et  au  caractère  affectif  de  la  sensation  s'ajoute 
un  caractère  représentatif:  ce  n'est  pas  seulement  un 
fait;  c'est  une  nécessité:  des  différences  intensives 
constituent  des  états  de  conscience,  non  des  connais- 
sances claires.  Aussi,  par  un  travail  que  nous  allons 
étudier,  l'esprit  représente-t-il  chaque  sensation  par 
une  image  :  ce  qui  établit  entre  les  diverses  sensations 
de  vraies  différences  qualitatives. 

C'est  une  idée  chère  à  bien  des  philosophes  que 
l'imagination  entrave  la  pensée.  Platon  n'a  même  pas 
été  le  premier  à  distinguer  le  monde  des  apparences, 
des  images,  et  le  monde  de  la  réalité;  mais  nul  peut- 
être  n'a  plus  systématiquement  déploré  que  la  raison 
fût  liée  à  des  facultés  inférieures  et  ne  pût  s'exercer 
seule  dans  la  contemplation  immédiate  de  l'absolu. 
Descartes  a  aussi,  lui,  en  plus  d'un  passage,  récriminé 
contre  les  images  qui  bornent  les  spéculations  de 
l'esprit,  ou  contre  l'imagination  qui  se  fatigue  prompte- 
ment.  Plaintes  stériles  et  injustes  !  stériles;  car,  quelque 


86  ÉLABORATION  DE  LA  MATIÈRE  PAR  L'ESPRIT 

effort  que  l'on  fasse  pour  s'élever  à  une  pensée  absolue 
par  la  méditation  ou  par  l'extase,  on  ne  peut  penser 
sans  images  ;  c'est,  depuis  Aristote,  un  lieu  commun 
de  la  philosophie:  il  est  inutile  d'y  insister  ;  que  notre 
acte  intellectuel  soit  une  perception,  une  conception 
ou  un  concept,  qu'il  soit  intense  ou  faible,  jusqu'à  être 
presque  inconscient,  qu'il  soit  relatif  au  monde  sensible, 
au  monde  de  la  science  ou  à  l'absolu  môme,  cet  acte 
se  traduit  d'une  façon  concrète,  et  ce  que  nous  appelons 
l'abstrait  n'est  que  le  minimum  du  concret;  —  plaintes 
injustes  d'autre  part  ;  car,  ainsi  que  l'a  montré  Kant 
dans  son  étude  du  schématisme  de  l'entendement, 
l'imagination  fait  le  lien  entre  la  sensation  et  l'esprit  ; 
puisqu'une  connaissance  absolue  de  l'absolu  est  impos- 
sible, puisque  connaître  pour  nous  c'est  conditionner, 
limiter,  particulariser,  affirmer,  c'est-à-dire  enfermer 
dans  les  bornes  du  jugement,  la  pensée,  sans  l'imagi- 
nation serait  demeurée  inconsciente  et  indistincte  ; 
au  contraire  la  connaissance  devient  plus  claire  et  plus 
élevée  selon  que  les  images  sont  plus  précises  aussi,  et 
la  pensée  doit  aux  images  non  seulement  son  progrès, 
mais  son  existence  même. 

Si  on  a  méconnu  le  rôle  de  l'imagination  et  son  im- 
portance, c'est  qu'on  n'a  pas  toujours  bien  défini  son 
pouvoir.  Elle  a  été  le  plus  souvent  considérée  comme 
la  faculté  de  reproduire  les  images  des  sensations,  et, 
comme  telle,  elle  a  été  beaucoup  étudiée  par  de  très 
fins  psychologues  qui  l'ont  montrée  capable  de  donner 
une  vie  nouvelle  aux  sensations  passées  ou  d'achever  la 
perception  présente  quand  elle  est  incomplète,  de  la 
provoquer  quand  la  sensation  est  trop  faible,   de  la 


DE  LA  FIGURATION  DES  SENSATIONS  87 

corriger  quand  elle  est  imparfaite,  ou  de  la  fausser  au 
point  de  faire  prendre  des  fantaisies  pour  des  réalités. 
Ainsi  entendue,  elle  ne  nous  intéresse  point;  mais  l'es- 
prit n'a  pas  seulement  le  pouvoir  de  reproduire  des 
images  reçues  on  ne  sait  d'où;  il  a  celui  de  les  créer. 

Dans  la  pratique,  pour  distinguer  un  animal  d'un 
autre  animal,  ou  dénomme  l'un  cheval,  l'autre 
chien;  pour  distinguer  les  angles  d'un  triangle,  le 
mathématicien  les  désigne  par  les  lettres  a,  b,  c  ;  de 
même,  à  l'origine  de  la  connaissance,  l'esprit  accom- 
pagne de  représentations  diverses  ses  diverses  sensa- 
tions; ce  travail,  qui  est  habituel,  familier,  à  l'esprit 
adulte,  est  primitivement  instinctif;  ces  représenta- 
tions qui  postérieurement  (comme  dans  les  exemples 
cités)  sont  conventionnelles,  sont  d'abord  spontanées  : 
à  chaque  sensation  est  assigné  un  équivalent  concret; 
l'imagination,  c'est  la  tendance  à  penser  d'une  façon 
concrète,  à  traduire-  la  pensée  en  général,  et  particu- 
lièrement la  sensation,  par  des  images;  quant  à  l'image, 
elle  semble  indéfinissable  ;  c'est,  pour  celui  qui  considère 
chaque  sensation  comme  produite  par  un  objet  réel, 
l'équivalent  subjectif  de  l'objet  et  de  la  réalité;  c'est  une 
représentation  de  l'affection  de  la  conscience;  car  c'est 
par  elle  que  l'affection  de  la  conscience  revêt  un  ca- 
ractère représentatif. 

L'imagination  est  un  pouvoir  original  et  irréductible; 
l'image  est  de  toutes  pièces  une  création  de  l'esprit,  un 
effet  de  son  énergie  :  le  son  et  l'harmonie  ne  sont  ni 
la  corde  de  la  lyre  ni  la  vibration  de  la  corde  ;  la  couleur 
d'un  fer  rougi  au  feu  n'est  ni  le  feu  et  ses  molécules, 
ni  leur  agencement  ni  leurs  mouvements.  On  Ta  dit 


88  ÉLABORATION   DE  LA  MATIÈRE    PAR   L'ESPRIT 

depuis  longtemps,  il  n'y  a  de  couleur  que  s'il  y  a  un  œil , 
de  son  que  si  les  ondes  sonores  sont  recueillies  par  une 
oreille.  Encore  cette  manière  de  s'exprimer  est-elle 
inexacte  :  l'organe  de  la  vue  ou  de  l'ouïe  est  lui-même 
étranger  à  l'image  ;  car  ni  l'œil  ne  fait  la  couleur,  ni 
l'oreille  leson;  il neseproduit  encore  dans  l'œil  et  dans 
l'oreille,  comme  aussi  dans  les  fibres  nerveuses  céré- 
brales, que  des  ébranlements;  ces  ébranlements  sont 
peut-être  l'occasion  des  images;  ils  ne  sont  assurément 
pas  les  images.  Rien  de  plus  ridicule  que  de  chercher 
une  ressemblance  entre  le  résultat  de  l'opération  céré- 
brale, quelle  qu'elle  soit,  et  l'image  ;  l'image  est  un 
mode  d'interprétation  de  cette  opération  :  s'il  y  a  une 
relation  entre  l'esprit  et  le  cerveau,  l'esprit  assiste, 
sinon  en  promoteur,  du  moins  en  spectateur,  aux  évé- 
nements physiologiques,  et  il  image  les  affections  de  la 
conscience  comme  des  aéronautes,  étrangers  aux  mou- 
vements d'une  armée  ennemie,  traduisent  pourtant  ces 
mouvements  au  moyen  de  signaux. 

Dira-t-on  que,  du  moins,  les  signaux  sont  faits 
d'électricité  ou  d'autre  chose,  tandis  que  les  images 
dont  nous  parlons,  vraies  créations  de  l'esprit  (au  sens 
précis  du  mot)  sont  produites  ex  nihilo? —  Sans  doute, 
elles  ne  sont  faites  de  rien,  en  ce  sens  qu'il  n'y  entre 
rien  de  matériel.  Mais  serait-il  logique  d'admettre  des 
images  matérielles?  Que  signifieraient  ces  mots  images 
matérielles  ?  Voudrait-on  indiquer  par  là  qu'elles 
doivent  avoir  un  support,  une  substance  matérielle  ? 
Voilà  bien  une  application  de  cette  inconcevable,  mais 
inévitable,  tendance  que  nous  avons,  à  chercher  à  la 
pensée  un  support  matériel  et  de  la  considérer  comme 


DE  LA  FIGURATION  DES  SENSATIONS  89 

un  accident  de  quelque  matière,  —  comme  si,  du 
moment  que  les  images  seraient  de  substance  maté- 
rielle (si  cela  a  un  sens),  elles  ne  cesseraient  pas  d'être 
des  images  simplement,  pour  devenir  de  véritables 
êtres,  des  absolus  qui  nous  demeureraient  inconnus.— 
Si  une  conception  d'images  matérielles  est  absurde, 
dira-t-on,  celle  d'images  faites  de  rien  ne  le  semble 
pas  moins  ;  mais  prétendre  que,  si  elles  ne  sont  pas 
d'essence  matérielle,  elles  ne  sont  faites  de  rien,  c'est 
méconnaître  l'énergie  de  l'esprit  qui  les  crée  et  son 
essence  dont  elles  participent  (c'est  en  quoi  est  juste 
la  théorie  de  la  participation  platonicienne)  :  autant 
pourrait  prétendre  celui  qui  ne  perçoit  pas  des  piles 
électriques  que  les  courants  sont  produits  ex  nihilo. 

Ces  images,  produit  spécifique  de  l'esprit,  ne  res- 
semblent, bien  entendu,  ni  aux  choses  ni  aux  sensations, 
pas  plus  que  les  signaux  des  aéronautesne  ressemblent 
à  la  marche  d'une  armée  :  elles  en  sont  des  équivalents 
commodes,  sur  lesquels  l'accord  se  fait  dans  la  prati- 
que ;  elles  ne  sont  rien  autre  chose.  —  Et  ce  sont 
pourtant  ces  copies  imparfaites  d'un  je  ne  sais  quoi  (si 
encore  quelque  chose  existe!),  ce  sont  ces  images  toutes 
subjectives,  indépendantes  de  choses  à  jamais  incon- 
nues et  de  prétendues  vibrations  cérébrales,  qui  sont 
la  matière  de  la  pensée,  et  par  conséquent  la  matière 
même  de  la  réalité  :  j'entends  de  la  réalité  que  nous 
connaissons  ;  et,  si  illusoires,  si  factices,  si  vides 
qu'elles  soient  ou  qu'on  les  prétende,  elles  sont  plus 
réelles  encore  que  la  réalité  matérielle. 

C'est  cette  théorie  de  la  création  de  l'image  par 
l'esprit  à  l'occasion  de  la  sensation  qui  nous  semble 


90  ÉLABORATION  DE  LA  MATIÈRE  PAR  L'ESPRIT 

la  seule  admissible.  En  effet  nous  avons  à  choisir  entre 
elle  et  «  ces  systèmes  anciennement  accrédités,  d'après 
lesquels  la  sensation  consisterait  en  une  sorte  de  pro- 
pagation de  formes  ou  qualités,  extérieurement  exis- 
tantes, jusqu'à  un  sensorium  où  elles  tomberaient  pour 
s'y  témoigner  représentativement;  soit  que  la  conscience 
même  se  trouvât  constituée  par  la  série  de  ces  formes, 
aux  divers  instants,  ou  qu'on  l'assimilât  puérilement  à 
un  miroir  animé  »  (1).  Etant  rejetée  l'hypothèse  que  les 
images  sont  dues  à  un  mécanisme  cérébral,  restent 
celle  de  la  création  des  images  par  l'esprit  et  la  théorie 
opposée  des  idées-images;  toute  doctrine  sur  la  percep- 
tion de  l'extériorité  qui  n'admet  pas  l'une  adopte  l'au- 
tre implicitement  ou  explicitement;  car  il  n'y  a  pas  de 
milieu  :  l'image  est  produite  ou  par  les  choses  elles- 
mêmes  ou  par  l'esprit  à  l'occasion  des  sensations.  — 
Or,  est-il  besoin  de  reprendre  pour  notre  part  la  criti- 
que des  idées-images,  c'est-à-dire  d'une  théorie  que 
nul  n'oserait  avouer  :  tant  elle  est  contraire  à  l'esprit 
philosophique  et  à  la  science! 

L'étude  de  la  figuration  des  sensations  est  délicate, 
parce  qu'elle  se  produit  chez  l'enfant  dans  un  âge  où 
les  manifestations  psychiques  de  son  être  échappent  à 
toute  observation.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que, 
dans  le  tumulte  des  sensations,  une  spécification  se 
produit,  —  œuvre  de  l'esprit  qui  tend  à  la  conscience 
claire,—  un  discernement  du  dissemblable,  un  rappro- 
chement des  sensations  similaires.  Nos  différents  sens 
sont  les  divers  systèmes  de  représentations  que  crée 

(1)  Renouvicr,  traité  de  psych*6  rationnelle,  I.  75. 


DE  LA  FIGURATION  DES  SENSATIONS  91 

l'esprit  pour  son  usage  à  la  suite  de  cette  spécification  : 
un  sens  est  pour  ainsi  dire  une  catégorie  de  figuration 
spontanée.  —  Si  ce  travail  est  spontané,  il  est  loin, 
en  revanche,  d'être  instantané  ;  il  se  fait  lentement  et 
méthodiquement  ;  d'abord  une  seule  image  représente 
toute  une  espèce  d'objets;  puis,  à  mesure  que  la  spéci- 
fication se  poursuit,  les  groupes  deviennent  plus  nom- 
breux et  moins  exlensifs,  et  finalement  ils  sont  presque 
en  aussi  grand  nombre  que  les  individus  :  le  premier 
travail  de  l'enfant  est  une  individuation.  Quand  l'indi- 
viduation  est  complète,  il  y  a  autant  d'images  différentes 
que  de  sensations  distinctes;  l'esprit  a  une  puissance 
d'imagination  infinie,  et,  si  le  nombre  des  images  est 
limité,  il  l'est  par  le  nombre  des  sensations  ou  la 
nécessité  pratique. 

La  puissance  d'imagination  étant  infinie,  nous 
pourrions  nous  demander  si,  d'une  part,  tous  les 
hommes  ont  un  même  et  unique  système  de  figura- 
tion, —  d'autre  part,  si  ce  système,  au  cas  où  il  serait 
le  même  chez  tous,  s'est  seul  imposé  naturellement  et 
nécessairement  à  l'homme,  ou  s'il  a  été  adopté  pour 
des  nécessités  pratiques  ou  autres  après  des  tâtonne- 
ments plus  ou  moins  longs.  Mais  ces  deux  questions 
nous  paraissent  insolubles.  —  Nous  constatons  bien 
que  l'accord  se  fait  entre  les  hommes  quand  ils  parlent 
d'une  couleur,  d'une  note  de  musique,  d'un  parfum; 
mais  comment  s'assurer  qu'à  ces  désignations  nomi- 
nales qui  sont  communes  correspondent  des  impres- 
sions subjectives  et  des  images  qui  sont  aussi  com- 
munes et  mêmes  pour  tous?  —  D'autre  part,  comment 
se  prononcer  avec  quelque  certitude  pour  l'une  des 


92  ÉLABORATION  DE  LA  MATIÈRE  PAR  L'ESPRIT 

hypothèses  possibles  sur  l'origine  de  noire  système  de 
figuration  actuel?  —  Il  se  peut  qu'il  ait  été  naturel  à  la 
race  par  suite  de  l'organisation  du  corps  humain  et  de 
la  fonction  intellectuelle;  il  se  peut  aussi  que  l'homme 
primitif  n'ait  apporté  que  la  nécessité  d'imager  avic 
de  très  multiples  tendances,  que  les  images  elles- 
mêmes  aient  été  le  produit  d'une  plus  ou  moins  lente 
évolution,  d'un  choix  approprié  aux  exigences  des 
sensations,  aux  besoins  de  l'entendement,  à  la  pratique, 
et  qu'enfin  maintenant  encore,  si  certaines  représenta- 
tions (  celles  du  tact,  par  exemple  )  sont  définitives,  la 
figuration  de  certaines  sensations  ne  soit  pas  nette 
encore.  L'histoire  des  images,  l'histoire  des  sens  (si 
les  sens  ont  une  histoire  ) ,  présenterait  un  très  grand 
intérêt  ;  mais  serait-il  possible  de  la  faire  ?  Les  docu- 
ments ne  font-ils  pas  absolument  défaut  ?  Quoi  qu'il 
en  soit,  elle  ne  se  rapporterait  qu'indirectement  à 
notre  sujet;  aussi,  sans  plus  nous  attarder,  nous  nous 
contenterons  de  constater  que  l'entendement  actuel 
échappe  peu  à  peu  à  l'obscurité  des  impressions  pre- 
mières et  à  leur  contradiction  originelle  par  une 
opportune  et  de  plus  en  plus  systématique  figuration 
des  sensations,  comme  nous  allons  le  voir  dans  la 
suite. 

LES  CATÉGORIES   DE  DISTINCTION 
LES   FORMES   DU   TEMPS    ET   DE   L'ESPACE 

Les  sensations  imagées  sont  devenues  des  qualités, 
couleurs,  sons,  résistances,  poids,  températures,  odeurs, 
saveurs,  etc.  Nous  allons,  dans  une  double  étude  suc- 


LES  CATÉGORIES  DE  DISTINCTION  93 

cessive,  voir  ces  qualités,  à  la  suite  de  déterminations 
plus  précises  et  d'associations,  être  constituées  en 
objets. 

Dans  le  principe,  les  images  spontanées  sont  vagues 
et  incohérentes.  Si  l'objet  existe,  c'est-à-dire  quelque 
chose  de  distinct  du  sujet,  il  n'existe  pas  encore  des 
objets;  tandis  que  les  objets  sont  des  associations  cons- 
tantes d'images  déterminées,  persistantes  et  précises, 
chaque  sensation,  et  partant  chaque  image  de  sensa- 
tion, est  isolée,  indépendante,  sans  lien  avec  aucune 
autre;  elle  n'a  ni  forme  ni  consistance;  ces  images 
ne  sont  pas,  à  proprement  parler  des  couleurs,  mais 
comme  des  phosphènes  (1);  ce  ne  sont  pas  des  sons, 
mais  des  bourdonnements:  elles  n'ont  aucune  dimen- 
sion, aucun  contour  fixe,  aucune  figure  nette;  elles 
sont  sans  détermination.  Mais  la  conscience  a  ses  lois 
auxquelles  elle  soumet  la  qualité,  et  qu'elle  objective 
sous  les  formes  du  temps  et  de  l'espace. 

La  distinction  des  sensations,  avons-nous  dit,  et  leur 
figuration  se  fait  par  individuation.  Par  suite  de  cette 
individuation,  aune  sensation  totale  confuse  succèdent 
des  sensations  et  images  distinctes,  à  une  unité  homo- 
gène une  multiplicité  hétérogène.  La  substitution  de 
la  multiplicité  à  l'unité  suppose  l'arrêt  de  l'esprit  sur 
chacune  des  sensations  ou  images  :  c'est  cette  néces- 


(1)  «Il  semble  acquis,  dit  M.  Taine,  que  les  premières  sensa- 
tions de  l'œil,  une  fois  devenu  sensible  à  la  lumière,  sont  cel- 
les de  taches  plus  ou  moins  vivement  éclairées  et  diversement 
colorées.  Un  livre,  une  table,  une  pelouse,  ce  sont  des  taches  ; 
des  personnes  vêtues  de  rouge,  ce  sont  des  taches  rouges  etc.  » 
De  l'intell08,  liv.  III,  ch.  2.  Encore  M.  Taine  parle-t-il  de  la 
connaissance  non  à  sa  première  origine? 


94  ÉLABORATION  DE  LA  MATIERE  PAR  L'ESPRIT 

site  qui  se  traduit  par  la  loi  de  succession .  La  forme  du 
temps  est  créée  par  le  fait  même  de  la  distinction  des 
images  :  le  temps,  c'est  la  représentation  nécessaire 
des  sensations  en  tant  que  discernées,  se  séparant  les 
unes  des  autres,  et  devenant  multiples;  c'est  l'expres- 
sion générale  du  besoin  de  penser  à  part  chacune  des 
sensations.  Naturellement ,  ce  besoin  est  objectivé  : 
contraint  de  créer  la  forme  du  temps  à  l'occasion  des 
sensations  et  de  leurs  images,  l'esprit  en  fait  un  attri- 
but général  de  toute  sensation  et  de  toute  image; 
quoique  ce  ne  soit  et  ne  puisse  être  qu'une  loi  de  la 
conscience,  elle  parait  être  une  loi  de  l'objet.  Par 
conséquent,  en  fait,  le  temps  est  contemporain  de  la 
formation  des  sensations  distinctes  et  du  premier  acte 
de  l'imagination  :  tandis  que  le  mélange  confus  origi- 
nel des  sensations  est  indéfini  et  n'implique  pas  la 
forme  du  temps,  toute  sensation  distincte,  apparaissant 
et  disparaissant,  occupe  une  durée  :  que  serait  en 
effet  une  sensation  qui  n'aurait  pas  de  durée?  — 
Mais,  d'autre  part,  que  serait  un  temps  vide  qui  ne 
seraitrempli  paraucunesensation?  Aussi,  logiquement, 
le  temps  est-il  postérieur  aux  sensations  et  à  leurs 
images;  avant  elles,  il  n'est  qu'une  des  lois  ou  formes 
possibles  de  l'esprit;  ce  sont  elles  qui  déterminent 
cette  forme  de  préférence  aux  autres  :  le  temps  est, 
pour  ainsi  dire,  une  concession  arrachée  à  l'entende- 
ment par  l'imagination,  afin  que  la  figuration  et  la  dis- 
tinction des  sensations  soit  possible. 

Ainsi  à  la  catégorie  des  sens  s'ajoute  celle  des  ins- 
tants. La  différenciation  se  poursuit.  Mais  il  semble 
qu'elle  puisse  et  doive  s'arrêter  là,   puisqu'au  chaos 


LES  CATÉGORIES  DE  DISTINCTION  95 

primitif  des  sensations  a  été  substituée  une  série  de 
qualités;  et  il  est  à  croire  que  l'esprit  n'apporterait  plus 
aucune  modification  dans  sa  forme  primitive  et  ne 
ferait  plus  aucune  concession  à  la  matière,  s'il  n'était 
pressé  encore  par  une  nécessité  logique.  En  effet,  si 
l'individuation  dont  nous  venons  de  parler,  c'est-à-dire 
si  les  actes  par  lesquels  les  sensations  sont  constituées 
à  l'état  de  sensations  individuelles  sont  nécessairement 
successifs,  on  n'en  peut  pas  dire  autant  de  la  multi- 
plicité. Il  n'est  pas  certes  logiquement  impossible  que 
l'esprit  embrasse  une  multiplicité  dans  un  même  mo- 
ment :  la  constitution,  la  formation  de  choses  multi- 
ples, le  fait  de  les  séparer  les  unes  des  autres  et  de  les 
distinguer,  implique  nécessairement  la  succession; 
mais,  une  fois  qu'elles  sont  distinguées,  leur  existence 
peut  logiquement  être  conçue  comme  simultanée. 
D'autre  part,  elle  ne  peut  être  simultanée  qu'à  la  con- 
dition quedanscette  simultanéité  semaintienne  l'indivi- 
duation constituée  par  la  forme  du  temps;  la  diversité 
desmoments  ne  suffit  pas  (c'est  évident)  à  distinguer  les 
sensations  simultanées;  plusieurs  sensations  simul- 
tanées constitueraient  encore  un  indéterminé  semblable 
à  la  sensation  totale  primitive  ;  conséquemment  chaque 
sensation  est  représentée  par  une  étendue  dans  un 
même  instant,  comme  elle  l'est  par  une  durée  dans  des 
instants  différents  :  une  étendue  n'est  donc  encore  que 
l'expression  de  la  loi  de  la  distinction  des  sensations, 
mais  des  sensations  simultanées;  l'espace  est  la  repré- 
sentation nécessaire,  dans  un  même  moment,  des  sen- 
sations en  tant  que  discernées,  séparées  les  unes  des 
autres  et  devenues  multiples  ;  c'est  l'expression  particu- 


96  ÉLABORATION  DE  LA  MATIÈRE  PAR  L'ESPRIT 

lière  du  besoin  de  penser  à  part  chacune  des  sensations 
qui  remplissent  une  même  unité  de  temps.  Ce  besoin 
est  instinctivement  rapporté  à  la  sensation  qui  l'a  fait 
naître,  c'est-a-dire  que  la  forme  de  l'espace  qui  est 
primitivement  subjective  apparait  comme  une  forme 
même  de  la  sensation,  si  bien  qu'il  nous  est  impossible 
d'éprouver  une  sensation  sans  lui  assigner  une  position 
et  que,  suivant  l'expression  de  M.  Renouvier,  «  cette  loi 
générale  se  trouve  être  ainsi  pour  notre  connaissance 
une  condition  spéciale  de  relation  de  toutes  choses  :  de 
relation,  ou  encore  d'existence,  ces  deux  ternies  étant 
parfaitement  identiques  à  l'égard  du  connaître  »(1).  — 
Il  nous  est  facile  maintenant  de  déterminer  à  propos 
de  l'espace,  comme  nous  l'avons  fait  à  propos  du  temps, 
son  rapport  à  la  sensation.  Sans  doute  en  fait,  l'espace 
est  contemporain  de  la  sensation  et  surtout  de  son 
image;  car  si  nous  pouvons  encore  concevoir  la  sen- 
sation comme  indépendante  de  la  catégorie  de  l'espace, 
il  n'en  est  pas  de  même  de  l'image  qui  est  l'équivalent  de 
la  sensation:  que  serait  en  effet  une  image,  et  particu- 
lièrement une  image  visuelle  ou  tactile,  qui  n'occuperait 
aucune  étendue  ?  Mais,  logiquement,  l'espace  est  pos- 
térieur à  la  sensation  distincte  et  à  son  image  :  il  est 
créé  pour  elles,  à  leur  occasion,  à  leur  effet:  c'est  une 
nécessité  qui  résulte  d'elles. 

D'après  cette  conception,  nous  ne  pouvons  pas  dire 
que  le  temps  et  l'espace  sont  créés  dans  un  même  acte 
de  l'esprit  :  ils  ne  sont  ni  logiquement  ni  (si  nous  pou- 
vons découvrir  un  rapport  vrai  et  réel  dans  leur  ordre 
d'apparition)  chronologiquement  contemporains;  Pe9- 

(i)  Renouvier,  Essai  de  Logique,  II,  309. 


LES  CATÉGORIES  DE  DISTINCTION  97 

pa ce  est  comme  une  particularisation  du  temps;  il  lui 
est  postérieur  :  il  est  imaginé  par  l'esprit  pour  com- 
bler un  vide  logique  laissé  par  la  forme  du  temps. 

La  position  des  lois  du  temps  et  de  l'espace  n'est 
pas  sans  conséquences  pour  la  figuration  de  l'objet  et 
nous  allons  voir  que  l'esprit  1°  précise  et  complète  son 
système  d'images  spontanées  par  l'adjonction  aux 
images  primitives  des  sensations  d'images  exprimant  les 
rapports  de  ces  sensations  dans  le  temps  et  dans  l'es- 
pace ;  2°  achève  la  constitution  du  sujet  et  de  l'objet 
par  la  distinction  des  sensations  rapportées  au  temps 
et  de  celles  rapportées  à  l'espace  ou  sensations  subjec- 
tives et  sensations  objectives. 

Voyons  d'abord  la  modification  apportée  au  système 
des  représentations  spontanées  et  son  développement. 
Quoique  disséminées  dans  le  temps  et  dans  l'espace,  les 
sensations  et  leurs  images  ne  sont  pas  désordonnées  : 
un  certain  ordre,  tout  artificiel  peut-être,  résulte  de 
leurs  positions  respectives  dans  la  durée  et  l'étendue, 
et  certaines  relations  sont  établies  entre  elles,  quoique 
nullement  nécessaires  ou  logiques  (1).  Ces  positions  et 
ces  relations  ont  pour  double  conséquence  que  les 
images  primitives  sont  précisées,  et  que  de  nouvelles 
images  sont  créées.  En  effet,  deux  sortes  de  sensations 
sont  distinguées  :  les  sensations  proprement  dites  et 
les  sensations  de  leurs  rapports  dans  le  temps  et  dans 
l'espace;  sans  doute,  si  l'esprit   était   passif,  ces   re- 

(i)  Rappelons,  en  passant,  que  les  formes  du  temps  et  de 
l'espace  sont  des  lois  de  distinction,  et  non  des  catégories  de 
logicité. 


98  ÉLABORATION  DE  LA  MATIÈRE  PAR  L'ESPRIT 

lations  dans  le  temps  et  dans  l'espace  seraient 
inaperçues;  mais  il  est  impossible  qu'un  enten- 
dement actif  n'en  soit  pas  frappé,  ou  plutôt  ne 
les  établisse  pas;  car  «  un  rapport  existe-t-il  jamais, 
est-il  même  concevable  en  dehors  du  moi  qui , 
pour  employer  l'expression  ordinaire,  le  découvre, 
mais  qui  en  réalité  le  fait  naître  »  (1).  Par  suite,  aux 
images  primitives  des  sensations  proprement  dites 
viennent  s'ajouter  les  images  de  leurs  rapports  :  le 
rapport  de  deux  sensations  dont  l'une  commence  quand 
l'autre  finit  est  la  succession,  la  place  de  chaque  sen- 
sation dans  le  temps  est  une  durée;  le  minimum  de  la 
sensation  est  une  unité  ou  atome  du  temps;  —  la 
place  occupée  par  chaque  image  dans  l'espace  est  une 
étendue,  sa  limitation  par  les  autres  images  est  une 
figure;  la  même  sensation  rapportée  à  deux  lieux  dif- 
férents dans  deux  temps  différents  est  un  mouve- 
ment (2);  la  sensation  de  la  durée  qui  s'écoule  pour 
passer  d'une  image  à  une  autre  est  une  distance;  la 
sensation  de  l'impossibilité  où  sont  deux  images  d'oc- 
cuper le  même  lieu  est  l'impénétrabilité  (3)  etc.  La 
succession,  la  durée,  l'unité  et  la  multiplicité,  voilà  des 

(1)  M.  Penjon,  cours  d'ouverture  à  la  Faculté  de  Toulouse, 
4881,  p.  20. 

(2)  Nous  donnerons  plus  loin  une  définition  plus  précise 
du  mouvement. 

(3)  Ces  qualités,  ces  images  sont  purement  subjectives  ; 
elles  le  sont  si  bien  que,  si  on  les  cherche  dans  l'objet,  on  ne 
saurait  les  trouver;  nous  l'avons  montré  déjà  pour  l'étendue 
et  pour  la  durée;  nous  verrons  aussi  plus  loin  que  l'hypoth 
de  l'impénétrabilité  de  la  matière  est  fausse  au  point  de  vue 
scientifique;  l'impénétrabilité,  c'est  L'expression  d'une  né< 
site  de  l'esprit  qui  a  créé  l'espace  ;  dès  qu'on  en  fait  la  qua- 
lité d'une  réalité  en  debors  de  L'entendement,  elle  n'est  plus 
admissible. 


LES   CATÉGORIES    DE  DISTINCTION  99 

images  de  rapports  des  sensations  dans  le  temps; 
l'étendue,  la  figure,  le  mouvement,  la  distance,  l'im- 
pénétrabilité, des  images  ou  représentations  de  rap- 
ports des  sensations  dans  l'espace. —  La  création  de  ces 
nouvelles  images  modifie  quelque  peu  les  images  spon- 
tanées dont  les  contours  sont  dès  lors  nettement 
déterminés:  une  sensation  visuelle  n'est  plus  une  cou- 
leur de  dimensions  indécises  :  elle  occupe  une  étendue 
dont  les  limites  sont  certaines  et  les  contours  fixes; 
chacune  des  images  est  ainsi  rapportée  à  un  point 
précis  de  l'espace,  quoique  toutes  ne  soient  pas  aussi 
bien  réparties  dans  l'espace  que  les  sensations  visuelles 
ou  tactiles. 

Si  nous  comparons  ces  deux  sortes  d'images  dont  les 
unes  représentent  les  sensations  et  les  autres  leurs  rap- 
ports dans  le  temps  et  l'espace,  nous  constatons  que  ces 
dernières  nous  paraissent  fondamentales,  et  nous  leur 
attribuons  une  plus  grande  objectivité  (1),  —  toujours 
conformément  à  la  loi  :  le  dernier  apparu  est  le  plus 
apparent  ;  la  raison  en  est,  dans  ce  cas  comme  dans  les 
autres,  facile  à  donner;  c'est  que  les  sensations  et  par 
conséquent  leurs  images  varient  à  l'infini,  tandis  que 
ces  relations  sont,  en  somme,  toujours  les  mêmes  :  la 
même  étendue  peut  être  indifféremment  rouge,  verte  ou 
jaune,  avoir  mille  couleurs  qu'on  ne  saurait  nommer  : 
l'étendue,  elle,  reste  constante  et  invariable.  De  là  vient 
l'erreur  qui  a  fait  appeler  primaires  certaines  qualités 
de  la  matière,  tandis  que  d'autres  sont  dites  secondaires. 
Les  qualités  dites  primaires,  l'étendue,   la  figure,  le 

(1)  Cf.  S.  Mill,  Philos,  de  Hamilton,  trad.  Cazelles,  p.  225. 


100        ÉLABORATION    DE   LA   MATIÈRE   PAR   L'ESPRIT 

mouvement,  la  distance,  l'impénétrabilité,  sont  consi- 
dérées comme  primaires  parce  qu'elles  sont  en  effet 
supposées  par  les  autres  qualités  telles  que  celles-ci 
nous  apparaissent  actuellement,  quand  déjà  la  connais- 
sance est  formée.  Mais  il  ne  faut  pas  s'en  tenir  à  un 
ordre  prétendu  logique,  apparent  et  trompeur.  Chrono- 
logiquement (si  toutefois  on  peut  établir  entre  l'appari- 
tion des  différentes  images  une  chronologie),  ce  sont 
les  qualités  dites  secondaires,  la  couleur,  le  son,  la 
saveur  etc.,  qui  sont  créées  les  premières  par  l'esprit,  et 
elles  ne  semblent  secondaires  que  parce  qu'elles  exigent, 
pour  être  distinctes,  des  formes  plus  générales  qui, 
venant  s'ajouter  à  elles,  les  précisent  et  les  déterminent 
Mais  ces  qualités  générales  qui  résultent  de  la  position 
de  l'espace  lequel  est  une  création  de  l'esprit  nécessitée 
par  la  confusion  originelle  des  sensations,  ne  sont 
imaginées  que  pour  les  autres  et  ne  peuvent  l'être  qu'à 
leur  suite. 

De  même  que  la  représentation  de  ces  rapports  peut 
être  donnée  indépendamment  des  sensations  originelles, 
de  même  celle  du  temps  et  de  l'espace  peut  être  donnée 
indépendamment  de  toute  sensation  et  de  tout  rapport  de 
sensations. Dans  cette  double  représentation,  les  formes 
générales  de  la  connaissance  s'opposent  de  plus  en  plus 
nettement  :  l'espace,  qui  n'est  (nous  l'avons  vu)  qu'une 
particularisation  du  temps,  n'apparait  nullement  comme 
tel;  il  se  pose  au  contraire  comme  le  réceptacle  du 
réel  de  l'intuition,  avant  que  l'intuition  soit  soumise  à 
la  forme  du  temps.  Par  suite,  l'objet  devient  de  plus  en 
plus  réel,  et  l'esprit  en  arrive  à  distinguer  avec  clarté 
des  sensations  dont  il  constitue  un  moi  et  des  sensa- 


LES   CATÉGORIES   DE   DISTINCTION  101 

tions  dont  il  constitue  un  non-moi.  A  l'origine,  toutes 
lessensations  (quellesqu'en  soientles  causes  inconnues) 
sont  subjectives.  On  comprendrait  donc  que  toutes 
fussent  rapportées  au  sujet;  on  comprendrait  encore 
que,  par  suite  d'une  nécessité  de  la  nature  de  l'enten- 
dement, toutes  au  contraire  fussent  objectivées.  Mais 
comment  expliquer  la  distinction  entre  des  sensations 
purement  intensives  et  des  sensations  extensives?  d'où 
vient  et  comment  se  fait  ce  choix  ?  ce  qui  revient  à 
dire:  pourquoi  certaines  sensations  sont-elles  figurées 
par  des  images  qui  sont  des  déterminations  de  l'espace, 
tandis  que  d'autres  ont  à  peine  un  caractère  représen- 
tatif et  n'occupent  guère  qu'une  place  dans  le  temps  ? 
On  n'a  pas,  à  notre  connaissance,  déterminé  le  cri- 
térium des  sensations  subjectives  et  des  sensations 
objectives,  ni  rendu  compte  de  ce  choix  que  fait 
l'entendement  entre  elles.  Ce  n'est  pas  qu'on  ait  né- 
gligé la  question.  M.  Souriau,  dans  un  article  de  la 
Revue  philosophique  (1883),  rappelle  les  explications 
qui  ont  été  proposées  et  en  propose  une  à  son  tour. 
Les  uns  attribuent  cette  distinction  des  sensations  à 
une  différence  d'origine,  certaines  étant  produites  par 
des  causes  externes  et  certaines  par  des  causes  in- 
ternes :  c'est  la  solution  du  sens  commun,  la  solution 
aussi  de  ceux  qui  considèrent  toute  perception  comme 
un  fait  simple,  comme  la  connaissance  immédiate  de 
tel  ou  tel  objet  ;  mais  qui  ne  voit  dans  cette  prétendue 
explication  une  pétition  de  principe?  D'autres  attri- 
buent cette  distinction  à  une  différence  de  nature; 
mais  les  sensations  sont  toutes,  nous  l'avons  vu,  des 
affections  de   la   conscience,  et,  d'ailleurs,  ce  n'est 


102        ÉLABORATION    DE  LA   MATIÈRE   PAR   L'ESPRIT 

certes  pas  une  différence  dans  la  nature  de  nos  sen- 
sations qui  nous  autorise  à  dire  dans  certains  cas  : 
j'ai  froid,  —  dans  d'autres  cas  :  il  fait  froid.  —  Enfin 
M.  Souriau  croit  que  cette  distinction  tient  à  une 
différence  de  complexité  des  sensations;  mais  si  nom- 
breuses que  soient  ses  observations  et  si  ingénieuses 
ses  déductions,  les  unes  nous  semblent  incomplètes 
et  les  autres  illégitimes  :  en  quoi  une  sensation  de 
température  (pour  reprendre  notre  exemple)  est-elle 
plus  complexe  quand  on  dit  :  il  fait  froid,  que  dans 
les  cas  où  l'on  dit  :  j'ai  froid?  en  quoi  une  douleur, 
comme  la  nostalgie,  est-elle  moins  complexe  que  la 
perception  d'un  objet  habituel,  de  la  lune  ou  d'une 
feuille  de  papier? 

Pour  nous,  nous  considérons  comme  infructueuse, 
comme  illogique,  toute  tentative  d'expliquer  celte  dis- 
tinction par  une  différence  des  causes  ou  par  une  dif- 
férence de  la  nature  des  sensations,  attendu  que  ces 
prétendues  causes  nous  paraissent,  au  contraire,  des 
effets,  et  que  toutes  les  sensations  ont,  dans  le  principe, 
une  commune  nature.  Elle  ne  peut  provenir,  comme  l'a 
pensé  M.  Souriau,  que  d'une  différence  extrinsèque  et 
presque  accidentelle  des  sensations;  mais  cette  dif- 
férence ne  nous  parait  pas  être  une  différence  de  com- 
plexité; elle  n'est  pas  non  plus  tout  à  fait  primitive  et 
naturelle  :  elle  est  la  conséquence  indirecte  de  l'appli- 
cation aux  sensations  de  la  loi  de  non-contradiction. 

Nous  avons  vu  qu'à  l'origine  les  innombrables  sen- 
sations se  contredisent  et  se  détruisent,  si  bien  qu'elles 
ne  composent  pas,  dans  leur  résultante,  un  objet  de 
pensée.  Et  pourtant  l'entendement  veut  et  doit  vivre,  et 


LES  CATÉGORIES  DE  DISTINCTION  103 

il  vivra  s'il  échappe  à  cette  contradiction  naturelle  des 
impressions  de  la  conscience;  —  de  même,  dans  les 
premiers  âges,  l'homme  a  dû  se  dire  :  «  11  faut  que  je 
vive  et  je  vivrai  si  j'éloigne  de  moi  toutes  les  causes  de 
destruction  qui  m'assaillent.  »  C'est  donc  une  lutte 
pour  l'existence  que  l'entendement  engage  contre  la 
contradiction;  il  semble  qu'il  veuille  pour  ainsi  dire 
émerger  de  l'inconscience  où  il  est  enveloppé.  Or,  quand 
nous  nous  trouvons  en  présence  de  difficultés,  telles 
surtout  que  la  solution  peut  avoir  pour  nous  les  plus 
graves  conséquences,  ou  bien  nous  cherchons  à  aplanir 
les  difficultés  ou  nous  trouvons  en  nous  les  moyens  de 
les  surmonter  :  nous  n'avons  pas  d'autre  parti.  Un 
homme  est  poursuivi  pour  dettes  :  il  va  voir  son  mo- 
bilier saisi,  son  commerce  arrêté,  etc.;  ou  il  passe  une 
transaction  avec  ses  créanciers,  ou  il  accepte  la  ban- 
queroute. L'esprit,  assiégé  par  les  impressions,  est  dans 
le  même  état,  et,  comme  il  ne  peut  accepter  la 
banqueroute,  il  accepte  des  transactions.  Les  images 
dont  il  accompagne  les  sensations,  déjà  plus  distinctes 
que  ces  sensations  dont  elles  sont  les  équivalents,  se 
nient  les  unes  les  autres.  L'esprit  imagine  la  forme  du 
temps,  et,  dès  que  cette  forme  est  créée,  certaines  sen- 
sations cessent  d'être  contradictoires.  La  loi  de  l'esprit 
qui  était  rebelle  à  toute  contradiction  absolument  n'est 
plus  rebelle  qu'à  la  contradiction  dans  un  même  mo- 
ment :  la  conscience  est  affectée  douloureusement  dans 
un  certain  instant,  agréablement  dans  un  autre;  les 
sensations  se  suivent  et  une  seule  affecte  la  conscience 
dans  un  moment  unique  et,  pour  ainsi  dire,  dans  une 
unité  de  conscience  claire. 


104         ÉLABORATION  DE  LA  MATIÈRE  PAR  L'ESPRIT 

Cependant  toute  contradiction  n'a  pas  encore  cessé  : 
si  les  sensations  et  leurs  images  étaient  instantanées, 
si  chacune  d'elles  n'occupait  qu'un  point  inappréciable 
de  la  durée,  comme  le  temps  est  divisible  à  l'infini,  il 
suffirait  à  les  séparer,  à  les  distinguer  l'une  de  l'autre. 
Mais  à  ces  atomes  insaisissables  du  temps  correspon- 
draient des  atomes  insaisissables  de  pensée;  ce  mor- 
cellement de  la  durée  serait  un  morcellement  à  l'infini 
de  l'intelligence;  c'est  donc  une  nécessité  que  l'image 
dure,  si  rapide  qu'elle  soit,  ainsi  quela  sensation:  du  mo- 
ment qu'elles  sont  logées  dans  le  temps,  elles  y  occupent 
une  place  ;  sinon,  il  faut  les  considérer  comme  en  de- 
hors du  temps.  Le  temps  laisse  donc  subsister  la  contra- 
diction d'un  grand  nombre  de  sensations  ;  la  conscience 
en  effet  est  affectée  contradictoirement  dans  un  même 
instant  par  des  couleurs  différentes,  par  des  sons  aigus 
et  graves,  par  des  impressions  tactiles  chaudes  et  froides, 
rugueuses  et  polies.  Aussi  la  forme  de  l'espace  est-elle 
à  son  tour  créée  par  l'esprit,  et  chaque  sensation  étant 
rapportée  à  un  lieu  particulier  devient  distincte;  la 
loi  de  l'esprit  se  transforme  encore  :  la  conscience  ne 
peut,  dans  un  même  moment,  être  affectée  par  deux 
sensations  contraires  qu'à  la  condition  de  les  rapporter 
à  deux  lieux  différents. 

Dès  lors  nous  pouvons  comprendre  d'où  vient  la 
distinction  entre  les  sensations  subjectives  et  les  sen- 
sations objectives.  Sont  subjectives  celles  qui  ces- 
sent d'être  contradictoires  entre  elles  dès  qu'elles 
sont  logées  dans  un  certain  instant,  c'est-à-dire  qui 
sont  de  nature  telle  que,  tombant  sous  la  catégorie 
du  temps,  elles  cessent  d'engendrer  la  contradiction. 


LES  CATÉGORIES  DE  DISTINCTION  105 

Sont,  au  contraire,  objectives  celles  dont  la  mutuelle 
contradiction  est  dissipée  par  la  forme  de  l'espace, 
c'est-à-dire  dont  la  nature  est  telle  qu'elles  ne  cessent 
d'être  contradictoires  que  si  elles  tombent  sous  la  double 
loi  du  temps  et  de  l'espace.  En  d'autres  termes,  on 
considère  ordinairement  qu'étant  sujectives  les  sensa- 
tions sont  logées  dans  le  temps,  qu'étant  objectives  elles 
sont  logées  dans  le  temps  et  l'espace;  nous  disons, 
nous,  qu'elles  sont  considérées  par  l'esprit  comme 
subjectives  quand  il  suffit  qu'il  les  loge  dans  le  temps, 

—  et  comme  objectives  quand  il  est  contraint  de  les 
loger  dans  l'espace,  —  pour  échapper  à  la  contradic- 
tion. Ceux  qui  admettent  la  première  explication 
envisagent  la  perception  achevée,  en  apparence  une 
dans  son  ensemble,  et  c'est  en  effet,  si  nous  regardons 
la  chose  comme  du  dehors,  un  caractère  de  la  percep- 
tion subjective  de  n'occuper  qu'une  place  dans  le  temps, 

—  de  la  perceptiun  objective,  d'occuper  un  lieu;  nous 
considérons,  nous,  la  sensation  dans  sa  formation,  dans 
son  devenir;  et  nous  pensons  les  formes  du  temps  et 
de  l'espace  non  antérieures  à  la  sensation  comme  un 
emplacement  vide  est  antérieur  à  la  maison  qui  y  sera 
construite,  mais  imaginée  par  l'esprit  à  l'occasion  des 
sensations  pour  échapper  à  leur  inhérente  contra- 
diction. 

Cette  manière  de  voir  est  confirmée  par  une  étude 
des  sensations  dites  subjectives,  de  celles  dites  objectives 
et  de  celles  enfin  dont  on  dit  tantôt  qu'elles  sont  sub- 
jectives et  tantôt  qu'elles  sont  objectives.  Le  type  des 
sensations  subjectives  est  la  volition,  parce  qu'il  n'est 
pas  possible  d'avoir  deux  volitions  concernant  un  même 


106         ÉLABORATION  DE  LA  MATIÈRE  PAR  L'ESPRIT 

objet  autrement  que  dans  deux  instants  différents;  la 
gaîté,  la  tristesse,  sont  subjectives  parce  qu'on  ne  sau- 
rait être  gai  et  triste  tout  à  la  fois;  on  dit  cependant  : 
il  y  a  des  choses  qui  m'attristent,  tandis  que  d'autres 
me  réjouissent;  dès  que  je  perçois  une  dualité  contra- 
dictoire dans  ma  conscience,  je  la  rapporte  à  des  objets 
pour  échapper  à  la  contradiction.  —  Le  type  des  sen- 
sations objectives  est  la  sensation  visuelle  :  nous 
éprouvons  toujours  plusieurs  sensations  visuelles  à  la 
fois;  par  suite  nous  les  rapportons  nécessairement  à 
des  objets  divers;  si  une  seule  sensation  visuelle  affec- 
tait la  conscience,  serait-elle  rapportée  à  l'objet?  Ne 
serait-elle  pas  considérée  par  nous  comme  subjective? 
—  Enfin  il  y  a  des  sensations  qui  sont  indifféremment 
considérées  comme  subjectives  et  comme  objectives. 
Je  ne  puis  avoir  froid  et  chaud  tout  à  la  fois;  j'ai  froid 
dans  un  moment  et  chaud  dans  un  autre  instant.  Voilà 
pourquoi  les  sensations  de  température  sont  d'ordinaire 
rapportées  au  sujet  :  le  temps  suffit  à  en  détruire  la 
contradiction  ;  mais  je  puis  cependant  dire  :  j'ai  froid 
aux  mains  et  chaud  à  la  tête  :  des  impressions  contra- 
dictoires de  même  ordre  se  produisant  dans  le  même 
instant,  la  contradiction  ne  cesse  que  si  je  rapporte 
l'une  à  un  point  de  l'espace,  l'autre  à  un  autre  point  ; 
de  même  on  dit  :  il  fait  froid  dans  la  rue  et  chaud  dans 
ma  chambre,  rapportant  à  l'objet  des  sensations  qui  se 
détruisent  l'une  l'autre.  —  Ces  exemples,  que  nous 
n'avons  pas  cru  devoir  multiplier,  confirment  le  cri- 
térium que  nous  avons  posé.  Il  faut,  pour  être  dans  le 
vrai,  nous  semble-t-il,  renverser  la  proposition  admise 
par  le  sens  commun  qui  pose  toujours  implicitement  en 


LES  CATÉGORIES  DE  DISTINCTION  107 

principe  que  la  marche  de  la  connaissance  consiste  à 
passer  de  l'objet  au  sujet. 

En  résumé,  deux  sortes  de  sensations  sont  distin- 
guées :  les  unes  ne  sont  ordonnées  que  dans  le  temps, 
les  autres  le  sont  dans  le  temps  et  dans  l'espace  ;  les 
premières  constituent  par  leur  ensemble  le  svjet,  les 
autres  Y  objet.  Celles-ci  ne  sont  pas  saisies  isolées  les 
unes  des  autres  ;  mais  par  un  travail  d'association  qui 
a  été  souvent  étudié  et  sur  lequel  nous  n'avons  pas  à 
insister,  elles  sont  ordonnées  de  telle  manière  qu'elles 
paraissent  composer  des  groupes,  et,  après  un  plus  ou 
moins  grand  nombre  d'expériences,  sont  «  si  bien  en- 
chainées  ensemble  que  la  présence  de  Tune  annonce  la 
présence  possible  au  même  instant  de  telle  ou  telle 
autre  ou  de  toutes  les  autres  »  (1).  L'objet  de  la  con- 
naissance est  ainsi  composé  d'objets  ou  associations 
constantes  de  sensations  qui,  par  suite  d'une  habitude 
intellectuelle,  semblent  inséparables. 

Après  la  création  des  formes  du  temps  et  de  l'es- 
pace, et  la  distinction  des  sensations  en  subjectives  et 
objectives,  l'opposition  originelle  de  l'être  et  du  non- 
être,  de  l'acte  et  de  la  passivité,  de  la  forme  et  de  la 
matière,  de  la  non-contradiction  et  du  contradictoire, 
est  devenue  celle  du  sujet  et  de  l'objet.  Le  progrès 
réalisé  est  considérable  :  dans  cette  double  évolution, 
l'esprit  s'est  soumis  aux  lois  de  la  conscience,  et  sa 
forme  primitive  est  devenue  plus  compréhensive, 
plus  large  :  il  s'est  placé  vis-à-vis  de  la  matière  dans 
des  conditions  telles  que  des  contradictions  originelles 

(1)  St.Mill,  Philie  de  Hamilton,  traduction  Gazelles,  p,  216. 


108         ÉLABORATION   DE  LA  MATIÈRE   PAR  L'ESPRIT 

ont  cessé  d'être  pour  lui  des  contradictions  ;  d'autre 
part,  la  matière  informe  est  devenue  la  sensation  dis- 
tincte qui  s'est  ordonnée  elle-même  en  objets.  Le  tra- 
vail de  discrimination  est  achevé;  mais,  après  avoir 
déterminé,  distingué,  par  des  analyses,  il  faut  ordon- 
ner dans  une  synthèse  qui  sera  l'objet  de  la  seconde 
partie  de  notre  étude  positive  de  la  perception. 


CONSTITUTION  D'UNE  PENSÉE  ET  D'UN  UNIVERS 

Le  sujet  est  enfin  sorti  de  l'inconscience;  les  choses 
sont  sorties  du  chaos  ;  —  des  groupes  de  sensations 
ont  été  formés,  méthodiquement  imagés  suivant  leurs 
ressemblances  et  leurs  différences,  logés  dans  des  ins- 
tants et  dans  des  lieux  distincts;  des  objets  se  sont 
constitués,  occupant  chacun  sa  place  dans  l'espace  et 
dans  le  temps.  La  loi  du  sujet  qui  était  la  non-contra- 
diction absolue  est  devenue  la  non-contradiction  relative 
à  tel  moment  et  à  tel  lieu;  l'objet  qui  était  un  amon- 
cellement contradictoire  d'images  est  devenu  une  série 
et  un  ensemble  de  points  isolés.  En  se  modifiant  tous 
deux,  le  sujet  et  l'objet  se  sont  comme  rapprochés;  en 
se  différenciant  l'un  de  l'autre,  ils  sont  cependant 
devenus  plus  semblables,  plus  en  harmonie  l'un  avec 
l'autre  :  des  formes,  en  effet,  leur  sont  déjà  communes; 
il  semble  qu'il  y  ait  un  temps  et  un  espace  à  la  fois 
subjectifs  et  objectifs  :  dans  le  sujet  une  double  loi,  — 
dans  l'objet  une  double  nécessité;  le  résultat  en  est 
que,  en  prenant  connaissance  de  l'objet,  l'esprit  re- 
trouve les  formes  qu'il  lui  a  assignées,  et  d'autre  part, 


CONSTITUTION  D'UNE  PENSÉE  ET  D'UN  UNIVERS      109 

l'objet,  modifié  par  ces  formes,  rentre  mieux  dans  le 
cadre  de  l'esprit  qui  s'est  comme  élargi. 

Mais  ce  n'est  pas  encore  une  pensée  une  ni  systé- 
matique :  la  connaissance  est  fragmentée  en  une  mul- 
titude de  sensations  éparses  et  sans  lien.  —  Ce  n'est 
pas  non  plus  un  monde  ordonné,  mais  un  monde  en 
formation  :  il  faut  qu'il  soit  pénétré  par  le  souffle  de 
l'intelligence.  En  un  mot,  la  pensée  n'est  qu'une  dis- 
persion indéfinie  des  sensations,  le  monde  n'est  qu'une 
«  dissolution  universelle  »  d'images  ou  de  choses. 

L'acte  de  la  perception  n'est  d'ailleurs  pas  achevé  : 
la  connaissance  va  devenir  un  système  d'idées  embras- 
sant la  multiplicité  dans  une  unité  synthétique  ;  le 
monde  un  système  d'êtres  intimement  unis  les  uns 
aux  autres  dans  un  immense  mécanisme  où  le  passé 
se  relie  au  présent,  le  présent  à  l'avenir,  et  où,  dans 
le  présent,  tout  s'enchaîne  et  se  tient  :  le  développe- 
ment du  sujet  et  de  l'objet  va  se  continuer  parallèle, 
solidaire,  réciproque. 

C'est  une  loi  fondamentale,  une  loi  nécessaire,  de 
l'esprit  qu'il  objective  ses  propres  manières  d'être, 
qu'il  conçoit  ce  qui  n'est  pas  lui  à  l'image  de  ce  qu'il 
est  :  l'enfant  regarde  les  choses  comme  douées  d'intelli- 
gence et  de  vouloir,  capables  de  méditer  de  bons  ou  de 
méchants  desseins  et  responsables  ;  les  peuples  enfants 
personnifient  les  secrètes  puissances  de  la  nature  et 
les  implorent  ;  comme  beaucoup  l'ont  noté ,  chaque 
peuple,  chaque  homme,  fait  Dieu  à  son  image  et  à  sa 
ressemblance  ;  instinctivement  on  attribue  à  autrui  ses 
propres  sentiments  et  ses  opinions;  «on  prête  ses 
qualités  aux  autres  »,  les  bons  ne  sauraient  croire  à  la 


110  ÉLABORATION  DE  LA  MATIÈRE  PAR  L'ESPRIT 

perversité  humaine;  nul  ne  peut  imaginer  que 
d'autres  aient  des  opinions  différentes  des  siennes  : 
«  ils  pensent  autrement!  ils  sont  donc  sots  ou  malhon- 
nêtes! »  L'amant  croit  que  tous  les  hommes  doivent 
être  fous  de  sa  maîtresse  :  «  tu  ne  l'aimes  pas;  donc 
tu  ne  l'as  pas  vue,  »  dit  à  un  de  ses  amis  un  person- 
nage de  M.  Feuillet;  quand  mon  estomac  est  repu,  com- 
ment peut-on  avoir  faim?  Si  j'ai  l'àme  agilée,  se  peut- 
il  que  vous  soyez  tranquille  ?  —  Que  d'autres  exemples 
encore  viendraient  établir  la  nécessité  de  cet  anthropo- 
morphisme dont  sont  entachés  tous  nos  jugements  ! 
nécessité  originelle  :  nous  avons  vu  l'esprit  appliquer 
sa  forme  à  la  matière;  nous  allons  le  voir  lui  attribuer 
son  essence;  il  a  distingué  de  lui,  il  va  faire  semblable 
à  lui  ;  il  a  créé  un  objet,  il  va  de  cet  objet  composer 
des  sujets  au  sens  kantien  du  mot,  retrouvant  ainsi  son 
unité  primitive,  modifiée,  non  cette  unité  absolue  que 
lui  a  fait  perdre  la  position  des  formes  du  temps  et  de 
l'espace,  mais  l'unité  dans  la  multiplicité,  l'unité  dans 
le  temps,  l'unité  dans  l'espace,  l'unité  logique. 

LES  CATÉGORIES    DE    LOGICITÉ 
LES    LOIS    DE  CAUSALITÉ   ET   DE   FINAL!  H 

L'essence  de  l'esprit,  est,  nous  l'avons  vu,  l'acte,  la 
pensée;  mais  l'esprit  subit  le  contre-coup  de  la  posi- 
tion de  la  conscience  et  des  formes  générales  de  l'in- 
tuition :  s'il  est  devenu  un  sujet,  si  la  non-contradic- 
tion absolue  s'est  changée  en  une  non-contradiction 
relative,  de  même  l'acte  pur  ne  se  manifeste  qu'en  se 
soumettant  aux  conditions  de  la  conscience  et  aux  lois 


LES  CATÉGORIES    DE   LOGICITÉ  111 

du  temps  et  de  l'espace  :  le  sujet  est  un  agent  qui 
connait  sa  force  et  prévoit  ses  effets,  dont  l'acte  est 
une  causalité,  c'est-à-dire  une  production,  une  détermi- 
nation dans  le  temps,  et  une  finalité,  c'est-à-dire  un 
principeordonnateurde  ses  effetsdans  le  temps  et  dans 
l'espace.  Attribuant  son  essence  à  son  objet,  le  sujet 
relie  les  choses  entre  elles  —  dans  le  temps  par  des 
relations  de  cause  à  effet  —  et  dans  l'espace  par  des 
relations  de  moyens  à  fin. 

Considérons  d'abord  la  succession  des  sensations  et 
des  phénomènes  dans  le  temps;  nous  parlerons  ensuite 
de  la  dispersion  de  l'objet  dans  l'espace.  La  position 
de  la  loi  du  temps  a  pour  triple  conséquence  de  faire 
la  connaissance  pauvre,  discontinue,  contradictoire 
même,  et  l'objet,  parallèlement,  étroit,  épars  dans  le 
temps,  discordant.  —  La  connaissance  est  pauvre  ;  car, 
les  sensations  étant  ordonnées  en  succession,  elle  est 
bornée  au  présent  auquel  rien  ne  rattache  ni  les  sen- 
sations passées  ni  les  sensations  à  venir  :  le  temps  en 
effet  n'est  pas  un  lien  entre  les  sensations  qui  se 
suivent;  c'est  une  loi  de  distinction  et  de  séparation, 
non  un  principe  de  coordination  :  chaque  moment 
donc  de  la  connaissance  est  rempli  par  une  sensation 
isolée;  et,  de  même  (car  l'objet  subit  les  mêmes 
phases  que  le  sujet),  l'objet,  dans  l'instant  de  la  per- 
ception, est  réduit  à  l'image  par  laquelle  la  sensation 
se  traduit.  —  Par  suite,  les  sensations  se  succèdent 
distinctes,  si  l'on  veut,  mais  étrangères  les  unes  aux 
autres;  elles  sont  séparées  comme  par  des  hiatus,  et 
l'esprit  à  qui  convient  une  marche  continue  et  uni- 
forme est  condamné  à  n'avancer  que   par  bonds;  ces 


112         ÉLABORATION  DE  LA  MATIÈRE  PAR    L'ESPRIT 

sortes  de  saccades  le  fatiguent  sans  profit;  supposez 
une  longue  suite  de  coq-à-1'àne  incohérents,  burles- 
ques, étourdissants  :  c'est  la  stupéfaction  et  l'hébéte- 
ment; entre  deux  sensations  est  le  vide  :  le  sujet 
connaissant,  —  la  connaissance,  si  l'on  veut,  —  meurt 
et  renaît  à  tous  les  instants.  C'est  que  les  choses 
se  présentent,  non  comme  un  paysage  où  tout  se  tient 
et  concourt  à  un  effet  unique,  mais  comme  la  succes- 
sion illogique  des  vues  d'un  panopticum  forain  ;  les 
phénomènes  ne  composent  nullement  une  ligne  inin- 
terrompue; c'est  une  suite  de  points  dont  l'un  apparait 
quand  l'autre  a  déjà  disparu  ;  entre  deux  est  l'abîme,  si 
rapprochés  qu'ils  soient,  —  l'abîme  du  temps  dont  les 
instants  sont  indépendants  les  uns  des  autres  :  la  réalité 
est,  comme  la  pensée,  soumise  à  une  incessante  créa- 
tion et  à  un  incessant  anéantissement.  —  Enfin,  il  se 
produit  encore  dans  la  connaissance  une  sorte  de  gêne 
et  comme  une  contradiction  môme.  Sans  doute,  si  l'es- 
prit assistait  indifférent  au  déroulement  de  ses  sensa- 
tions, comme  à  une  revue,  il  importerait  peu  que  les 
images  défilassent  devant  lui  sans  lien,  sans  ordre,  au 
hasard  :  il  contemplerait  passif  cette  féerie  qu'il  ne 
comprendrait  pas.  Mais,  toujours  actif,  il  associe  les 
uns  aux  autres  phénomènes  et  objets  :  il  forme  des  con- 
nexions dans  le  temps.  Ceux  qui,  comme  Hume,  ne 
reconnaissent  pas  cette  activité  de  l'esprit,  sont  natu- 
rellement amenés  à  ne  pas  considérer  le  fait  de  la  suc- 
cession comme  ressenti  par  la  conscience  :  «  La 
succession  des  objets,  dit  Hume,  n'afïecte  l'esprit 
d'aucun  sentiment,  d'aucune  affection  interne  »  (1). 
([)  Essai  sur  la  Nature  Humaine,  trad.  Renouvier,  p.  15-4. 


LES    CATÉGORIES  DE  LOGICITÉ  113 

Si,  en  effet,  l'esprit  n'est  qu'une  réceptivité,  deux  phé- 
nomènes successifs  ne  produisent  que  deux  empreintes 
sur  la  table  rase,  de  même  que  deux  coups  de  cachet 
sur  une  surface  de  cire  molle.  Mais,  si  nous  le  supposons 
au  moins  capable  d'une  simple  réaction,  nous  suppo- 
sons par  là  même  qu'il  peut  remarquer,  outre  les  deux 
phénomènes,  l'antériorité  de  l'un  et  la  postériorité  de 
l'autre.  A  plus  forte  raison,  si  nous  le  considérons 
comme  essentiellement  actif,  il  y  a  réellement  dans  la 
succession  de  deux  phénomènes  A  et  B  un  triple  phé- 
nomène: le  phénomène  A,  le  phénomène  B,  et  la  suc- 
cession de  l'un  à  l'autre  (cette  succession,  d'ailleurs,  ne 
saurait  être  indifférente:  c'est  un  passage, un  devenir)  ; 
ou  plutôt  il  est  juste  de  dire  que  cette  succession 
n'affecte  pas  l'esprit,  parce  qu'en  réalité  c'est  l'esprit 
qui  la  crée  :  s'il  y  a  une  connexion  dans  le  temps 
entre  les  deux  phénomènes  A  et  B,  cette  connexion 
est  l'œuvre  de  son  activité;  supprimez  l'esprit,  et  vous 
supprimez  du  même  coup  la  connexion.  Par  suite,  il 
se  produit,  comme  nous  l'avons  dit,  une  certaine  con- 
tradiction entre  les  associations  de  l'esprit  aux  diffé- 
rents moments  de  l'intuition.  Si,  en  effet,  après  avoir 
dans  une  première  expérience  associé  le  phénomène  A 
au  phénomène  B,  l'esprit  était  amené,  dans  une  expé- 
rience postérieure,  à  associer  A  à  C,  il  y  aurait  au 
moins  rupture  d'une  association  dans  la  conscience, 
rupture  d'une  habitude  intellectuelle,  et  cette  rupture  se 
présenterait  comme  une  violation  de  la  loi  de  non- 
contradiction  ;  car  il  y  aurait  contradiction  entre  les 
associations  présentes  etpassées  ;  la  tendance  à  associer 
A  et  B  dans  le  temps,  leur  association  latente  subsis- 


114         ÉLABORATION  DE  LA  MATIÈRE  PAR  L'ESPRIT 

lanldans  la  conscience,  quand  l'esprit  créerait  celle  de 
A  et  C  qui  serait  négative  de  la  première,  il  dissocie- 
rait dans  un  moment  ce  qu'il  aurait  uni  dans  un 
autre  :  la  pensée  se  détruirait  encore  elle-même. 

Ainsi,  réduction  de  la  connaissance  à  un  présent 
fugitif,  discontinuité  dans  les  sensations,  contradictions 
dans  leurs  associations,  voilà  pour  le  sujet,  —  déve- 
loppement sériel  de  phénomènes  passagers,  isolés,  sans 
ordre  dans  leurs  successions,  voilà  pour  l'objet  la 
conséquence  de  la  loi  du  temps.  Pour  que  l'esprit  soit 
satisfait,  pour  que  les  connaissances  soient  plus  éten- 
dues, pour  qu'elles  soient  continues,  pour  que  les  asso- 
ciations soient  constantes,  il  faut  que  les  phénomènes 
composent  une  trame  continue  aussi  et  que  leurs  asso- 
ciations dans  le  temps  soient  intimes  et  nécessaires.  Ce 
principe  :  «  les  sensations  doivent  être  reliées  entre  elles 
dans  le  temps,  »  devient  objectivement  :  «  les  phéno- 
mènes ou  objets  doivent  être  reliés  entre  eux  dans  le 
temps.  »  La  loi  du  sujet  devient  la  loi  des  choses. 

Quelle  sera  l'expression  de  celte  nécessité  d'une 
pensée  une  et  logique  dans  le  temps?  Quelle  sera  cette 
liaison  étroite  que  va  créer  l'esprit  entre  les  phénomènes 
successifs?  Ce  que  nous  savons,  c'est  qu'elle  doit  être 
telle  qu'elle  relie  le  présent  au  passé  et  à  l'avenir, 
qu'elle  ne  laisse  subsister  aucun  vide  entre  les  phéno- 
mènes ni  aucune  contradiction  entre  les  associations. 
—  Or,  le  sujet  se  connaît,  avons-nous  dit,  comme  un 
agent;  l'acte  de  l'esprit  est  devenu  la  causalité  du  sujel  ; 
par  suite,  dans  la  réilexion  par  laquelle  l'esprit  se 
connaît  lui-même  en  se  soumettant  aux  lois  de  la 
conscience,  est  impliquée   l'affirmation  de  l'acte  de 


LES   CATÉGORIES  DE  LOGÏCITÉ  115 

l'esprit,  c'est-à-dire  de  la  causalité  du  sujet,  comme 
y  est  impliquée  l'affirmation  de  sa  non-contradiction; 
les  jugements  :  je  suis,  je  suis  la  non-contradiction, 
je  suis  l'acte,  sont  contemporains  comme  l'être,  sa 
forme  et  son  essence;  l'acte,  modifié  par  la  loi  de  la 
conscience,  est  la  causalité  dans  le  temps;  le  sujet  est 
donc  une  cause,  et  quand  il  agit,  il  prend  conscience 
de  sa  causalité;  —  qu'on  n'objecte  pas  qu'il  n'est  pas 
vraiment  cause;  cette  objection,  d'abord,  serait  vaine; 
car  l'illusion,  en  pareille  matière,  suffit  à  engendrer 
l'idée;  —  et,  d'ailleurs,  si  l'on  admet  l'activité  de  l'es- 
prit, la  causalité  est  le  seul  mode  possible  de  repré- 
sentation de  l'acte  de  l'esprit  dans  la  conscience.  Or, 
dans  les  cas  où  le  sujet  a  conscience  de  sa  causalité,  il 
se  connaît  comme  prédéterminant  l'avenir  :  son  passé 
est  aussi  son  œuvre  et  le  présent  résulte  de  son  passé  : 
tout  se  lient  dans  son  évolution.  Il  est  impossible, 
d'autre  part,  de  concevoir  le  moindre  vide  entre  la 
cause  et  son  effet  :  supposez  un  vide,  et,  la  cause  ayant 
été  anéantie  quand  se  produit  l'effet,  ils  demeurent 
absolument  étrangers  l'un  à  l'autre,  ce  qui  est  con- 
traire au  double  concept  de    cause    et    d'effet.    

Enfin,  le  sujet  expérimente  qu'en  lui-même  il  y  a 
constance  dans  la  production  successive  de  deux  phé- 
nomènes quand  l'antécédent  est  cause  du  conséquent  : 
il  fait  un  effort  et  cet  effort  est  suivi  de  la  conscience 
de  certaine  sensation  musculaire;  si,  dans  une  ex- 
périence nouvelle,  il  répète  le  même  effort  (consciem- 
ment ou  non),  il  éprouve  la  même  sensation  muscu- 
laire :  plus  de  contradiction  donc  dans  les  associations 
du  sujet  du  moment  qu'il  y  a  causation.  En  conséquence, 


116  ÉLABORATION  DE  LA  MATIÈRE  PAR  L'ESPRIT 

que  le  sujet  fasse  son  objet  semblable  à  lui-môme,  que 
l'objet  soit  soumis  aux  lois  du  sujet,  et  toute  difficulté 
cesse  :  la  causalité  est  une  représentation  qui  répond 
parfaitement  aux  besoins  de  l'esprit  ;  si,  en  effet,  les 
choses  s'engendrent  dans  le  temps,  elles  ne  composent 
plus  une  série  de  points,  mais  une  ligne  ;  à  quelque 
point  de  la  ligne  que  se  trouve  le  sujet  de  la  connais- 
sance, ce  point  est  uni  à  tous  les  autres;  le  temps,  qui 
serait  en  lui  même  une  absolue  diversité,  se  trouve 
composer,  au  contraire,  une  parfaite  unité.  —  La 
conséquence  en  est  que  la  pensée  est  continue  ainsi 
que  la  suite  des  phénomènes  ;  il  ne  saurait  plus  y  avoir 
d'abîme  entre  les  choses  pas  plus  qu'entre  les  sensa- 
tions :  un  phénomène  ne  peut  disparaître  sans  laisser 
immédiatement  après  lui  un  autre  phénomène  ;  car, 
si  la  succession  n'était  pas  immédiate,  un  phénomène 
qui  ne  serait  plus  engendrerait  un  autre  phénomène,  ce 
qui  est  absurde.  Enfin  il  n'y  a  plus  de  contradiction 
possible  même  entre  les  associations  des  phénomènes 
en  des  temps  différents,  plus  de  gène  ni  de  lésion 
de  l'esprit  ;  sans  doute,  si  deux  phénomènes  sont 
seulement  dans  un  rapport  de  séquence,  ils  peuvent 
indifféremment  se  présenter  ou  non  de  nouveau  en 
succession;  mais,  s'ils  sont  l'un  cause  et  l'autre 
effet,  leur  liaison  est  si  intime  qu'ils  ne  peuvent  être 
séparés. 

La  causalité  est,  par  conséquent,  l'image,  l'expression 
d'un  lien  logique  et  nécessaire  des  phénomènes  ou  des 
moments  du  temps  entre  eux,  image  empruntée  par  le 
sujet  à  l'expérience  interne,  à  sa  connaissance  de  lui- 
même.  La  loi  de  la  causalité  universelle  est  l'expression 


LES  CATÉGORIES   DE  LOGICITÉ  117 

de  la  nécessité  d'une  pensée  une,  logique,  continue  et 
constante  dans  le  temps. 

La  position  de  cette  loi  constitue  donc  un  très  réel 
et  très  considérable  progrès  pour  la  pensée  et  pour  son 
objet.  Mais  d'autres  défauts  tiennent  à  la  dispersion  des 
choses  dans  l'espace,  défauts  auxquels  l'entendement 
échappera  par  la  finalité.  De  même  que  l'espace  est 
une  détermination  particulière  du  temps,  —  de  même 
la  loi  de  finalité  qui  est  une  conséquence  de  la  loi  de 
l'espace  est  une  détermination  particulière  de  la  loi 
de  causalité  qui  est  une  conséquence  de  la  loi  du  temps. 

Soumise  à  la  loi  de  l'espace,  la  connaissance  est 
multiple,  décousue,  incertaine;  logé  dans  l'étendue, 
l'objet  n'est  ni  systématique,  ni  cohérent,  ni  conséquent. 
—  Dans  un  même  moment  en  effet,  la  pensée  (si 
toutefois  c'est  déjà  une  pensée)  est  une  collection  de 
représentations  distinctes,  mais  dissemblables,  —  ra- 
massées les  unes  contre  les  autres,  mais  non  harmoni- 
sées, —  n'occupant,  il  est  vrai,  qu'une  même  place  dans 
le  temps,  mais  sans  autre  unité  que  cette  unité  super- 
ficielle et  factice  :  chaque  sensation  composant  un  tout 
indépendant,  elle  est  infiniment  fragmentée;  —  de 
même  le  monde  (autant  du  moins  que  c'est  déjà  un 
monde)  apparaîtrait,  si  on  pouvait  le  fixer  dans  un  ins- 
tant, comme  les  lettres  d'un  abécédaire  ou  tel  qu'ap- 
paraîtrait une  plaine  couverte  de  menhirs  à  qui  ne 
verrait  pas  le  sol  qui  les  réunit;  car  l'espace  n'est  pas 
seulement  divisible  à  l'infini,  il  est  réellement  divisé 
quand  un  esprit  n'en  réunit  pas  les  fragments.  —  Par 
suite,  l'allure  de  l'entendement  franchissant  l'espace 


118         ÉLABORATION  DE  LA  MATIÈRE  PAR  L'ESPRIT 

est  encore  le  saut  :  entre  deux  sensations  est  le  vide, 
comme  entre  deux  objets  étendus  :  «  l'espace  finit  et 
recommence  avec  chacun  des  corps  ou  plutôt  des 
atomes  qui  l'occupent,  »  (1)  et,  comme  l'espace,  la 
pensée  meurt  et  renaît  avec  chacun  de  ces  objets. 
L'unité  môme  que  l'esprit  donne  à  l'espace  ne  suffit  pas 
à  détruire  cette  incohérence  :  la  communauté  du  lieu 
est  un  lien  trop  faible;  ce  n'est  qu'un  lien  de  voisi- 
nage; si  donc,  après  la  création  de  la  catégorie  de  la 
causalité,  le  monde  est  composé  d'anneaux  qui,  reliés 
dans  le  temps,  forment  des  chaînes  ininterrompues,  ces 
chaînes  se  déroulent  parallèlement  dans  l'infini  de  la 
succession  ou  s'entrecroisent  en  mille  manières  sans 
se  tenir  :  elles  n'ont  pas  plus  de  consistance  et  de 
cohérence  qu'un  tissu  de  toile  dont  on  aurait  tiré  les 
fils  tranversaux.  — Enfin,  si  nous  considérons  les  choses 
non  plus  à  un  moment  unique,  mais  dans  des  mo- 
ments différents,  il  subsiste  une  certaine  contradic- 
tion entre  les  associations  des  sensations  dans  l'esprit, 
des  phénomènes  dans  l'objet.  Si,  en  effet,  l'entende- 
ment associe  une  première  fois  tel  phénomène  à  tel 
autre  dans  l'espace,  puis  une  deuxième  fois  ce  même 
phénomène  à  un  troisième,  il  défait  et  refait  sans 
cesse  son  œuvre,  comme  Pénélope  sa  toile  :  il  doit 
échapper  à  ces  associations  contradictoires  sous  peine 
d'inintelligibilité. 

Les  exigences  de  l'esprit  sont  peu  en  accord  avec 
l'état  des  choses  :  il  demeure  un  en  présence  de  la 
multiplicité,  et,  par  suite,  cohérent  et  conséquent;  il 

(1)  M,  Lachelier.  le  Fondement  de  l'Induction,  p. 


LES  CATÉGORIES  DE  LOGICITÈ  119 

faut  donc  qu'il  se  dérobe  à  la  multiplicité,  au  dé- 
cousu, à  la  contradiction  des  sensations,  en  établis- 
sant entre  elles  une  liaison  qui  les  présente  avec  une 
unité  relative,  qui  les  mette  dans  un  rapport  de  dé- 
pendance les  unes  à  l'égard  des  autres,  et  garantisse  la 
constance  de  leurs  associations.  Quel  sera  ce  lien? 

Le  recours  à  la  causalité  simple  est  impossible  :  la 
causalité  suppose  la  succession.  D'autre  part,  il  serait 
insuffisant  de  dire  qu'une  cause  commune  a  produit 
tous  ces  phénomènes  simultanément,  qu'elle  s'est,  pour 
ainsi  dire,  fragmentée  en  une  multitude  d'effets  con- 
temporains, ce  qui  pourrait  unir  le  temps  présent  au 
moment  antérieur,  mais  ce  qui  ne  donnerait  ni  à  la  pen- 
sée actuelle  ni  aux  objets  simultanés  la  moindre  unité. 
Reste  donc  ou  qu'il  y  ait  un  rapport  de  causalité  réci- 
proque entre  les  objets  dispersés  dans  l'espace  ou  que 
tous  ces  phénomènes  simultanés  concourent  comme 
causes  à  un  effet  unique.  Les  deux  hypothèses  réalisent 
l'unité  de  la  pensée  et  celle  du  monde,  leur  cohésion 
et  leur  logicité.  D'ailleurs,  elles  se  ramènent  en  réalité 
à  une  seule  :  on  ne  peut  logiquement  admettre  la  cau- 
salité réciproque  que  si  l'on  suppose  une  cause  idéale 
devenant  ensuite  un  effet  réel  après  avoir  engendré 
une  cause  réelle;  et,  d'un  autre  côté,  il  ne  peut  y  avoir 
agencement  de  causes  pour  produire  un  effet  unique 
que  si  une  cause  idéale  encore  a  disposé  ces  phéno- 
mènes simultanés  de  manière  à  en  faire  une  cause 
totale  réelle;  de  part  et  d'autre,  il  y  aune  cause  idéale, 
une  cause  réelle  et  un  effet  réel.  Or  le  sujet,  dont 
l'action,  —  nous  l'avons  vu,  —  est  intelligente,  expé- 
rimente sans  cesse  de  telles  causalités  en  lui-même  : 


120         ÉLABORATION  DE  LA  MATIÈRE  PAR  L'ESPRIT 

le  désir  de  la  santé  (cause  idéale)  provoque  la  prome- 
nade (cause  réelle)  qui  produit  la  santé  (effet  réel)  ; 
dans  un  acte  volontaire,  des  causes  multiples  sont 
combinées  pour  un  seul  effet.  Mais,  dans  ce  cas, 
l'effet  est  prévu  et  voulu  :  c'est  une  fin  ;  la  cause  est 
recherchée  et  calculée  :  c'est  un  moyen.  —  Suivant  la 
tendance  constatée,  le  sujet  objective  celte  faculté  de 
combiner  des  moyens  et  des  fins  ;  il  considère  les 
choses  comme  réglées  par  une  intelligence  et  par  une 
volonté  semblables  à  sa  propre  intelligence  et  à  sa 
propre  volonté  :  les  phénomènes  simultanés  lui  appa- 
raissent désormais  comme  composant  des  systèmes  de 
moyens  qui  concourent  à  des  fins  particulières  et  tous 
ces  systèmes  comme  étant  eux-mêmes  des  moyens  pour 
atteindre  une  fin  suprême  et  unique.  Il  conçoit  donc 
ou  plutôt  il  crée  une  double  finalité,  l'une  par  laquelle 
il  groupe  un  plus  ou  moins  grand  nombre  de  phéno- 
mènes entre  eux,  l'autre  par  laquelle  il  réalise  la 
suprême  unité.  Dès  lors,  plus  de  multiplicité,  plus 
de  vide ,  plus  d'incohérence  ;  tel  phénomène  fait 
nécessairement  partie  de  tel  système,  tel  autre  phéno- 
mène de  tel  autre  système,  et  tous  ces  systèmes  com- 
posent un  système  unique  relativement  auquel  tous  les 
autres  sont  des  moyens.  À  chaque  moment  donc  tout 
se  tient  dans  la  pensée,  tout  se  tient  dans  l'univers;  car 
il  y  a  maintenant  pensée  et  univers:  il  s'est  formé  enfin 
une  vdr)<7iç  et  un  xocpùç.  Si  nombreuses  qu'elles  soient 
dans  un  moment  unique,  les  sensations  sont  insépa- 
rables: elles  s'enchevêtrent  les  unes  dans  les  autres 
comme  les  fils  d'une  trame  :  chacune  a  sa  place  dans 
un  groupe,  et  chaque  groupe  dans  l'ensemble  ;  toutes 


LES  CATÉGORIES  DE  STABILITÉ  ET  DE  RÉALITÉ        121 

sont  nécessaires  à  l'harmonie  totale.  L'univers  est  un 
système  unique  composé  de  systèmes  inférieurs,  com- 
posés à  leur  tour  d'autres  systèmes,  et  ainsi  de  suite  à 
l'infini  ;  chaque  phénomène  a  une  fin  dans  un  tout 
particulier,  et  chaque  tout  particulier  dans  la  totalité 
des  choses  :  tout  concourt  nécessairement  à  la  belle 
ordonnance  du  monde. 

La  loi  de  finalité  est  l'expression  d'une  unité  enve- 
loppant la  multiplicité  à  défaut  d'une  unité  absolue  ; 
c'est  la  nécessité  d'une  pensée  continue  dans  l'es- 
pace, d'une  pensée  en  accord  avec  elle-même  dans 
ses  modifications  simultanées.  —  Elle  est  une  con- 
séquence de  la  loi  de  l'espace  comme  la  catégorie 
de  la  causalité  universelle  est  une  conséquence  de 
la  création  du  temps  ;  ou,  si  le  mot  conséquence 
paraît  impropre,  nous  dirons  que  les  catégories  de  cau- 
salité et  de  finalité  sont  exigées  par  la  pensée  du  mo- 
ment qu'elle  est  soumise  aux  lois  du  temps  et  de  l'espace  ; 
en  effet  nous  avons  vu  les  lois  du  temps  et  de  l'espace 
produire  dans  l'esprit  et  son  objet  la  distinction,  mais 
du  même  coup  la  multiplicité  :  la  causalité  et  la  finalité 
sont  des  retours  à  une  unité  logique,  qui,  différente  de 
l'unité  originelle,  absolue,  soustraite  au  temps  et  à 
l'espace,  n'exclut  pas,  elle,  la  distinction. 

LES  CATÉGORIES  DE  STABILITÉ  ET  DE  RÉALITÉ 
LES   CATÉGORIES   DE^SUBSTANCE   ET_  D'INDIVIDUALITÉ 

Dès  lors,  l'entendement  est  assuré  de  vivre,  pouvant 
se  complaire  dans  une  pensée  qui  n'est  nullement 
contradictoire,  et  qui,  à  défaut  d'une  unité  absolue 


122         ÉLABORATION   DE  LA  MATIÈRE    PAR    L'ESPRIT 

présente  du  moins  une  certaine  unité  logique)  en  même 
temps  est  garantie  l'existence,  logique  aussi,  de  l'objet  : 
il  y  faut  substituer  une  existence  réelle  du  sujet  et  de 
l'objet,  ce  qui  se  produira  à  la  double  condition  que 
les  sensations  et  leurs  associations  persistent,  que  les 
phénomènes  successifs  et  leurs  groupements  constants 
demeurent. 

La  pensée  est  un  système  de  sensations  cohérentes, 
une  synthèse  d'impressions  logiquement  ordonnées  ; 
l'objet  est  un  système  de  chaînes  dont  chaque  anneau 
est  relié,  directement  ou  indirectement,  —  d'une  part 
à  tous  ceux  qui  composent  avec  lui  une  série  dans  le 
temps  (qu'ils  soient  antérieurs  ou  postérieurs),  — 
d'autre  part,  à  tous  ceux  qui  coexistent  avec  lui  :  c'est 
un  vaste  réseau  aux  mailles  très  serrées.  Mais  rien  ne 
semble  garantir  la  solidité  de  ces  chaînes  et  de  ce 
réseau  ;  rien  ne  semble  assurer  la  reproduction  ou  la 
permanence  des  sensations  et  de  leurs  groupements. 
En  d'autres  termes,  de  même  que  les  lois  du  temps  et 
de  l'espace  laissaient  subsister  un  vide  qui  a  été  comblé 
par  les  catégories  de  la  causalité  et  de  la  finalité,  de 
même  ces  catégories  de  la  causalité  et  de  la  finalité 
laissent  subsister  encore  la  possibilité  d'une  cessation  des 
choses,  et,  parlant,  d'un  anéantissement  de  la  pensée. 

Mais  l'anéantissement  de  la  pensée  n'est  pas  conce- 
vable pour  l'esprit  qui  demeure  et  qui  sait  qu'il  demeure  ; 
lui  qui  a  créé  le  temps  et  qui  est  en  dehors  du  temps, 
est  assuré  de  la  persistance  de  sa  propre  pensée;  il  est, 
par  suite,  assuré  aussi  de  la  persistance  de  l'objet, 
image  objective  de  sa  pensée;  il  traduit  donc  objective- 
ment (suivant  l'inévitable  tendance  que  nous  avons 


LES   CATÉGORIES  DE  STABILITÉ  ET  DE  RÉALITÉ       123 

mentionnée)  cette  nécessité  toute  subjective,  et  l'assu- 
rance qu'il  continuera  à  penser  devient  la  certitude  que 
l'objet  de  la  pensée  continuera  d'être;  —  d'autre  part, 
la  certitude  qu'il  obéira  aux  mêmes  lois  qui  sont 
siennes,  qu'il  continuera  à  grouper  systématiquement 
ses  sensations  devient  objectivement  la  certitude  que 
les  associations  elles-mêmes  sont  stables.  —  De  là  les 
catégories  de  la  substance  ou  de  la  force,  et  de  l'indi- 
vidualité. L'impossibilité  où  est  le  sujet  qui  est  et  se 
connaît  une  force,  un  être  qui  demeure  sous  les 
changements  et  ne  change  pas  lui-même,  l'impossibilité 
où  il  est  de  concevoir  son  annihilation  est,  objective- 
ment interprétée,  l'impossibilité  de  concevoir  les  phé- 
nomènes sans  substance  :  la  substance  de  l'objet  est 
l'image  de  la  persistance  de  la  pensée.  —  De  même, 
la  nécessité  où  est  le  sujet,  qui  est  une  unité  dans  la 
diversité,  de  grouper  en  systèmes  ses  sensations,  est, 
objectivement  représentée,  la  nécessité  de  concevoir  ces 
systèmes  comme  des  individus  ou  des  personnes  :  l'in- 
dividualité objective  est  l'image  de  la  persistance  des 
associations  de  la  pensée. 

Ces  catégories  de  substance  et  d'individualité  achèvent 
la  perception.  Nous  ne  disons  pas  que  là  se  termine 
le  travail  inconscient  de  l'esprit,  qui,  dans  l'impossi- 
bilité de  concevoir  son  propre  commencement  et  son 
anéantissement,  n'assigne  aucune  borne  à  son  objet  ni 
dans  le  temps  ni  dans  l'espace,  et  qui  traduit  par 
l'affirmation  de  l'absolu  la  vague  conscience  de  son 
propre  être  avant  la  création  des  catégories. 

Nous  disons  seulement  que  là  se  termine  l'acte  delà 
perception,  c'est-à-dire  l'acte  par  lequel  la  pensée  est 


124         ÉLABORATION  DE  LA  MATIÈRE  PAR  L'ESPRIT 

devenue  distincte  et  une,  par  lequel  l'univers  logique  et 
réel  a  été  créé.  Le  monde  en  effet  apparaît  bien  dès  lors 
tel  que  nous  l'avons  décrit  plus  haut  :  il  est  fait  d'objets 
ou  d'individus  ayant  une  substance  et,  par  conséquent, 
stables,  composés  de  parties  qui  sont  disposées  en  vue 
d'une  fin,  engendrant,  quand  ils  se  dissocient,  d'autres 
objets  ou  individus,  répandus  dans  l'espace  et  le  temps, 
et  s'opposant  par  leur  multiplicité  à  l'unité  foncière  de 
l'esprit.  Tel  est  bien  le  monde,  non  peut-être  le  monde 
du  philosophe  ou  du  savant,  de  celui  qui  a  médité  et 
corrompu  par  sa  méditation  la  représentation  origi- 
nelle des  choses,  mais  le  monde  de  l'enfant,  de  celui 
qui  n'a  encore  à  sa  disposition  qu'un  système  d'images 
naturelles  et  en  qui  aucune  spéculation  n'a  détruit  ou 
altéré  l'œuvre  sourde  de  la  spontanéité  de  l'esprit. 

A  ce  moment,  en  effet,  la  pensée  et  l'univers  se  sont 
ordonnés  :  du  chaos  inintelligible  qui  lui  était  origi- 
nellement offert  l'esprit  a  fait  un  K&poç,  un  univers 
tout  plein  d'ordre,  de  beauté,  d'harmonie,  de  vie 
même;  et,  de  sensations  incohérentes  et  indiscer- 
nables, une  réalité  objective  d'êtres  qui  se  distinguent, 
qui  s'appartiennent.  La  pensée,  partie  de  la  sensation 
contradictoire,  est  arrivée  comme  au  dernier  période 
de  son  extension  ;  elle  s'est  peu  à  peu  transformée 
elle-même  pour  transformer  son  objet  ;  elle  a  renoncé 
à  son  unité  primitive  absolue,  mais  indistincte,  pour 
le  créer.  Soumise  originellement  à  la  seule  loi  de  con- 
tradiction, elle  s'est  d'elle-même  soumise  à  celles  du 
temps  et  de  l'espace,  de  la  causalité  et  de  la  finalité, 
de  la  substance  et  de  l'individualité,  pour  arriver  à 


LES   CATÉGORIES  DE  STABILITÉ    ET  DE  RÉALITÉ      125 

créer  des  êtres  qui  lui  fussent  semblables;  mais  elle 
ne  les  a  créés  que  pour  en  jouir  :  elle  ne  s'est  étendue 
jusqu'à  la  sensation  que  pour  aller  saisir  en  dehors 
d'elle  la  multiplicité  des  phénomènes.— Quant  à  l'objet, 
il  est  devenu  un  monde  réel  et  intelligible  :  6vou;  Travta 
8tsx«fcjMj<xsv.  Ce  ne  fut  d'abord  qu'un  ensemble,  ce  devint 
bientôt  un  système,  d'objets  ou  d'individus,  un  uni- 
vers; il  se  pose  maintenant  comme  indépendant  de 
toute  représentation  d'une  durée  déterminée,  c'est-à- 
dire  qu'il  «est  représenté  stable  et  permanent  plus  ou 
moins,  donné  pour  soi  et  demeurant  possible  à  l'égard 
de  telles  autres  représentations  qu'on  voudra  »  (1).  Il 
est  un  être  toutàfait  indépendant  de  nous,  qui  semble 
ne  nous  rien  devoir,  à  qui  même  nous  paraissons  de- 
voir noire  connaissance.  «  Non  seulement  notre  per- 
ception devient  pour  nous  un  fait  vrai,  qui  a  tou- 
jours été  vrai  à  titre  de  fait  futur  et  qui  le  sera 
toujours  à  titre  de  fait  passé;  mais  le  groupe  entier 
des  qualités  sensibles  nous  semble  sortir  de  notre 
conscience  pour  se  fixer  dans  une  étendue  extérieure 
à  elle  :  il  devient  pour  nous  une  chose,  un  être,  qui 
existe  en  lui-même,  qui  existait  avant  notre  perception, 
et  qui  continuera  d'exister  après  que  nous  aurons 
cessé  de  le  percevoir  »  (2).  Et  il  apparaît  comme 
un  être  non-seulement  distinct  de  nous,  mais  encore 
semblable  à  nous:  tous  ses  attributs,  le  sujet  les 
lui  a  donnés  :  l'existence,  l'unité  logique,  l'acte,  la 
substance;  en  le  créant,  il  s'est  comme  multiplié  lui- 
même  à  l'infini. 

(1)  M,  Renouvier,  Essais  de  Cr.  G.,  Essais  de  log.  i,  p,  23* 

(2)  M.  Lachelier,  Art.  de  la  Revue  phil.  1885,  p.  504, 


126 


CONCLUSION 

C'est  le  sort  de  quiconque  veut  philosopher  de  ne 
pouvoir  le  faire  sans  cheminer  à  côté  de  puissantes 
pensées,  sans  s'appuyer  sur  elles  ou  se  heurter  contre 
elles  :  celui  qui  touche  à  un  point  de  la  philoso- 
phie touche  à  la  philosophie  tout  entière  et  à  toute 
l'histoire  de  la  philosophie.  Nous  avons  pourtant  évité 
avec  soin,  dans  notre  étude  de  la  perception,  la  question 
historique.  Nos  lecteurs  nous  excuseront, —  et  peut-être 
nous  sauront  gré,  —  de  ne  pas  avoir  entrepris  un 
examen  positif  de  la  doctrine  philosophique  qui  nous 
a  inspiré,  ni  une  critique  négative  des  opinions  que 
nous  n'avons  pas  adoptées  :  il  est  impossible  de  tout 
dire,  et  nous  aurions  craint,  au  reste,  soit  de  perdre  et 
disséminer  notre  propre  pensée  dans  le  résumé  des 
lectures  d'où  elle  est  sortie,  soit  de  paraître  la  dérober 
derrière  l'accumulation  des  examens  critiques. 

Et  maintenant  que  nos  nombreux  emprunts  ont  été 
reconnus,  il  serait  trop  tard  pour  les  avouer  ;  il  serait 
trop  tard  aussi,  quand  nous  arrivons  au  terme,  pour 
écarter  les  difficultés  qui  pouvaient  nous  empêcher 
d'avancer.  Aussi  nous  contenterons-nous,  pour  ne 
laisser  aucun  doute  sur  les  idées  que  nous  avons  dé* 
veloppées  plus  haut,  d'y  ajouter,  sous  forme  de 
conclusion,  et  avant  d'en  dégager  les  conséquences, 
quelques  considérations  historiques. 


CONCLUSION  127 

On  Va  vu,  notre  étude,  telle  que  nous  l'avons  faite, 
toute  franche  et  isolée,  a  été  empruntée  dans  son  en- 
semble à  peu  près  entièrement  à  Kant.  Dans  sa  doctrine 
sont,  en  somme,  contenus  tous  les  principes  que  nous 
avons  admis,  la  passivité  et  la  confusion  originelle  de  la 
matière,  l'activité  de  l'esprit  et  son  élaboration  de  l'objet. 
Mais  nous  nous  rangeons  à  l'avis  d'un  grand  nombre 
de  philosophes  contemporains,  disciples  de  Kant,  qui 
considèrent  leur  maître  comme  ayant  un  peu  compliqué 
le  mécanisme  de  la  pensée  :  la  nature  nous  semble  plus 
simple  dans  ses  procédés. 

S'inscrire  au  nombre  des  adeptes  d'une  doctrine,  se 
mettre  sous  le  patronage  d'un  grand  nom,  c'est  néces- 
sairement prendre  parti  contre  la  philosophie  adverse. 
Si  donc  nous  optons  pour  la  doctrine  de  l'a  priori,  nous 
rejetons  les  principes  de  l'empirisme  :  il  importe 
pourtant  que  nous  déterminions,  au  moins  en  quelques 
mots,  dans  quel  rapport  les  idées  particulières  que 
nous  avons  admises  et  exposées  sont  avec  l'empi- 
risme. 

Nous  pourrons  être  très  bref,  la  doctrine  de  Kant  et 
celle  de  MM.  Mill  et  Spencer  étant  aussi  bien  connues 
de  nos  lecteurs  que  de  nous. 

Suivant  Kant,  il  faut  distinguer  dans  la  connaissance 
la  forme  et  la  matière;  elle  est  l'œuvre  de  trois  facultés, 
la  sensibilité,  l'entendement  et  l'imagination.  La  sen- 
sibilité apporte  le  divers  de  l'intuition  ;  l'entendement 
est  le  pouvoir  de  juger,  c'est-à-dire  d'affirmer  des  rap- 
ports, ou  plutôt  (car  les  rapports  ne  sont  pas  donnés 
dans  l'expérience,  et  l'esprit  n'est  pas  une  passivité 
qui  les  reçoit    tout  faits)  la  faculté  de  créer  des  rap- 


428 


ÉLABORATION    DE   LA   MAI  I ERE   PAR    L*  ESPRIT 


ports.  La  création  de  ces  rapports,  qui  ne  sont  pas 
donnés  dans  l'intuition,  est  impossible  sans  l'imagina- 
tion qui,  pour  ainsi  dire,  fait  le  sensible  plus  intelligible 
et  l'intelligible  plus  sensible  :  l'imagination  est  comme 
le  lieu  de  réunion,  de  concentration,  du  sensible  et  de 
l'intelligible. 

Le  divers  de  l'intuition  suppose  l'espace  où  il  est 
donné  ;  —  l'entendement  ou  le  jugement  suppose 
l'unité  de  la  conscience  qui  est  précisément  la  forme 
de  l'unité  de  tous  les  jugements; —  enfin  l'imagination 
suppose  le  temps,  intermédiaire  entre  l'espace  et 
l'unité  de  la  conscience,  —  forme  de  la  sensibilité 
encore  comme  l'espace,  mais  de  la  sensibilité  en  tant 
seulement  qu'elle  est  devenue  consciente. 

C'est  donc  l'imagination  qui,  au  moyen  de  la  forme 
générale  du  temps,  rend  le  sensible  intelligible.  Com- 
ment ?  Grâce  à  elle,  l'entendement  va,  pour  ainsi  dire, 
au-devant  de  la  diversité  de  l'intuition,  et,  à  son  tour, 
la  diversité  de  l'intuition  est,  par  elle  encore,  rappro- 
chée de  la  forme  de  l'entendement.  D'une  part,  l'unité 
de  la  pensée  prend  les  formes  différentes  et  multiples 
des  catégories,  et  sur  ces  formes  générales  se  moulent 
ensuite  les  concepts  particuliers  ;  d'autre  part,  les 
images  (qui  sont  créées  par  l'imagination  productrice) 
sont  saisies  dans  des  schèmes  empiriques  qui  sont  les 
représentations  des  concepts  empiriques. 

Il  y  a  correspondance  exacte  entre  l'entendement  et 
l'imagination  :  d'un  côté,  des  concepts  purs,  puis  des 
concepts  empiriques;  de  l'autre,  des  schèmes  purs  et  des 
schèmes  empiriques  (bien  entendu,  les  concepts  purs 
sont  inséparables  des  concepts  empiriques  :   ces  deux 


CONCLUSION  129 

sortesde  concepts  différent  entre  eux  comme  les  condi- 
tions de  toute  pensée  en  général  différent  d'une  pensée 
en  particulier;  —  et  la  même  différence  existe  entre  les 
deux  sortes  de  schèmes).  C'est  grâce  à  cette  correspon- 
dance qu'est  due  l'appréhension  du  sensible  par  l'en- 
tendement et  cette  correspondance  est  due  elle-même 
à  l'imagination  qui  sait  se  plier  aux  exigences  de  l'en- 
tendement et  de  la  connaissance. 

Pour  déterminer  nettement  son  rôle,  nous  le  résu- 
merons ainsi  :  non  seulement  elle  crée  les  images  des 
choses,  mais  encore  elle  les  ordonne  par  une  triple 
synthèse  :  la  synthèse  dans  l'espace  ou  synthèse  de 
l'appréhension,  —  la  synthèse  dans  le  temps  ou  synthèse 
de  la  reproduction,  —  la  synthèse  dans  l'unité  de  la 
conscience  ou  synthèse  de  reconnaissance  :  l°nos  sens 
eux-mêmes  donnent  une  forme  déterminée  aux  élé- 
ments de  l'intuition,  celle  de  l'espace  ;  —  2°  puis,  par 
cela  même  que  ces  éléments,  ce  donné  est  connu  de 
nous,  il  devient  pour  ainsi  dire  une  modification  interne 
et  tombe  sous  le  coup  de  la  loi  du  temps  ;  c'est  la 
synthèse  de  la  reproduction,  ainsi  nommée  parce  que 
les  éléments  de  toute  intuition  ne  nous  étant  donnés 
que  successivement,  il  est  nécessaire  qu'ils  soient  re- 
produits dans  le  temps,  et  que,  d'ailleurs,  nous  les 
retenions  ,  nous  les  reproduisions,  pendant  toute 
la  durée  de  l'opération  ;3<>  enfin  quand  ces  unités  sont 
réunies  en  un  groupe,  nous  reconnaissons  que  ce  sont 
bien  celles  que  nous  avons  additionnées  nous  mêmes  : 
c'est  la  synthèse  de  la  reconnaissance. 

En  somme,  Tordre  des  choses  est,  suivant  Kant  : 
espace,  temps,  conscience  ;  la  synthèse  dans  l'espace  est 

9 


130         ELABORATION  DE  LA  MATIÈRE  PAR  L'ESPRIT 

antérieure  à  celle  dans  le  temps,  et  celle  dans  le  temps 
antérieure  à  la  synthèse  dans  la  conscience.  —  Si  main- 
tenant, au  lieu  de  considérer  le  travail  d'assimilation, 
d'intellectualisation,  nous  considérons  les  moyens  par 
lesquels  ce  travail  s'opère,  nous  trouvons  encore  que 
l'ordre  est,  suivant  Kant,  celui-ci  :  schème  transcen- 
dantal  (ou  forme  du  temps),  schèmes  empiriques  (ou 
déterminations  du  temps  telles  qu'elles  puissent  s'ap- 
pliquer universellement  à  tous  les  phénomènes),  enfin 
images. 

Il  nous  a  semblé,  au  contraire,  que  la  conscience  est 
antérieure  au  temps  et  le  temps  à  l'espace,  que  le  temps 
et  l'espace  sont  comme  la  représentation  objective  de  la 
conscience  et  que  l'espace  est  une  détermination  particu- 
lière du  temps;  de  même  l'image  nous  a  paru  antérieure 
au  schème  pur,  le  temps  n'étant  imaginé  que  pour  rendre 
possible  l'individuation  des  images  et  des  sensations. 
Nous  croyons  donc  (peut-être  conformément  à  la  pensée 
de  Kant)  qu'il  y  a  un  rapport  logique  non  seulement 
entre  les  images  et  les  schèmes,  mais  encore  entre  l'es- 
pace, le  temps  et  la  conscience;  nous  croyons  aussi 
qu'une  détermination  expérimentale  des  catégories  en 
général  n'est  pas  seule  possible  et  que  toutes  sont  en- 
gendrées par  l'esprit  sous  le  coup  de  nécessités  logiques. 
Voilà,  —  si  nous  avons  bien  saisi  la  puissante  pensée 
de  Kant,  —  sur  quels  points  nous  avons  cru  pouvoir  et 
devoir  nous  séparer  de  lui. 

Kant  suppose  les  choses  formées  par  l'esprit  ;  les 
empiristes  supposent  l'esprit  formé  par  les  choses  soit 
dans  l'individu,  soit  dans  la  race  :  l'intelligence  qui  est 
une  table    rase,   est  façonnée  par  l'expérience;   ses 


CONCLUSION  131 

formes  résultent  du  double  jeu  de  la  sensibilité  et  de 
l'imagination  ;  les  catégories  sont  des  habitudes,  des 
manières  de  penser  subies,  ou  encore  des  figurations 
des  sensations  et  de  leurs  rapports  constants  :  le  temps 
est  l'habitude  de  la  succession,  l'espace  est  l'expression 
de  certains  états  musculaires  ou  nerveux  produits  par 
la  simultanéité;  la  causalité  est  la  représentation  de 
l'antécédent  inconditionnel,  etc.  —  La  causalité  suppose 
le  temps  ;  elle  suppose  même  l'espace,  attendu  qu'il  n'y 
a  de  causalité  qu'entre  les  phénomènes  qui  s'accom- 
plissent dans  l'espace  ;  la  plupart  des  empiristes  consi- 
dèrent aussi  le  temps  comme  le  père  de  l'espace,  de 
sorte  que  l'ordre  d'apparition  est  pour  eux  celui  que 
nous  avons  adopté  nous-même  :  conscience,  temps, 
espace,  causalité. 

Peut-être  avons-nous  subi  l'influence  des  fortes  et 
séduisantes  analyses  des  philosophes  anglais  quand 
nous  nous  sommes  soustrait  à  la  sujétion  de  Kant; 
peut-être,  malgré  notre  attachement  à  la  doctrine  cri- 
ticiste,  n'avons-nous  pas  su  prendre  nettement  un 
parti.  Kant  nous  semble  avoir  étudié  l'esprit  tout  fait, 
et  particulièrement  la  perception  achevée,  telle  qu'elle 
se  présente  chez  l'adulte,  ne  se  préoccupant  pas  assez 
de  la  formation  des  choses  et  du  sujet;  les  empiristes, 
au  contraire,  ont  prétendu  l'entendement  formé  par 
l'expérience  :  nous  le  considérons,  nous,  comme  se 
formant  lui-même  à  l'occasion  de  l'expérience.  — 
Avec  Kant,  nous  admettons  des  catégories,  des  pré- 
dispositions de  l'esprit,  des  formes  qu'il  impose  à 
l'expérience  ;  avec  les  empiristes,  nous  admettons  que 
ces  prédispositions  sont  en  quelque  sorte  le  résultat  de 


132        ÉLABORATION    DE   LA   MATIÈRE   PAR   L'ESPRIT 

l'expérience  soit  individuelle,  soit  générique,  puisque 
c'est  pour  saisir  les  choses  dans  l'expérience  que  l'es- 
prit se  transforme.  Si  Kant  a  réellement  admis  qu'à 
l'origine  les  catégories  sont  dans  l'entendement  autre- 
ment qu'à  l'état  de  puissance,  et  qu'aucune  autre 
n'aurait  été  créée  par  lui,  dans  le  cas  où  la  nécessité 
logique  s'en  serait  imposée,  nous  ne  pensons  pas 
comme  lui,  bien  persuadé  que  l'esprit  a  un  grand 
nombre  de  pouvoirs  qui  demeurent  à  l'état  latent,  et 
qu'il  eût  créé  des  formes  nouvelles  ou  différentes, 
comme  un  espace  à  plus  de  trois  dimensions,  s'il  n'avait 
pu  échapper  autrement  à  la  confusion  et  à  la  contra- 
diction des  sensations  ;  inversement,  ce  que  nous  ne 
saurions  concéder  aux  empiristes,  c'est  que  ces  catégo- 
ries résultent  de  l'expérience  et  ne  la  règlent  pas.  Nous 
n'aurions  donc  pas  du  tout  abandonné  la  philosophie 
Kantienne,  si  Kant  s'était  placé  au  point  de  vue  de  la 
genèse  des  choses  et  avait  considéré  l'évolution  de  la 
connaissance  au  lieu  de  considérer  la  connaissance 
toute  faite  ;  nous  serions  assurément  d'accord  avec  les 
empiristes,  si,  dans  l'étude  de  cette  genèse,  ils  n'avaient 
méconnu  la  part  de  l'esprit. 

Pour  nous,  son  activité  est  indéniable;  s'il  ne  crée 
pas  la  matière  de  sa  connaissance,  il  l'ordonne,  il  la 
façonne  ;  il  n'est  pas  le  bloc  inerte  d'où  sortira  la 
statue,  mais  le  statuaire  qui  le  martèle,  le  travaille,  et 
en  fait  un  chef-d'œuvre  d'harmonie,  de  beauté,  de  vit 
même,  employant  tour  à  tour,  suivant  les  nécessités  di 
moment,  le  ciseau  qui  taille  ou  la  lime  qui  polit.  Mail 
trop  souvent  le  philosophe  est  parti  ou  part,  comme  1< 
savant,  de  la  perception,  sans  remonter  jusqu'au  prin- 


CONCLUSION  133 

cipe  de  la  perception.  Parce  que  le  travail  qui  a  présidé 
à  sa  formation  n'est  plus  nécessaire  à  l'époque  où  le 
sujet  prend  conscience  de  son  activité  et  de  sa  pensée, 
on  nie  ce  travail  ou  on  l'ignore.  L'homme  croit 
qu'il  a  toujours  perçu  comme  il  perçoit  dans  l'âge 
adulte,  non  moins  naïf  en  cette  croyance  qu'un  papillon 
qui,  ignorant  ses  états  antérieurs,  prétendrait  avoir 
toujours  été  papillon.  Mais  ce  n'est  que  par  une 
lente  évolution  que  de  larve  il  est  devenu  chrysa- 
lide, et  de  chrysalide  papillon  :  ainsi  l'esprit  n'at- 
teint ce  développement,  cette  phase  de  sa  vie  où  il 
est  capable  de  perception,  qu'en  passant  par  une  série 
d'états  successifs;  et,  quoiqu'il  n'ait  aucun  souvenir  de 
cette  vie  antérieure,  elle  ne  saurait  être  niée  :  peut-être 
l'expérience  même,  l'étude  si  délicate  des  enfants, 
contredirait-elle  cette  négation.  Avant  cette  conscience 
passive  et  réfléchie  qui  subit  les  perceptions  des  objets 
indépendants  de  la  pensée,  —  et  au-dessus  d'elle,  — 
un  esprit  actif  et  irréfléchi  ordonne  et  forme  à  la  fois 
la  perception  et  les  objets.  Avant  toute  chose  donnée, 
comme  le  dit  Fichte,  il  y  a  un  vouloir  qui  s'affirme 
dans  un  premier  acte  par  l'opposition  de  la  non-contra- 
diction et  du  contradictoire;  puis,  la  volonté  de  vivre, 
qui,  pour  l'entendement,  est  la  volonté  de  penser,  se 
traduit  par  cette  lutte  contre  la  confusion  et  la  multi- 
plicité, dont  nous  avons  vu  les  principales  phases,  et 
finit  par  aboutir  à  la  création  d'une  pensée  claire  et  d'un 
univers  bien  ordonné.  «  Nous  sommes  donc  volonté 
avant  d'être  sensation  ;  et,  si  la  volonté  n'est  pas,  comme 
la  sensation,  une  donnée  directe  et  distincte  de  la 
conscience,  n'est-ce  pas  parce  qu'elle  est  la  condition 


134        ÉLABORATION  DE  LA   MATIÈRE  PAR  L'ESPRIT 

première  de  toute  donnée,  et,  en  quelque  façon,  la 
conscience  elle-même?  Il  faut  bien,  en  effet,  qu'il  y  ait 
en  nous  un  dernier  élément,  qui  soit  sujet  de  tout  le 
reste,  et  qui  ne  soit  pas  lui-même  objet  pour  un  autre  ; 
et,  de  ce  que  nous  ne  nous  voyons  pas  vouloir,  nous 
devons  conclure,  non  que  notre  vouloir  n'est  rien,  mais 
qu'il  est  nous-même.  L'étendue,  loin  d'être  la  conscience 
tout  entière,  n'en  est  que  la  limite  et  la  négation  :  la 
sensation,  sous  la  double  forme  de  la  qualité  sensible 
et  de  l'affection,  en  occupe  tout  le  champ  et  en  consti- 
tue toute  la  réalité  sensible  ;  mais  cette  réalité  a 
elle-même  son  centre  et  sa  racine  dans  la  volonté.  — 
Ce  n'est  donc  pas  de  la  perception  à  la  volonté,  c'est 
au  contraire  de  la  volonté  à  la  perception  que  se  suc- 
cèdent dans  leur  ordre  de  dépendance,  et  probable- 
ment aussi  de  développement  historique,  les  éléments 
de  la  conscience  »  (1).  Ce  sont  ces  mots  :  probablement 
aussi  de  développement  historique  —  que  nous  avons 
voulu  commenter.  L'ordre  de  dépendance  n'a  pas  été 
complètement  négligé;  mais  nous  nous  sommes  surtout 
appliqué  à  l'ordre  d'évolution,  en  montrant  que  la 
perception  est  un  résultat  et  non  un  point  de  départ. 

(1)  !tf.  Lachelier,  art.  de  la  Revue  phil.  1885,  p.  499. 


CHAPITRE  II 


LA     SCIENCE 


NÉCESSITÉ   DE   LA    SCIENCE   ET   DE    SON   ÉVOLUTION 

Le  résultat  du  travail  de  l'esprit  que  nous  venons 
d'étudier  est  la  perception;  la  perception  est  la  ma- 
tière de  la  science.  La  science,  dont  l'objet  n'est  ni  une 
réalité  étrangère  à  la  conscience,  ni  la  sensation  pure 
et  simple,  mais  un  système  d'images  spontanées,  un 
monde  créé  par  l'esprit,  est  la  continuation  de  la 
marche  de  l'entendement  qui,  arrivé  à  la  perception, 
s'est  comme  reposé  et  repart  ensuite.  Mais  la  direction 
qu'il  va  suivre  est  inverse  de  la  direction  qu'il  a  suivie 
jusque-là  :  il  est  allé  de  l'unité  à  la  multiplicité,  du 
centre  à  la  circonférence;  il  reviendra  de  la  multipli- 
cité à  l'unité,  de  la  circonférence  au  centre,  repassant 
par  les  étapes  de  la  substance,  de  la  finalité,  de  la 
causalité,  mais  emportant  avec  soi  la  multiplicité  qua- 
litative qu'il  modifie  assez  profondément  pour  la  sous- 
traire finalement  aux  lois  mêmes  de  l'espace  et  du 
temps. 


136  l'évolution  de  la  science 

Une  doctrine  antique  nous  semble  avoir  très  bien 
exprimé  ce  double  travail  de  l'esprit  qui  crée  les  choses 
d'abord  et  la  science  ensuite  :  c'est  la  doctrine 
Alexandrine.  Si  elle  s'était  présentée  comme  une  théo- 
rie de  la  connaissance,  nous  n'aurions  qu'à  la  repro- 
duire et  à  l'interpréter  pour  donner  une  juste  idée  de 
notre  manière  d'entendre  et  la  formation  de  l'objet  de 
la  science  et  le  travail  de  la  science  elle-même.  L'Un, 
qui  est  de  sa  nature  ineffable  et  inconnaissable,  enve- 
loppe dans  sa  réalité  l'être  tout  entier,  comme  le 
centre  d'un  cercle  contient  en  puissance  tous  les 
rayons  et  partant  le  cercle  tout  entier.  Du  débordement 
de  l'Un  procède  l'Intelligence.  Puis  l'Intelligence  dé- 
borde à  son  tour;  «  elle  devient  l'Ame  qui  développe, 
elle  aussi,  en  une  multitude  de  puissances  distinctes 
toutes  les  formes  que  l'intelligence  enveloppe  (1)  ». 
L'Ame  procède  de  l'Intelligence  ;  elle  en  est  le  verbe  et 
l'acte  comme  l'Intelligence  est  le  verbe  et  l'acte  de 
l'Un.  L'Ame  enfin,  des  idées  qu'elle  renferme,  engendre 
le  monde,  l'univers,  jusqu'aux  corps  sans  vie,  der- 
nière limite  où  s'arrête  le  développement  de  son  pou- 
voir. —  Ainsi  l'Esprit  qui,  lui  aussi,  est  inconnais- 
sable dans  son  unité  primitive,  va  sous  l'influence  des 
sensations  se  modifiant  jusqu'aux  choses  ;  comme  l'Un 
devient  l'Intelligence,  il  devient  la  double  loi  de  cau- 
salité et  de  finalité,  c'est-à-dire  que  par  cette  trans- 
formation il  rend  intelligible  et  logique  la  matière  de 
la  connaissance;  mais  les  choses  comprises  ne  sont 
pas  des  êtres;  il  leur  manque  la  vie,  l'âme;  aussi  la 
loi  originelle  de  l'esprit  se  transforme-t-elle  finalement 

(1)  M.  llavaisson,  Essai  sur  la  Met.  d'Arist.;  II,  p.  137. 


NÉCESSITÉ  DE  LA  SCIENCE  ET  DE  SON  ÉVOLUTION    137 

en  celles  de  substance  et  d'individualité  qui  achèvent 
l'univers  jusqu'aux  derniers  des  êtres.  —  Et,  de  même 
que  l'Un  ne  cesse  pas  d'être  l'Un  en  procédant  dans 
l'Intelligence,  puis  dans  l'Ame  et  enfin  dans  les  choses, 
pas  plus  que  le  centre  du  cercle  ne  cesse  d'être  centre 
en  devenant  par  extension  le  cercle  tout  entier,  de 
même  la  loi  de  non-contradiction  demeure  ce  qu'elle 
est,  en  procédant  jusque  dans  les  choses,  et  toutes  les 
autres  lois  ne  sont  que  des  modifications  de  cette  loi 
primitive.  —  Voilà  le  premier  moment  du  panthéisme 
alexandrin;  et  voilà,  parallèlement,  le  premier  travail 
de  l'esprit,  travail  ignoré  de  nous  comme  est  ignorée 
par  chaque  âme  des  choses  sa  vie  en  l'Intelligence  et 
en  l'unité  divine,  parce  que,  détournée  de  la  contem- 
plation, elle  ne  voit  pas  ce  qui  se  passe  en  l'Ame  uni- 
verselle. 

Puis  les  âmes  particulières  reviennent  à  l'Ame  uni- 
verselle; l'Ame  s'anéantit  dans  l'Intelligence  et  ensuite 
dans  l'Un,  et  il  s'opère  ainsi  un  retour  et  comme  une 
ascension  des  âmes  vers  l'Unité  suprême.  De  même 
encore,  l'esprit  ramène  les  choses  à  la  loi  de  la  subs- 
tance, de  cette  loi  à  celles  de  finalité  et  de  causalité,  et 
finalement  à  la  loi  de  non-contradiction.  C'est  le 
second  moment  du  développement  de  l'esprit;  c'est  le 
travail  de  la  science.  En  effet,  l'esprit,  après  avoir  créé 
le  temps  et  l'espace,  s'affranchit  de  ces  conditions  de 
penser.  Il  sort  de  lui-même  pour  aller  saisir  la  réalité  ; 
puis  il  se  ramène  en  soi,  après  l'avoir  saisie.  La  science, 
c'est  ce  mouvement  de  retour,  de  régression;  après 
l'avoir  accompli  (si  jamais  il  peut  l'être  entièrement),  l'es- 
prit s'arrêterait  satisfait  :  c'est  dans  la  possession  après 


138  l'évolution  de  la  science 

l'accaparement,  dans  le  repos  après  la  marche,  dans  le 
triomphe  après  la  lutte  qu'il  se  complaît. 

L'idéal,  pour  lui,  serait  d'arriver  à  une  pensée 
affranchie  de  toute  image,  indépendante  de  toute  re- 
présentation :  telle  est  la  pensée  de  l'Esprit  absolu,  du 
Dieu  d'Aristote  qui  est  la  pensée  de  la  pensée.  Mais  la 
pensée  pure,  dégagée  de  toute  donnée  sensible  ou 
concrète,  n'est  pas  accessible  à  l'entendement  humain  ; 
sa  pensée,  à  lui,  est  nécessairement  relative,  nécessai- 
rement imagée;  tout  ce  qu'il  connaît  tombe  sous  la  loi 
de  la  connaissance,  et  pour  lui  l'abstrait  même  revêt 
une  forme.  Vainement  donc  il  tente  de  se  soustraire  à 
la  nécessité  qui  pèse  sur  lui  :  tout  ce  qu'il  peut  faire, 
c'est  d'atténuer,  de  rendre  moins  concrètes,  d'intellec- 
tualiser pour  ainsi  dire,  les  images  de  la  sensation,  d'y 
substituer  d'autres  images  moins  sensibles,  à  celles-ci 
de  moins  sensibles  encore,  de  même  que,  pour  faciliter 
les  échanges  dans  le  commerce,  on  a  substitué  aux 
marchandises  une  monnaie  de  billon,  d'argent,  d'or,  et 
à  cette  monnaie  encore  une  monnaie  de  papier  :  il  a 
suffi,  pour  cela, de  certaines  conventions.  L'esprit  a,  en 
effet,  lui  aussi,  sa  monnaie  de  convention,  c'est-à-dire 
ses  images  réfléchies  et  scientifiques  :  tout  son  travail 
de  la  science  consiste  à  substituer  à  la  représentation 
spontanée  qui  accompagne  le  travail  inconscient  de  la 
perception  d'autres  représentations  toutes  convention- 
nelles qui  se  remplacent  suivant  un  ordre  constant; 
car  ce  travail  ne  s'est  pas  fait  au  hasard  ;  l'évolution  de 
la  science  n'est  point  accidentelle  ;  elle  n'est  pas  due, 
non  plus,  à  une  fatalité  dont  on  ne  saurait  rendre 
compte  ou  à  un  caprice  de  l'esprit  humain  qu'on  ne 


NÉCESSITÉ  DE  LA  SCIENCE  ET  DE  SON  ÉVOLUTION     139 

pourrait  expliquer  :  elle  est,  au  contraire,  le  résultat  de 
nécessités  inéluctables.  Nous  verrons,  en  effet,  qu'une 
certaine  marche  est  imposée  à  l'entendement  dans  la 
voie  où  il  s'engage,  et  que,  d'autre  part,  il  est  fatale- 
ment amené  à  s'engager  dans  cette  voie. 

Par  l'acte  ordonnateur  ou  créateur  de  la  perception, 
la  pensée  s'est  enrichie  :  en  multipliant  l'être,  en  se 
multipliant  elle-même  dans  les  choses,  elle  s'est  cons- 
titué une  matière  inépuisable,  l'univers  ;  attendu  que 
tout  est  par  elle  et  en  elle,  elle  est  elle-même  immense 
comme  cet  univers:  ainsi  que  son  objet  et  avec  lui,  elle 
va  se  déroulant  et  se  développant  dans  ces  infinis  du 
temps  et  de  l'espace  que  remplit  une  réalité  indépen- 
dante, vivante,  harmonieuse;  cette  réalité,  qui  est  son 
œuvre,  mais  qui  désormais  s'oppose  à  elle,  est  si  vaste 
même  que,  pour  la  posséder,  l'intelligence  doit,  remon- 
tant les  séries  des  instants  et  poursuivant  l'accumula- 
tion des  étendues,  «se  lasser  plutôt  de  concevoir  que  la 
nature  de  fournir  »  :  tant  il  l'a  faite  puissante  et  féconde! 
Mais  au  prix  de  quels  sacrifices  ces  richesses  ont-elles 
été  acquises  !  Semblable  à  ces  hommes  qui  se  donnent 
corps  et  âme  à  une  œuvre  qu'ils  rendent,  il  est  vrai, 
chaque  jour  plus  étendue  et  plus  prospère,  mais  sans 
compter  ni  l'or  qu'ils  donnent  ni  leurs  temps  qu'ils 
prodiguent  ni  leurs  forces  qu'ils  épuissent,  l'esprit  s'est 
amoindri  au  profit  de  l'univers  :  l'acte  de  la  perception 
est  un  affaiblissement  et  comme  une  déchéance  ;  car 
l'esprit,  nous  l'avons  dit,  est  devenu  une  conscience, 
un  sujet,  abdiquant  son  infinitude  originelle  afin  que 
de  forme  il  devînt  réalité. 


140  l'évolution  de  la  science 

Nous  n'avons  pas  à  nous  demander  quelle  transfor- 
mation a  subie  son  essence,  sa  volonté  pure,  quand, 
dans  cette  évolution,  il  a  soumis  ses  décisions  à  la  loi 
du  temps  et  ses  actions  à  celle  de  l'espace;  pour  rester 
dans  les  bornes  de  notre  sujet,  nous  nous  contenterons 
d'étudier  comment  s'est  changée  sa  forme,  et  quels 
caractères  ont  revêtus  ses  connaissances  en  Rappli- 
quant soit  à  l'univers  soit  au  sujet  lui-même. 

La  loi  première  de  l'esprit,  qui  est  celle  de  la  non- 
contradiction,  s'est  modifiée  et  comme  développée, 
sous  peine  de  ne  pouvoir  s'appliquer  à  une  matière  et 
à  une  certaine  matière  ;  cette  matière,  en  effet,  qui  se 
présentait  informe  et  à  l'état  de  simple  puissance,  a 
dû,  pour  devenir  réelle  et  passible  d'une  organisation, 
être  élaborée  par  l'imagination  qui  l'a  faite  qualita- 
tive et  multiple  :  comment  donc  la  loi  de  l'esprit, 
la  loi  de  non-contradiction,  aurait-elle  pu  convenir  à 
cette  réalité  qualitative  et  multiple,  si  elle  était  restée 
l'expression  négative  de  la  simple  identité  et  de  l'unité 
absolue?  L'impossibilité  logique  de  se  contredire  venait 
comme  se  heurter  à  la  nécessité  de  le  faire  :  la  con- 
tradiction répugnait  à  l'esprit,  et  pourtant  s'imposait  à 
lui  au  contact  de  la  matière  contradictoire  qu'il  voulait 
embrasser.  —  Aussi  l'absolue  non-contradiction  se 
change-t-elle  en  une  non-contradiction  relative  pour 
s'étendre  de  l'entendement  à  la  réalité,  et  devenir,  en  s'ob- 
jectivant,  une  réceptivité  des  choses:  la  correction  appor- 
tée par  Aristote  au  principe  de  Parménide  n'est  pas 
seulement,  à  nos  yeux,  un  changement  de  formule  ;  ce 
n'estpas  non  plus  simplement  le  résumé  du  progrès  d'une 
doctrine  positive  sur  une  doctrine  qui  devait  être  néces- 


NÉCESSITÉ  DE  LA  SCIENCE  ET  DE  SON  ÉVOLUTION    141 

sairement  négative  dans  son  application  à  l'objet; 
c'est  surtout  l'exacte  expression  d'un  devenir  de  l'Es- 
prit, celle  du  changement  qu'il  subit  sous  le  coup  de 
la  nécessité  logique,  dans  son  effort  pour  constituer 
une  réalité  distincte  :  car,  répandue  dans  le  temps  et 
dans  l'espace,  la  multiplicité  cesse  d'être  contradic- 
toire; l'être  peut  revêtir  des  représentations  différentes 
à  des  moments  différents  sans  que  l'une  soit  la  néga- 
tion de  l'autre;  loin  de  s'exclure,  les  images  peuvent  se 
combiner  entre  elles  ;  des  sensations  diverses  et  qui 
seraient  contradictoires  —  ou  plutôt  ne  seraient  pas 
—  dans  l'absolu,  se  succèdent,  se  remplacent,  s'asso- 
cient, si  elles  sont  rapportées  à  des  moments  et  à  des 
étendues  différentes:  le  temps  et  l'espace, en  les  isolant 
les  unes  des  autres,  permettent  à  l'entendement  de  les 
embrasser  toutes  sans  contradiction.  —  Assurément 
cette  transformation  a  été  un  progrès,  en  ce  sens  que 
la  forme  primitive  de  l'entendement  peut  désormais 
s'appliquer  à  un  objet  sans  que  la  pensée  se  détruise 
elle-même;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  cette 
forme  ne  réalise  plus  cette  unité  absolue  qu'elle  était 
dans  le  principe,  incompatible  avec  toute  multiplicité 
qualitative;  ce  n'est  plus  qu'une  non-contradiction  re- 
lative aux  instants  et  aux  étendues  qui  peut  embrasser 
le  contradictoire  sous  l'apparence  du  dissemblable. 

Voilà  pour  la  forme  de  la  connaissance.  —  Consi- 
dérons maintenant  ce  qu'est  la  connaissance  elle-même, 
en  tant  qu'elle  s'applique  à  l'objet.  L'univers  a  été 
ordonné  dans  les  immenses  cadres  du  temps  et  de 
l'espace  suivant  des  lois  qui  lui  ont  donné  sa  logicitê 
et  sa  stabilité,  et  il  compose,  dans  sa  totalité,  un  magni- 


142  l'évolution  de  la  science 

fique  et  grandiose  objet  de  connaissance;  mais  l'enten- 
dement n'embrasse  pas  d'un  seul  regard  toute  cette 
réalité  :  la  pensée  ayant  été  comme  fragmentée  en  des 
pensées  aussi  innombrables  que  les  instants  et  les 
étendues,  il  est  condamné  à  une  lente  et  pénible  ac- 
quisition, sans  espoir  d'arriver  à  la  possession  de 
l'ensemble;  car  ces  pensées  se  présentent  en  succession; 
sans  doute  elles  se  tiennent  étroitement  et  s'engendrent 
les  unes  les  autres;  mais,  d'une  part,  les  différentes 
séries  se  croisent  et  s'entremêlent;  d'autre  part,  les 
liens  entre  les  sensations  n'étant  pas  aisément  connus, 
celles-ci  paraissent  isolées.  Puis,  à  chaque  moment, 
l'entendement  est  oublieux  du  passé,  et,  s'il  peut  re- 
monterd'un  instant  à  un  autre,  d'un  effet  à  une  cause, 
ses  efforts  se  multiplient  sans  qu'il  puisse  arrêter  et 
comme  fixer  cet  univers  fugitif  qui  recule  devant  sa 
poursuite;  —  qu'il  se  tourne  vers  cet  autre  infini  du 
temps,  l'avenir,  et  il  sent  en  lui  la  même  impuissance: 
si  fécondes  que  soient  ses  facultés  de  prévision,  plus 
il  avance,  plus  vaste  s'offre  à  lui  l'immensité  qu'il  lui 
reste  à  parcourir.  Avec  la  multiplicité  sans  fin,  l'inter- 
minable déroulement  de  ces  longues  chaînes  lui  pré- 
sente l'incessante  mobilité  :  ce  qui  a  paru  s'efface,  ce 
qui  est  né  meurt,  et  c'est  à  peine  si  le  présent  est  sorti 
de  l'avenir  que  déjà  il  est  tombé  dans  le  passé.  Le  pré- 
sent donc  lui  échappe  aussi  au  moment  même  où  il 
croit  le  tenir,  et  supposons  que,  par  impossible,  il 
l'appréhende,  le  fixe  comme  un  peintre  fixe  une  scène 
sur  une  toile,  et  qu'il  lui  donne  par  ce  moyen  un 
semblant  d'éternité,  ses  idées,  ainsi  réduites  au  pré- 
sent, n'offriraient-elles  pas  encore  le  même  défaut  que 


NÉCESSITÉ   DE  LA   SCIENCE  ET  t)E  SON  ÉVOLUTION   143 

dans  le  temps  entier?  même  ramassées  en  un  seul 
instant,  et  soustraites  à  la  loi  de  la  durée,  ne  seraient- 
elles  pas  encore  éparses  dans  l'immensité  de  l'espace? 
et  si,  comme  séduit  par  cette  unité  harmonieuse  que 
les  choses  semblent  alors  présenter,  l'entendement 
espère  en  embrasser  la  systématique  cohésion,  ne  va- 
t-il  pas  encore  s'épuiser  à  les  poursuivre  d'étendue  en 
étendue  sans  pouvoir  atteindre  à  des  limites  qui  ne 
sont  pas  ?  —  Ainsi  la  pensée,  qui  aurait  dû  être,  dans 
l'acte  parfait  de  la  perception,  comme  une  construction 
superbe  et  sublime,  comme  un  tout  achevé,  n'est, 
parce  qu'elle  est  soumise  aux  lois  du  temps  et  de  l'espace, 
qu'un  amoncellement  de  matériaux  dont  les  uns  sont 
systématiquement  ordonnés,  tandis  que  les  autres  sont 
encore  pêle-mêle  et  dispersés  au  hasard  des  sensations; 
elle  est  comme  ces  édifices  que  l'audace  humaine  en- 
treprend et  laisse  toujours  inachevés  :  ce  n'est  qu'un 
perpétuel  devenir. 

Ainsi,  la  réalité  échappe,  en  somme,  au  sujet,  —  du 
moins  dans  sa  totalité  ;  mais,  —  conséquence  plus 
grave  encore  et  non  moins  fatale,  —  il  s'échappe  à  lui- 
même  :  en  effet,  quel  que  soit  son  objet,  la  pensée  ne 
peut  s'exercer  que  suivant  ses  lois,  et  la  réflexion  sur  soi 
n'est  pas  plus  affranchie  que  la  perception  de  l'univers 
de  certaine  condition  générale  de  la  connaissance  ;  en 
tant  qu'il  connaît,  il  est  sujet  de  la  connaissance,  et,  par 
suite,  soumis  à  la  catégorie  du  temps;  d'autre  part,  il 
est  aussi  l'objet  de  sa  connaissance,  et,  comme  tel,  il 
se  retrouve  encore  lié  par  cette  même  loi  du  temps,  de 
sorte  que  si,  comme  pensée,  il  pouvait  se  soustraire  à 
cette  forme,  il  ne  pourrait  s'y  dérober  comme  matière 


144  l'évolution  de  la  science 

de  pensée.  De  là  ces  conséquences  nécessaires  :  l'être 
véritable,  —  qui  précisément  n'est  pas  soumis  à  la  loi 
du  temps,  —  demeure  caché,  insaisissable  ;  en  faisant 
les  choses  semblables  à  lui,  l'esprit  est  devenu  lui- 
même  quelque  peu  semblable  aux  choses  :  il  est  un 
individu,  et,  par  suite,  soumis,  lui  aussi,  à  un  devenir; 
son  unité,  si  elle  est  entière  et  parfaite  à  chaque  ins- 
tant, ne  s'exprime  plus  du  moins  dans  le  temps  que 
par  la  durée,  par  l'identité  :  le  sujet  se  perçoit  épars  et 
fragmenté  dans  la  série  linéaire  de  la  conscience  qu'il 
remonte  et  redescend  incessamment  entre  des  limites 
étroites,  incapable,  d'une  part,  de  saisir  autre  chose 
que  des  parcelles  de  lui-même,  et,  d'autre  part,  de 
rassembler  toutes  ces  parcelles  comme  en  un  faisceau, 
soit  parce  qu'un  grand  nombre  lui  demeurent  inconnues, 
soit  parce  qu'il  y  a  toujours  un  passé  qui  lui  manque  et 
un  avenir  qu'il  ignore. 

En  résumé,  qu'elle  s'applique  au  sujet  ou  à  l'objet, 
la  sensation  ne  peut,  pour  le  moins,  échapper  à  un 
double  défaut  ;  elle  manque  d'étendue  et  d'unité  : 
d'étendue,  puisque  la  conscience,  forme  générale  de 
toute  connaisance,  est  bornée  au  présent,  et,  dans  le 
présent,  à  un  atome  de  réalité  ;  —  d'unité,  puisque  la 
pensée  ne  saisit  que  successivement  et  n'embrasse 
pas  dans  leur  totalité  les  phénomènes  qui  constituent 
l'univers  :  le  temps  et  l'espace,  qui  rendent  possible  la 
sensation,  mais  dont  l'indéfini  n'est  qu'une  inexacte 
traduction,  qu'un  symbole  imparfait,  de  Tinfinilude 
originelle  de  l'Esprit,  sont,  en  même  temps  que  des 
conditions  de  la  pensée  distincte,  des  entraves  pour 
elle. 


NÉCESSITÉ  DE  LA  SCIENCE  ET  DE  SON  ÉVOLUTION     14& 

Par  suite  s'impose  à  l'entendement  la  nécessité  de 
s'en  affranchir,  ou,  tout  au  moins,  de  faire  effort  pour 
s'y  soustraire.  De  même  que  l'homme,  en  entrant  dans 
la  société  de  ses  semblables,  abdique  une  partie  de  ses 
droits  naturels,  de  sa  liberté  illimitée,  puis,  quand  il  y  a 
pris  sa  place,  travaille  à  recouvrer  peu  à  peu,  lambeaux 
par  lambeaux,  cette  liberté  momentanément  abandonnée 
sous  le  coup  d'une  nécessité  pratique,  de  même, l'Esprit, 
en  constituant  le  monde,  renonce  à  quelque  chose  de 
sa  perfection,  mais  engage  ensuite  une  lutte  pour 
l'abrogation  des  lois  auxquelles  il  s'est  spontanément 
assujetti.  Après  avoir  créé  le  temps  et  l'espace,  il  lui 
faut  les  détruire  ;  après  s'être,  pour  ainsi  dire,  éloigné 
de  sa  forme  primitive,  pour  saisir  ou  engendrer  les 
choses,  il  n'aspire  qu'à  y  faire  retour,  comme  ces 
émigrants  qui  vont  chercher  fortune  en  des  régions 
lointaines,  mais  ne  songent  qu'à  revenir  dans  leur 
pays  natal,  pour  y  jouir  d'un  repos  et  d'un  bien-être 
gagnés  dans  les  souffrances  de  l'exil. 

L'esprit,  lui  aussi,  a  fait  fortune  ;  mais  il  lui  faut  revenir 
sur  ses  pas;  or  va-t-il,  pour  retourner  à  son  principe, 
rejeter  le  monde  comme  vil  et  étranger  à  lui  ?  Il  n'au- 
rait donc  systématiquement  ordonné  ses  sensations, 
créé  une  matière  distincte  et  logique  de  pensée,  en- 
,  gendre  l'univers  et  répandu  à  profusion  l'être  et  la  vie, 
que  pour  abîmer  tout  dans  le  néant  et  revenir  à  lui 
mécontent  de  son  inféconde  fantaisie?  —  Et,  quand  il 
voudrait  renoncer  à  la  possession  de  la  réalité,  le 
pourrait-il?  n'a-t-il  pas  lié  son  existence  à  celle  de  l'objet? 
Certes,  il  n'est  plus  l'Esprit  pur,  il  est  l'entendement 
avec  ses  formes,  avec  ses  nécessités:  en  ordonnant  les 

10 


146  l'évolution  de  la  science 

choses  suivant  les  lois  du  temps  et  de  l'espace,  il  s'est 
condamné  à  penser  les  choses,  et  suivant  ces  mômes 
lois;  il  est  engagé  lui-même  dans  une  évolution  :  ce 
qu'il  a  produit,  lois  et  matière  que  régissent  ces  lois, 
il  le  subit;  il  n'entre  en  acte  qu'avec  la  réalité  et  par 
elle,  et  ne  peut  pas  plus  s'en  séparer  qu'un  triangle  de 
ses  angles  ou  de  ses  côtés. 

Ainsi  une  double  nécessité  contradictoire  pèse  sur 
lui  :  celle  de  s'affranchir  du  temps  et  de  l'espace,  et 
celle  de  penser  les  choses  qui  sont  dans  le  temps  et 
dans  l'espace.  De  là  la  science.  La  science,  en  effet, 
n'est  pas  la  simple  fantaisie  d'un  entendement  à  qui  il 
plairait  d'avoir  une  double  représentation  de  l'univers: 
c'est  une  nécessité  logique,  c'est  le  double  effort  secret 
de  l'esprit  pour  revenir  à  sa  loi  primitive,  à  la  non- 
contradiction  pure,  et  y  ramener  la  réalité  qui,  hors 
du  temps  et  de  l'espace,  est,  de  son  essence,  contradic- 
toire :  c'est  ce  travail  d'assimilation  des  choses  à  sa 
forme  et  d'affranchissement  tout  à  la  fois  qui  fera 
l'objet  de  l'étude  qui  suit. 

Dans  ce  qui  précède  nous  avons  vu  l'Esprit 
spontané  modifier  sa  logique  originelle  pour  l'éten- 
dre à  la  réalité;  nous  allons  voir  maintenant  l'en- 
tendement réfléchi  s'imposer  pour  ainsi  dire  des 
sacrifices  relatifs  à  la  réalité  pour  revenir  à  sa  logique 
originelle.  Nous  le  verrons,  subissant  une  évolution 
nouvelle  sous  le  coup  de  cette  double  nécessité  que 
nous  avons  constatée,  s'efforcer  d'abord,  dans  un 
premier  moment  de  la  science,  d'échapper  tout  à  la 
fois  à   la  loi  du  temps  et  à  celle  de  l'espace  par  une 


NÉCESSITÉ  DE  LA  SCIENCE  ET  DE  SON  ÉVOLUTION     147 

interprétation  des  choses  au  moyen  de  la  substance, 

—  puis,  cette  tentative  étant  vaine,  se  soustraire  au 
moins  à  la  loi  du  temps  et  saisir  les  relations  dans 
l'espace,  l'espace  étant  le  réceptacle  et  le  contenant  de 
la  réalité,  —  enfin,  dans  un  nouveau  progrès,  se  dérober 
à  celle  de  l'espace  et  traduire  les  choses  en  fonction 
du  temps  qu'il  dépouille  même  de  son  apparente  infi- 
nitude  en  le  réduisant  à  n'être  plus  la  loi  de  l'objet, 
mais  seulement  celle  de  la  pensée  et  de  ses  symboles  (1). 

—  En  conséquence,  la  science  passe  nécessairement 
par  trois  périodes  :  elle  est  d'abord  la  recherche  de  la 
substance;  —  puis  elle  repose  sur  la  loi  de  finalité,  qui 
est,  —  nous  l'avons  dit,  —  l'expression  de  la  logicité 
des  choses  dans  l'espace;  —  elle  finit  par  êtremécaniste, 
la  loi  de  causalité  étant  l'expression  de  leur  logicité 
dans  le  temps;  ce  travail,  d'une  part,  amène  graduelle- 
ment la  pensée  à  ne  s'exercer  plus  que  suivant  la  loi 
de  non-contradiction,  et,  d'autre  part,  chacune  de  ces 
interprétations  réalise  un  progrès  sur  la  précédente  en 
ce  sens  qu'elle  est  plus  propre  à  exprimer  plus  exacte- 
ment et  plus  complètement  la  réalité. 

Nous  verrons  aussi  que  ce  travail  est  un  travail 
d'analyse,  et  que  cette  analyse  se  poursuit  de  plus  en 
plus  parfaite  et  de  plus  en  plus  élémentaire  à  chacune 
des  périodes,  dont  la  première  prépare  la  deuxième  et 
celle-ci  l'analyse  dernière  et  définitive;  l'entendement 
réfléchi  saisit  d'abord  l'unité  dans  la  substance,  puis 
une  certaine  multiplicité  dans  les  qualités  ou  proprié- 

(1)  La  réduction  des  choses  à  la  forme  mathématique  les 
soustrait  à  la  loi  du  temps  ;  mais  la  numération  suppose 
encore  le  temps. 


148  NÉCESSITE  D'UNE  ÉVOLUTION 

tés  générales,  et  une  multiplicité  plus  grande  encore 
et  presque  infinie  dans  les  phénomènes  et  les  éléments 
qui  les  composent  :  la  subslantialité  est  un  principe 
de  synthèse  supérieur  à  l'espace,  et  l'espace  au  temps 
qui  est  comme  une  ligne  sans  épaisseur  où  se  dérou- 
lent en  succession  les  atomes  de  la  réalité. 


II 

NÉCESSITÉ  D'UNE  ÉVOLUTION  DANS   LA    CONCEPTION 
DE  LA  MÉTHODE  DE  LA  SCIENCE 

C'est  par  cette  nécessité  d'ordre  purement  logique 
que  nous  allons  commencer,  et  nous  constaterons  que 
les  étapes  successives  de  l'évolution  de  la  science  cor- 
respondent à  des  progrès  successifs  dans  la  méthode. 

La  conséquence  immédiate  de  l'obligation  où  est 
l'entendement  de  revenir  à  la  forme  originelle  de  la 
pensée  sans  renoncer  à  la  possession  de  l'univers,  est 
qu'il  se  trouve  comme  en  présence  d'une  double  con- 
naissance :  l'une  est  réelle,  achevée  ;  c'est  la  perception; 
l'autre  est  idéale  et  seulement  possible  :  c'est  la  science  ; 
l'une,  qui  est  acquise,  embrasse  les  images  spontanées 
groupées  systématiquement  dans  le  temps  et  dans  l'es- 
pace: elle  est  concrète;  —  l'autre,  qui  est  à  acquérir, 
doit  être  indépendante  de  toute  représentation  dans  le 
temps  et  dans  l'espace,  c'est-à-dire  abstraite;  —  l'une 
est  présente  comme  un  fait,  l'autre  s'impose  comme 
une  nécessité  logique. 

En  même  temps,  une  autre  opposition  résulte  de  la 
création  de  la  catégorie  de  substance,  celle  des  phéno- 


DANS  LA  CONCEPTION  DE  LA  MÉTHODE      149 

mènes  sensibles  et  du  principe  non  percevable  des 
phénomènes,  de  ce  qui  passe  et  de  ce  qui  demeure, 
des  apparences  et  de  la  réalité  cachée,  du  devenir 
multiple  et  changeant  et  de  la  substance  une  et  stable. 
La  substance,  qui  est  l'inconnu,  l'insaisissable  pour  les 
sens,  se  présente  donc  comme  l'objet  de  la  science, 
par  opposition  à  l'apparence,  objet  de  la  perception  : 
les  choses  étant  dépouillées  de  ce  qui  est  sensible, 
reste  la  substance. 

Le  problème  de  la  science  doit  donc  se  poser  à 
l'origine  comme  la  détermination  de  la  substance  qui 
est  l'expression  de  l'unité  et  de  la  stabilité,  en  même 
temps  que  la  condition  des  phénomènes  et  le  support 
des  apparences.  Or,  la  méthode  dépend  de  l'objet  :  ce 
ne  peut  être  ni  l'intuition  et  la  simple  observation  des 
choses,  puisque  la  science  se  donne  comme  l'opposé  de 
l'intuition  et  que  la  substance  est  précisément  conçue 
comme  échappant  à  toute  observation,  —  ni  la  méthode 
purement  rationnelle,  puisqu'il  s'agit  de  la  connaissance 
de  la  réalité,  et  que,  d'ailleurs,  au  début  de  la  science, 
en  ce  temps  de  représentation  spontanée,  il  est  difficile 
de  ne  pas  se  figurer  la  substance  elle-même  avec  des 
qualités  sensibles.  Sans  doute,  les  deux  méthodes  ont 
été,  en  fait,  pratiquées,  l'une  plus  spécialement  par  les 
physiciens  de  Milet,  l'autre  par  les  Eléates  et  les 
Pythagoriciens;  mais  ni  l'une  ni  l'autre  ne  l'a  été  ex- 
clusivement ;  l'observation  et  le  raisonnement  fournis- 
saient les  hypothèses  :  la  vérification  de  ces  hypothèses 
se  faisait  par  la  comparaison  de  la  substance  supposée 
avec  les  apparences  que  les  choses  présentaient;  la 
seule  méthode  employée  durant  la  période  substantia- 


150  NÉCESSITÉ  D'UNE  ÉVOLUTION 

liste  (l'histoire  en  fait  foi),  la  seule  qui  fût  possible, 
était  la  méthode  analogique  :  de  ressemblances  appa- 
rentes et  plus  ou  moins  lointaines  on  concluait  à  des 
ressemblances  d'essence  et  de  nature  ;  celle  des  sub- 
stances qui  présentait  les  analogies  les  plus  frappantes 
avec  le  plus  grand  nombre  de  choses  était  tenue  pour 
la  substance  universelle. 

Quand,  ensuite,  après  des  recherches  stériles,  on 
renonça  au  problème  insoluble  et  vain  de  la  substance, 
on  ne  renonça  point,  pour  cela,  à  la  méthode  employée 
ni  surtout  aux  résultats  positifs  obtenus  par  elle;  seu- 
lement, ces  résultats  furent  recherchés  pour  eux-mêmes, 
et  ce  qui  n'était  d'abord  qu'un  moyen  devint  le  but  de 
l'investigation  scientifique.  Dans  la  comparaison  des 
êtres  entre  eux,  qui  devait  conduire  à  la  connaissance 
de  l'être  caché  sous  les  phénomènes,  dans  cet  effort 
pour  saisir  la  substance  hors  du  temps  et  de  l'espace, 
on  avait  dû  faire  abstraction  des  conditions  phénomé- 
nales de  temps  et  de  lieu,  des  déterminations  de  durée 
et  d'étendue  :  le  semblable  avait  été  rapproché  du 
semblable,  dégagé  des  associations  dans  lesquelles  il 
entrait,  —  et  ainsi  avait  été  entreprise,  d'abord  comme 
un  moyen  d'arriver  à  la  substance,  puis  insensiblement 
pour  elle-même,  l'étude  de  l'essentiel,  de  l'attribut,  de 
la  manière  d'être  générale,  de  la  qualité  :  la  méthode 
analogique,  qui  ne  pouvait  mener  à  la  découverte  de 
la  substance,  avait  d'elle-même  conduit  à  une  nouvelle 
conception  de  la  science.  —  Dès  lors,  on  dégagea  les 
similitudes  sans  prétendre  connaître  autre  chose 
que  les  similitudes  et  les  relations  qu'on  en  pou- 
vait conclure  :  la  comparaison   amena  naturellement 


DANS   LA   CONCEPTION    DE  LA   MÉTHODE  15l 

à   la   répartition  en  espèces  et  en  genres,  à  la  classi- 
fication (1). 

La  classification  n'est  elle-même  que  provisoire  :  elle 
suppose,  d'ailleurs,  un  autre  procédé.  En  effet,  elle 
consiste  en  une  résolution  de  formes  complexes  en  des 
formes  de  plus  en  plus  simples;  or  cette  résolution 
n'est  possible  que  par  l'analyse  préalable  des  objets  et 
des  êtres  où  se  rencontrent  ces  formes,  et  elle  est 
d'autant  plus  parfaite  et  plus  exacte  que  cette  analyse 
est  elle-même  plus  exacte  et  plus  parfaite.  Jusqu'où 
doit-on  pousser  cette  analyse?  On  peut  sans  doute,  dans 
le  principe,  se  contenter  d'une  décomposition  qualita- 
tive superficielle,  si  l'on  ne  poursuit  que  la  recherche 
de  types  de  convention;  mais,  s'il  faut  connaître  les  es- 
pèces et  les  genres  véritables,naturels,  c'est-à-dire  s'il  faut 
reproduire  dans  la  représentation  scientifique  les  lois 
générales  de  la  représentation  spontanée,  une  simple 
inspection  de  la  surface  ne  suffit  plus;  il  faut  une  analyse 
systématique  de  l'être,  et  non  pas  seulement  en  ses 
propriétés  générales,  mais  encore  en  ses  états  et  ma- 


(1)  M.  Egger,  dans  un  travail  récemment  publié  (Revue  in- 
ternationale de  l'Enseignement,  n°  du  15  août  1890),  soutient 
cette  thèse  que  les  anciens  n'eurent  pas  l'idée  d'expérimenter 
et  que  c'est  pour  cette  raison  qu'ils  n'ont  pas  compris  la 
science. 

Or,  il  nous  semble  que  la  méthode  employée  dans  la  science 
dépend  de  la  conception  qu'on  se  fait  de  la  science,  et  non  la 
conception  qu'on  s'en  fait  de  la  méthode,  —  le  moyen  de  la 
fin,  non  la  fin  du  moyen.  Les  anciens  ne  concevant  pas  la 
science  à  notre  façon,  c'est-à-dire  ne  lui  assignant  pas  comme 
objet  les  phénomènes,  ne  pouvaient  avoir  l'idée  de  l'expéri- 
mentation qui  est  le  mode  de  connaissance  des  phénomènes  ; 
ils  ont  poursuivi  la  recherche  de  la  substance  ou  de  la  qualité  : 
leurs  méthodes  ont  donc  été  et  devaient  être  l'observation  et 
l'analogie. 


152  NÉCESSITÉ   D'UNE   ÉVOLUTION 

nières  d'être  ;  car  les  propriétés  générales  ne  se  présen- 
tent pas  réalisées  comme  propriétés  générales;  elles  le 
sont  dans  les  différents  états  des  individus  ou  dans  les 
phénomènes  qui  affectent  les  objets;  l'analyse  élémen- 
taire des  états  et  des  phénomènes  s'impose,  par  consé- 
quent, comme  la  condition  de  la  connaissance  appro- 
fondie et  scientifique  de  la  qualité.  Ainsi,  de  même  que 
nous  avons  vu  la  méthode  analogique  conduire  insensi- 
blement à  la  classification,  et  la  détermination  des 
natures  ou  substances  communes  à  celle  des  propriétés 
et  des  genres,  de  même  on  doit  passer  nécessairement 
de  la  classification  à  l'expérimentation  et  à  l'analyse,  et 
de  la  connaissance  des  propriétés  à  celle  des  éléments. 
Cette  recherche  des  éléments,  d'abord  pratiquée  pour 
arriver  à  un  plus  juste  discernement  des  propriétés 
communes  et  à  une  plus  parfaite  classification,  est  prise 
ensuite  pour  l'objet  même  de  la  science,  et,  dès  lors,  la 
discrimination  qualitative  devient  une  analyse  élémen- 
taire quantitative. 

L'entendement  poursuit  son  investigation  jusqu'à 
l'élément  :  il  est  bien  évident  qu'il  ne  peut  aller  au-delà. 
Par  conséquent,  trois  interprétations  des  choses,  trois 
conceptions  de  la  science,  s'imposent,  et  seules  elles 
sont  possibles,  parce  qu'il  n'y  a  pas  d'autre  objet  de 
connaissance  que  la  substance,  la  qualité  et  l'élément. 
De  plus,  une  nécessité  d'ordre  logique  impose  à  la 
science  une  évolution  :  la  première  période  prépare  la 
suivante  et  celle-ci  la  troisième;  c'est  pour  atteindre  à 
la  substance  qu'on  étudie  et  compare  les  qualités; 
c'est  pour  connaître  les  qualités  qu'on  pénètre  jusqu'à 
l'élément;  l'entendement  s'efforce  d'abord  d'embrasser 


DANS  LA  CONCEPTION  DE  LA  MÉTHODE  153 

l'ensemble,  puis,  dans  l'ensemble,  la  fonction  de  chaque 
système,  et  finalement,  dans  chaque  système,  la  fonction 
de  chaque  élément.  A  chaque  phase  un  progrès  se 
réalise  :  c'est  d'abord  l'unité  substantielle  dont  on 
poursuit  la  recherche,  puis  la  multiplicité  qualitative 
et  enfin  la  multiplicité  quantitative;  l'analyse  élémen- 
taire suppose  la  dissociation  préalable  des  individus  en 
leurs  qualités,  et  cette  dissociation  des  individus  leur 
distinction  dans  la  réalité  totale. 

On  comprendra  mieux  encore  la  nécessité  de  cette 
analyse  progressive,  qui  ne  s'arrête  qu'à  l'atome,  à 
l'inextensif  (lequel  ne  peut  être  analysé  lui-même),  la 
nécessité  des  degrés  qu'elle  comporte  et  de  l'évolution 
qu'elle  suit,  quand  nous  aurons  rappelé  brièvement 
comment  se  forme  la  perception  et  comment  l'esprit 
spontané  a  passé  de  la  sensation  élémentaire,  infiniment 
multiple,  indistincte  et  inconsciente,  à  la  constitution 
des  individus.  Nous  avons  dit  que  l'esprit,  en  présence 
de  sensations  innombrables  et  contradictoires  dont 
l'homogénéité  ne  constitue  qu'une  possibilité  et  ne 
saurait  produire  un  état  de  conscience,  confond  cer- 
taines d'entre  elles  en  une  unité  qualitative,  en  une 
seule  représentation  extensive,  puis  que  telle  ou  telle 
de  ces  représentations  est,  par  un  travail  ultérieur, 
unie,  associée  à  d'autres,  non  pas  similaires  et  de 
même  ordre,  mais  pour  ainsi  dire  harmoniques  et 
sympathiques,  de  manière  à  en  composer  un  système 
de  pensée  unique,  un  individu;  nous  avons,  en  d'autres 
termes,  distingué  dans  la  perception  trois  périodes, 
celle  des  sensations  élémentaires  et  indistinctes  hors 
du  temps  et  de  l'espace,  celle  de  leur  unification  en. 


154        ÉVOLUTION  DANS  LA  CONCEPTION  DE  L'OBJET 

des  représentations  qualitatives  dans  le  temps  et  dans 
l'espace,  celle  enfin  du  groupement  de  ces  sensations 
extensives  soit  en  individualités  multiples,  soit  en  un 
tout  unique.  Nous  devons  donc  retrouver  dans  la 
science  ces  trois  périodes;  car,  si  le  travail  de  l'enten- 
dement réfléchi  n'est  pas  arbitraire,  il  doit  se  faire  en 
sens  inverse  du  travail  de  la  pensée  ordonnatrice  des 
choses  et  les  différentes  phases  de  la  synthèse  spon- 
tanée doivent  se  retrouver  dans  l'analyse  méthodique. 
En  conséquence,  après  que  le  tout  n'a  pu  être  embrassé 
dans  une  pensée  unique  sous  la  forme  de  la  substance, 
après  que  les  individus  ont  été  dissociés  en  leurs  qua- 
lités essentielles,  l'analyse  doit  se  poursuivre  jusqu'aux 
éléments,  jusqu'aux  atomes,  équivalents  et  symboles  des 
sensations  élémentaires,  —  simples  et  irréductibles 
comme  elles,  —  comme  elles  insaisissables  à  la  pensée, 
et  comme  elles  enfin  inextensifs  et  étrangers  à  la  durée, 
parce  qu'ils  sont,  comme  elles  encore,  par  delà  le 
temps  et  l'espace. 

III 

NÉCESSITÉ  D'UNE  ÉVOLUTION   DANS   LA    CONCEPTION 
DE  L'OBJET  DE   LA   SCIENCE 

Cette  marche  que  suit  fatalement  l'analyse,  des 
nécessités  d'un  ordre  supérieur  l'imposent  à  l'enten- 
dement et  à  la  science  :  nous  avons  vu,  en  effet,  que 
la  science,  c'est  l'effort  de  l'entendement  pour  sous- 
traire sa  pensée  et  l'univers  aux  lois  du  temps  et  de 
l'espace.  Or,  c'est  en  vain  qu'il  veut  s'en  affranchir 
tout-à-fait;  en  tous  cas,  ce  n'est  pas  par  un  premier  coup 


INTERPRÉTATION   SUBSTANTIALISTE  155 

d'audace,  pour  ainsi  dire,  qu'il  recouvre  son  indépen- 
dance ;  il  doit  y  travailler  patiemment,  la  préparer  de 
longue  main,  l'obtenir  peu  à  peu  et  comme  par  lam- 
beaux :  tel  qu'un  prisonnier  qui  aurait  d'abord  été  en- 
chaîné dans  un  cachot,  qui  obtiendrait  ensuite  comme 
adoucissement  à  son  sort  d'être  enfermé  dans  une  prison 
ensoleillée,  et  qui  finirait  par  n'être  plus  que  prisonnier 
sur  parole  dans  une  place  forte,  il  se  débarrasse  peu  à 
peu  de  ses  entraves,  mais  sans  pourtant  parvenir  à  la 
liberté  absolue. 

Du  moment  en  effet  que  l'entendement  est  engagé 
dans  la  même  évolution  que  l'univers,  le  temps  et  l'es- 
pace demeurent  ses  lois;  mais  ce  sont  des  lois  sem- 
blables à  ces  règles  flexibles  qui  se  plient  aux  con- 
tours des  choses,  ou  encore  à  ces  substances  élastiques 
qui  peuvent  se  détendre  presque  indéfiniment  ;  aussi 
l'entendement  crée-t-il  des  représentations  qui,  si  elles 
impliquent  encore  les  formes  du  temps  et  de  l'espace, 
valent  du  moins  pour  tous  les  espaces  et  pour  tous  les 
temps  et  renferment  comme  un  double  infini  en 
puissance. 

1°     INTERPRÉTATION     SUBSTANTIALISTE 

Certes,  on  ne  s'est  pas  élevé  d'emblée  à  la  connaissance 
de  ces  représentations;  dans  les  premières  époques,  la 
science  se  confondit  soit  avec  la  sensation  soit  avec  la 
religion;  son  premier  langage  fut  la  poésie:  c'était  la 
traduction  pure  et  simple  des  impressions  telles  qu'elles 
étaient  ressenties  dans  ces  temps  de  représentation 
spontanée  des  choses:  les  personnifications  et  les  divi- 
nisations y  abondent;  l'harmonie,  l'ordre,  la  beauté, 


156        ÉVOLUTION    DANS  LA  CONCEPTION  DE  L'OBJET 

de  l'univers  sensible,  y  sont  exprimés  avec  cette  naïveté 
que  les  enfants  apportent  dans  leurs  premières  contem- 
plations d'un  beau  ciel  resplendissant  d'étoiles;  la  nature 
tout  entière  est  animée,  peuplée  d'êtres  semblables  à 
l'homme  ou  plus  puissants  que  lui:  un  arbre  est  un 
satyre,  une  flaque  d'eau  est  une  naïade  ;  la  personne 
a  été  comme  le  premier  symbole  des  choses;  si,  de  nos 
jours,  on  ne  retrouve  plus  chez  les  poètes  cette  fraicheur 
des  impressions,  si  la  terre  est  dépeuplée  et  les  cieux 
déserts,  c'est  qu'à  notre  esprit  plus  mûr  il  faut  des 
interprétations  moins  primesautières  des  choses  et  qu'à 
l'expression  enfantine  de  l'univers  nous  avons  substitué 
un  langage  moins  imagé:  la  littérature  et  la  poésie  ont 
ressenti  comme  le  contre-coup  des  progrès  de  la  science 
et  de  la  réflexion  de  la  pensée. 

Puis,  quand  l'œuvre  de  la  création,  de  l'organisation 
logique  des  sensations,  est  achevée,  l'entendement  sent 
peser  sur  lui  la  double  nécessité  de  penser  indépendam- 
ment du  temps  et  de  l'espace  sans  renoncer  à  la  posses- 
sion de  l'univers.  Or,  précisément,  même  dans  l'œuvre 
de  la  perception  spontanée,  il  se  présente  quelque 
chose  qui  tout  à  la  fois  semble  être  la  totalité  de  l'uni- 
vers et  échapper  pourtant  aux  lois  du  temps  et  de  l'es- 
pace: c'est  la  substance,  expression  objective  de  l'unité 
et  de  la  stabilité  de  l'esprit;  l'interprétation  substan- 
tialiste  des  choses  doit  donc  se  présenter  tout  d'abord 
à  l'entendement  réfléchi  comme  la  science,  puisqu'elle 
en  remplit  si  bien  les  conditions. 

En  effet,  la  position  de  la  catégorie  de  substance 
crée  l'opposition  des  phénomènes  ou  des  qualités  et 
de  la  substance;  or,  tandis  que  les  phénomènes  ou 


INTERPRÉTATION  SUBSTANTIALISTE  157 

qualités  sont  fatalement  rapportés  à  des  étendues  et 
à  des  durées,  la  substance,  au  contraire,  qui,  précisé- 
ment, est  imaginée  par  l'esprit  pour  assurer  leur  per- 
sistance dans  le  temps  et  dans  l'espace,  apparaît  elle- 
même  comme  affranchie  des  conditions  du  temps  et 
de  l'espace  ;  qu'on  ne  nous  objecte  pas  que  le  vulgaire 
prétend  qu'elle  est,  elle  aussi,  objet,  de  perception  et 
qu'il  lui  assigne  une  durée  et  une  étendue  :  on  prou- 
verait seulement  par  là  que  le  vulgaire  est  idéaliste 
sans  le  savoir  ou  qu'il  interprète  mal  les  données  de 
sa  connaissance  spontanée;  car  il  est  certain  que  sou- 
mettre la  substance  à  ces  lois  de  la  pensée,  c'est  la  dé- 
truire, c'est  la  nier  :  condition  de  la  durée  des  qua- 
lités, elle  ne  peut  elle-même  ni  être  une  qualité,  c'est- 
à-dire  quelque  chose  d'étendu,  ni  avoir  une  durée.  — 
D'autre  part,  tandis  que  le  phénomène  ou  la  qualité, 
c'est  l'apparence  multiple  et  variable,  la  substance,  au 
contraire,  dont  l'essence  est  de  demeurer,  est  l'être 
même,  la  vraie  réalité  immuable  sous  la  multiplicité  et 
la  variété.  En  effet,  —  et  cela  est  en  accord  avec  la  loi 
que  nous  avons  posée  dans  notre  étude  de  la  percep- 
tion et  plus  d'une  fois  vérifiée  :  le  dernier  apparu  est 
le  plus  apparent,  —  la  substance,  postérieure  logique- 
ment aux  qualités  et  aux  images,  semble  plus  réelle 
qu'elles;  loin  de  paraître  une  création  de  l'esprit  qui, 
en  objectivant  sa  propre  immutabilité,  l'exprime  et  la 
symbolise  dans  ce  support  et  ce  lien  de  cohésion  des 
qualités,  loin  de  paraître,  en  d'autres  termes,  imaginée 
à  l'occasion  des  qualités  et  pour  elles,  elle  se  pré- 
sente comme  leur  donnant,  à  titre  de  cause  ou  d'es- 
sence, leur  existence  éphémère;  elle  s'est  substituée  à 


158       ÉVOLUTION  DANS  LA  CONCEPTION  DE  L'OBJET 

elles  qui  n'en  sont  plus  que  la  manifestation  exté- 
rieure, la  surface,  et  comme  le  vêtement.  Par  suite, 
saisir  la  substance,  c'est  bien  saisir  l'être  et  l'objet  tout 
entier;  que  l'entendement  pénètre  donc,  par  delà  les  con- 
ditions de  la  connaissance  sensible,  jusqu'à  ce  principe 
caché  qui  constitue  l'être  de  l'univers,  stable  et  indépen- 
dant de  la  sensation,  et  il  possédera  la  science  véritable, 
celle  de  la  réalité  soustraite  aux  lois  de  la  sensibilité. 
Ainsi,  dans  son  retour  à  sa  forme  originelle,  l'enten- 
dement réfléchi  rencontre  fatalement,  tout  d'abord, 
l'interprétation  substantialiste  qui  semble  lui  garantir 
et  la  possession  de  la  réalité  et  l'indépendance  à  l'égard 
des  lois  du  temps  et  de  l'espace  :  sans  compter  que  la 
science  ainsi  entendue  a  de  quoi  la  séduire  !  Non 
seulement  elle  est  la  connaissance  de  ce  qui  se  dérobe 
aux  sens,  de  ce  qui  se  présente  comme  l'inconnaissable, 
—  en  quoi  elle  est  un  heureux  complément  à  la  per- 
ception ;  non  seulement  elle  est  la  connaissance  adé- 
quate de  l'être  ;  non  seulement  enfin,  la  pensée  est 
assurée  d'avoir  une  matière  stable,  garantie  de  sa  propre 
stabilité;  mais  encore  la  science  revêt  nécessairement 
et  tout  à  la  fois  un  double  caractère  d'ampleur  et  d'unité  : 
d'un  côté,  il  n'est  rien  qui  soit  sans  substance,  et  par 
conséquent  connaître  la  substance,  c'est  connaître  le 
tout  ;  d'un  autre  côté,  la  substance,  multiple  dans  ses 
manifestations  ou  ses  effets,  est  une  dans  son  essence 
ou  dans  son  acte,  si  bien  qu'en  elle  l'entendement 
saisit  la  source  et  le  principe  de  la  réalité;  la  science, 
dès  lors,  n'est  plus  qu'une  cosmogonie  :  l'entendement 
réfléchi  se  fait  créateur  à  l'instar  de  l'esprit  spontané, 
et,  dans  cet  engendrement  des  choses  au  moyen  de  la 


INTERPRÉTATION  SUBSTANTIAL1STÈ  159 

substance,  nous  retrouvons  comme  un  souvenir  et  une 
imitation  de  la  genèse  primitive  de  l'univers. 

Vain  espoir  d'une  pensée  présomptueuse  qui,  vivant 
au  sein  du  relatif,  tente  de  bondir  dans  l'absolu,  — 
ou  peut-être  d'une  pensée  inquiète  et  comme  éperdue 
qui  cherche  inconsciemment  à  se  tromper  elle-même 
en  donnant  au  relatif  les  apparences  de  l'absolu.  Car 
est-ce  bien  vraiment  la  réalité,  est-ce  bien  l'univers, 
que  cet  être  caché  sous  les  phénomènes,  indifférent  à 
toutes  les  formes  qu'il  subit,  qui  peut  être  tout,  mais 
qui  n'est  rien,  —  simple  canevas  sans  broderie,  et 
qui  n'a  pas  d'autre  attribut  que  la  consistance  ? 
Singulière  esthétique  vraiment  que  la  critique,  non 
des  peintures  et  des  procédés  de  l'art,  mais  des  toiles  ou 
des  bois  que  cachent  les  œuvres  et  des  cadres  qui  les 
portent  !  Singulière  science  que  celle  d'une  substance, 
banal  support  ,  elle  aussi,  des  chefs-d'œuvre  de  la 
nature,  substance  sans  détermination,  informe!  L'es- 
prit, comme  si  le  travail  de  la  perception  eût  été  vain, 
se  retrouverait  donc  simplement  en  présence  d'un 
possible,  d'une  masse  inordonnée,  d'un  néant!  Et, 
quand,  par  cette  prétendue  science,  il  compte  saisir  la 
réalité  tout  entière,  il  lâche  vraiment  la  proie  pour 
l'ombre. 

Il  revient  donc  à  lui  dépossédé,  les  mains  vides  !  — 
Mais  peut-être  nous  faisons-nous  une  idée  imparfaite 
et  incomplète  de  cette  substance  qui  n'est  pas  seule- 
ment le  lien  d'inhérence  des  phénomènes,  mais  qui 
est  conçue  comme  les  engendrant  dans  l'espace  aux 
différents  moments  de  la  durée  :  l'entendement,  par 
suite,  posséderait  éminemment  la  réalité,  puisqu'il  la 


160        ÉVOLUTION  DANS  LA  CONCEPTION  DE  L'OBJET 

posséderait  dans  sa  source.  Pure  illusion!  car  cette 
puissance  causatrice  qu'on  attribue  à  la  substance 
est-elle  intelligible?  On  comprend  certes  que  l'esprit 
créateur  du  temps  et  de  l'espace  puisse  du  même 
coup  engendrer  ou  ordonner  les  choses  dans  le  temps 
et  dans  l'espace;  mais  si  le  temps  et  l'espace  sont  des 
réceptacles  sans  nul  rapport  avec  la  substance,  com- 
ment imaginer  que  la  substance  peuple  le  temps  et 
l'espace  de  qualités  et  de  phénomènes?  —  D'ailleurs, 
qui  ne  voit  que  cette  puissance  génératrice,  ainsi 
attribuée  à  la  substance,  n'est  autre  que  celle  de 
l'esprit  lui-même,  qui,  remis  en  contact  avec  un  indé- 
terminé, en  tirera  un  nouvel  univers,  comme  le  peintre 
crée  un  nouveau  chef-d'œuvre  chaque  fois  qu'il  met 
dans  une  toile  quelque  chose  de  son  génie?  Cette 
substance  sans  l'esprit  n'engendrerait  pas  plus  que  la 
toile  sans  l'artiste  :  la  véritable  cosmogonie  ne  peut 
être  qu'œuvre  de  perception  et  non  de  science,  et 
l'esprit  qui  ne  garderait  de  la  perception  qu'une  sub- 
stance causatrice,  serait  semblable  au  peintre  qui  grat- 
terait un  chef-d'œuvre  pour  avoir  une  toile. 

Mais  supposons  même  que  la  substance,  tout  en 
demeurant  hors  du  temps  et  de  l'espace,  engendre 
vraiment  les  choses  dans  le  temps  et  dans  l'espace  : 
y  aura-t-il  profit  pour  l'entendement  à  créer  la  science 
de  la  substance  ?  —  De  deux  hypothèses  l'une  :  ou  bien, 
en  même  temps  que  la  substance,  les  choses  engendrées 
seront  l'objet  de  la  science,  ou  au  contraire  les  effets 
de  la  substance  causatrice  demeureront  étrangers  à  la 
pensée  scientifique  :  dans  la  première  hypothèse,  les 
choses  engendrées  dans  le  temps  et  dans  l'espace  sou- 


INTERPRÉTATION    SURSTANTIALISTE  161 

mettront  à  ces  lois  la  pensée  qui,  dès  lors,  ne  sera  plus 
la  science,  mais  la  perception  ;  —  dans  la  deuxième, 
elles  seront  inconnues  à  l'entendement  qui  restera  en 
possession  de  la  seule  substance,  c'est-à-dire  d'une 
causalité  sans  effets.  Ainsi  l'entendement  se  soumet 
aux  conditions  de  la  sensation  ou  renonce  à  la  réalité 
phénoménale  :  le  progrès  est  nul. 

Et,  du  reste,  quand  bien  môme  la  substance  ne  serait 
pas  considérée  comme  engendrant  les  phénomènes, 
mais  en  elle-même,  et  non  dans  ses  effets,  du  mo- 
ment qu'elle  serait  objet  de  pensée,  elle  serait  soumise 
aux  lois  générales  de  l'intuition.  En  effet,  comme  nous 
l'avons  dit  précédemment,  l'entendement  n'est  plus 
seulement  régi  par  la  loi  de  non-contradiction  :  il  est 
lié  à  un  mode  de  connaissance  plus  complexe;  de  sorte 
que,  précisément,  dans  l'interprétation  substantialisle 
des  choses,  il  s'exerce  suivant  la  loi  de  l'espace  sur  un 
objet  qui  en  est  indépendant  :  de  là  cette  nécessité  de 
figurer  la  substance,  de  lui  donner  une  représentation 
concrète,  c'est-à-dire  d'en  faire  une  matière  de  percep- 
tion et  non  de  science,  nécessité  à  laquelle  ont  en  vain 
tenté  d'échapper  ceux  qui,  comme  les  Pythagoriciens 
ou  Empédocle,  ont  voulu  imaginer  une  substance 
abstraite  ou  immatérielle. 

Le  premier  effort  n'a  donc  pas  abouti  :  comme  un 
homme  qui  risquerait  des  économies  longuement 
amassées  dans  une  affaire  dont  le  succès  est  impossible, 
séduit  par  l'espoir  de  faire  d'un  seul  coup  une  grosse 
fortune,  l'entendement  humain  sacrifiait  la  réalité, 
l'œuvre  de  la  perception,  à  la  chimérique  science  de  la 
substance. 

11 


162       ÉVOLUTION  DANS  LA   CONCEPTION  DE  L'OBJET 

2°     INTERPRÉTATION     FINALISTE 

Ses  audacieuses  entreprises  étaient  condamnées 
d'avance,  parla  logique  même  des  choses,  à  la  stérilité  : 
toute  incursion  téméraire  dans  le  domaine  de  l'absolu 
est  interdite  à  une  pensée  relative  qui  a  son  sort  lié  à 
celui  d'un  objet  dont  les  conditions  d'existence  sont 
le  temps  etl'espace;  ni  cet  objet  ne  peut  devenir  absolu 
(ce  qui  impliquerait  une  contradiction),  ni  la  pensée  ne 
peut  rompre  avec  cet  objet  relatif  sans  devenir  aussitôt 
la  non-pensée,  et  chaque  fois  que  l'entendement  a 
tenté  d'échapper  aux  lois  qu'il  s'est  imposées,  ce  fut 
pour  les  mieux  sentir  peser  sur  lui;  car  cet  absolu  qu'il 
prétendait  saisir  ne  pouvait  se  présenter  à  lui  qu'avec 
une  forme  étendue  et  sous  la  condition  de  la  durée. 
Il  fallait  donc  en  venir  à  des  compromis  avec  l'expé- 
rience, et  le  problémede  la  science  qui,  primitivement, 
pouvait  s'énoncer  ainsi:  échapper  entièrement  au  temps 
et  à  l'espace  sans  rien  perdre  de  la  réalité,  se  modifiait 
et  se  simplifiait  en  ces  termes  :  abandonner  le  moins 
possible  de  la  réalité  en  l'arrachant  le  plus  possible  aux 
formes  du  temps  et  de  l'espace.  —  De  nos  jours  encore 
c'est  ainsi  qu'il  se  pose;  mais  la  solution  que  l'on 
poursuit  actuellement  ne  fut  pas  la  première  dans 
laquelle  on  s'engagea 

La  deuxième  période  de  la  science  est  celle  que 
nous  avons  appelée  qualitative  ou  finaliste,  suivant 
que  nous  en  avons  considéré  l'objet  ou  le  principe  : 
nous  allons  voir  comment  l'étude  de  la  qualité  s'im- 
pose à  l'entendement,  sur  quelle  base  repose  la  con- 
ception nouvelle  de  la  science,  comment  elle  présente 


Interprétation  finaliste  163 

les  choses  et  l'univers,  et  pour  quelles  raisons  enfin 
elle  doit,  à  son  tour,  céder  le  pas  à  une  autre. 

En  même  temps  que  la  double  impossibilité  de 
rendre  l'objet  absolu  et  d'avoir  une  pensée  absolue 
se  rapportant  à  un  objet  relatif,  l'entendement  réflé- 
chi constate  ce  fait  que  la  vraie  réalité,  celle  qui 
s'offre  à  lui  comme  un  objet,  ce  n'est  pas  la  sub- 
stance; ce  sont,  d'une  part,  les  êtres  juxtaposés  dans 
l'espace  et  qui  se  présentent  comme  des  associations 
de  propriétés,  et,  d'autre  part,  les  différents  états  par 
lesquels  ces  êtres  passent  dans  leur  évolution  à  tra- 
vers les  moments  du  temps;  ce  sont,  en  d'autres 
termes,  les  qualités  et  les  phénomènes.  En  se  propo- 
sant pour  matière  de  sa  science  la  détermination  de 
la  substance,  l'entendement  prend  la  condition  de  la 
réalité  pour  la  réalité  même  ;  sans  doute,  au  premier 
regard,  la  qualité  semble  n'être  que  l'attribut  de  la 
substance,  et  les  phénomènes  ses  manifestations  acci- 
dentelles; mais,  à  la  bien  considérer,  la  substance 
n'est,  en  somme,  que  le  lien  des  phénomènes  et  l'ex- 
pression ou  la  garantie  de  la  durée  de  la  qualité;  elle 
n'est  donc,  malgré  son  faux  air  de  s'opposer  à  l'attri- 
but, qu'un  attribut  elle-même,  commun,  il  est  vrai, 
à  toute  qualité  et  absolument  général,  ce  qui  lui 
donne  sa  trompeuse  apparence. 

Une  fois  dissipée  cette  illusion  naturelle  dont  on 
trouve  l'explication  dans  les  lois  de  la  perception,  c'est 
la  qualité,  la  propriété  générale,  qui  s'offre  à  l'entende- 
ment réfléchi  comme  l'objet  de  la  science.  En  effet,  les 
phénomènes,  avec  leurs  caractères  de  multiplicité  et  de 
variabilité  infinie,  avec  leur  double  figuration  dans  la 


; 


\C)\        ÉVOLUTION  DANS  LA  CONCEPTION    DE   l/ORIET 

durée  et  l'étendue,  ne  sont  et  ne  peuvent  être  qu'objet 
de  perception;  car  ils  sont  comme  la  dispersion  de  la 
qualité  dans  le  temps  et  dans  l'espace;  —  la  qualité, 
au  contraire,  expression  de  la  puissance  représentative 
de  l'esprit,  est  stable  comme  l'esprit  lui-même;  d'ail- 
leurs, les  phénomènes  ne  sont  rien  sans  elle  et  ne  sont 
que  par  elle;  elle  est  comme  l'étoffe  dans  laquelle  ils 
sont  découpés.  Sans  paraître  avoir  les  défauts  de  la 
substance,  elle  semble  en  présenter  les  avantages  ;  car, 
si  les  êtres  sont  des  combinaisons  de  propriétés  ou 
qualités  générales,  ils  ne  diffèrent  entre  eux  que  par  la 
combinaison  des  qualités,  et  nullement  par  les  qualités 
elles-mêmes  qui  sont  communes  à  tous,  ou  peu  s'en 
faut;  enfin  la  qualité  s'étend  à  l'être  entier  et  se  confond 
avec  lui  ;  car  rien  n'est  qui  ne  soit  qualifié,  et,  par  suite, 
c'est  embrasser  la  réalité  entière  que  de  posséder  la 
connaissance  de  la  qualité.  —  Ainsi  la  conception 
qualitative  de  la  science  satisfait  au  premier  besoin 
de  l'esprit. 

Du  même  coup,  l'entendement  pare,  au  moins  jus- 
qu'à un  certain  point,  à  cette  autre  nécessité  de  penser 
indépendamment  des  lois  du  temps  et  de  l'espace.  En 
effet,  si  les  choses  se  déroulent  suivant  les  lignes 
parallèles  indéfinies  du  temps,  la  réalité,  quoiqu'elle 
change  d'aspect  à  tous  les  instants,  est  cependant  tout 
entière  dans  chacun  des  moments;  car  un  moment 
n'ajoute  rien  à  ceux  qui  le  précèdent,  et  ne  fait  que 
présenter  sous  d'autres  apparences  extérieures  la  même 
réalité  et  avec  des  combinaisons  nouvelles  les  mêmes 
qualités  :  à  ce  point  de  vue,  l'évolution  dans  le  temps 
est  un  principe  de  variabilité  et  non  d'accroissement. 


INTERPRÉTATION    FINALISTE  1G5 

Par  conséquent,  sans  qu'elle  en  soit  amoindrie,  la 
réalité  semble  pouvoir  être  considérée  par  l'entende- 
ment comme  arrêtée  et  fixée  en  un  point  du  temps  qui 
sera  l'équivalent  de  tous  les  autres,  à  la  condition  que 
l'entendement  embrasse  comme  dans  une  vaste  intui- 
tion l'espace  tout  entier  ou  toute  la  qualité  éparse  dans 
l'espace.  En  revanche  (et  c'est  une  conséquence  de  ce 
que  nous  venons  de  dire),  l'espace  semble  devoir 
demeurer  comme  le  réceptacle  nécessaire  de  la  réalité; 
car  la  qualité  est  inconcevable  sans  l'espace,  du  moins 
cette  qualité  qui  fait  l'objet  de  la  science,  dépourvue 
à  peu  près  totalement  du  caractère  d'intensité  qu'elle 
revêt  dans  la  conscience,  objectivée,  représentative,  ex- 
tensive.  Et  pourtant,  il  n'en  est  rien  encore;  le  même 
espace  peut  revêtir  indifféremment  telle  ou  telle  qualité; 
et,  inversement,  la  même  qualité  peut  être  rapportée  à 
différentes  étendues;  elle  peut  être  développée  dans  une 
immensité,  ou,  au  contraire,  concentrée  en  un  lieu 
restreint,  si  bien  que  l'étendue  n'apparaît  pas  comme 
faisant  partie  inhérente  de  la  qualité,  mais  plutôt 
comme  un  accident  qui,  dans  la  qualité,  détermine  les 
divers  phénomènes.  On  pourrait  même  prétendre  que 
l'espace  qui  est  rempli  par  la  qualité  n'est  pas  absolu- 
ment le  même  que  l'espace  qui  est  rempli  par  les  phé- 
nomènes ;  car,  en  tant  qu'il  est  occupé  par  les  phéno- 
mènes, il  nous  apparaît  comme  une  hétérogénéité,  tandis 
qu'il  se  présente  avec  une  certaine  homogénéité  en  tant 
qu'il  est  occupé  par  la  qualité,  puisqu'aucune  étendue 
ne  peut  pour  ainsi  dire  revendiquer  une  qualité  comme 
lui  appartenant  en  propre.  L'espace  ne  subsiste  donc 
dans  les  choses  que  comme  une  condition  très  gêné- 


1G6        ÉVOLUTION  DANS  LA   CONCEPTION  DE  L'OBJET 

raie  d'existence,  condition  à  laquelle  même  l'entende- 
ment  peut  soustraire  son  objet  par  un  symbolisme 
abstrait. 

En  résumé,  la  qualité  n'est  pas  un  devenir  :  elle  a 
la  même  stabilité  que  la  puissance  de  l'esprit  qui 
la  crée,  et,  par  suite,  elle  est  indépendante  du  temps. 
D'autre  part,  si  elle  n'est  pas  en  dehors  de  l'espace,  elle 
est  du  moins  indifférente  aux  variations  de  lieux,  et  elle 
est  sans  détermination  d'étendue,  c'est-à-dire,  par 
conséquent,  soustraite  aux  différenciations  qui  résultent 
de  la  position  :  elle  peut  être,  comme  telle,  l'objet  d'une 
pensée  générale,  c'est-à-dire  qui  vaut  pour  tous  les 
temps  et  pour  tous  les  lieux.  Ainsi  est  remplie  par 
l'étude  de  la  qualité  la  deuxième  condition  de  la 
science. 

Nous  avons  déterminé  l'objet  dont  la  recherche  s'est 
substituée  à  celle  de  la  substance  ;  quel  doit  être  le 
principe  qui  inspirera  cette  recherche  ?  —  Les  qualités 
ont  entre  elles  des  relations  apparentes  ou  réelles  de 
diverses  sortes;  elles  ne  sont  pas  seulement  distinguées 
suivant  leurs  différences  ou  confondues  suivant  leurs 
ressemblances,  comme  le  rouge  est  distingué  du  bleu 
ou  comme  les  mille  nuances  du  rouge  sont  ramenées  à 
un  type  unique  :  le  point  de  vue  de  ces  différenciations 
qualitatives  serait  celui  de  l'intensité,  et,  comme  à  ce 
point  de  vue  les  qualités  seraient  absolument  indépen- 
dantes et  se  présenteraient  comme  des  unités  étrangères 
les  unes  aux  autres,  la  connaissance  n'aurait  ni  l'indi- 
vidualité et  l'harmonie  de  la  perception  ni  la  systéma- 
tisation et  l'unité  de  la  science  :  la  comparaison  et  la 
spécification    ne  sont   que   des   moyens  et   non  dos 


INTERPRÉTATION   FINALISTE  167 

résultats.  D'autre  part,  si  ces  qualités  ayant  un  caractère 
représentatif  sont  extensives,  elles  ne  sont  pourtant  pas 
simplement  juxtaposées  dans  l'espace  :  car,  outre  que  la 
pensée  continuerait  à  avoir  pour  condition  la  figuration 
spatiale,  elle  n'aurait  aucune  unité,  attendu  que  la 
juxtaposition  suppose  et  même  engendre  la  multiplicité. 
Il  faut  donc  qu'un  principe  autre  que  la  spécification  et 
la  position  préside  à  l'unification  de  la  pensée  et  l'af- 
franchisse dans  la  mesure  du  possible  de  la  loi  de  dis- 
persion dans  l'espace.  Or,  nous  l'avons  vu  dans  nos  pré- 
cédentes études,  les  relations  dans  l'espace  sont  réglées 
par  la  loi  de  finalité  qui  précisément  a  été  imaginée 
par  l'esprit  pour  relier  entre  elles  les  étendues  et  pour 
donner,  sinon  une  véritable  unité,  du  moins  une  harmo- 
nie logique,  aux  sensations  qui  s'y  présentent  éparses; 
cette  loi  donc,  engendrée  par  l'esprit  afin  de  parer  au 
double  inconvénient  de  l'espace,  la  dispersion  et  l'illo- 
gicité  des  sensations,  sera  nécessairement  la  loi  des 
relations  des  propriétés  dans  l'espace  :  si,  en  effet,  les 
propriétés  ou  qualités  sont  groupées  de  manière  à  pro- 
duire une  pensée  unique,  à  réaliser  une  fin,  si  chaque 
groupe  n'est  lui-même  qu'un  moyen  par  rapport  à  une 
fin  supérieure,  l'entendement  peut,  par  la  connaissance 
accumulée  des  moyens  et  des  fins  relatives  ou  suprêmes, 
ordonner  toute  la  réalité  dans  une  seule  représentation 
qui  ne  sera  pourtant  pas  la  représentation  sensible  des 
individus  et  de  leurs  relations.  Cette  deuxième  période 
de  la  science,  que  nous  avons  appelée  qualitative  quand 
nous  en  avons  considéré  l'objet,  peut  être  dite  finaliste 
si  on  en  considère  le  principe. 
Autant  il  nous  a  paru  important  de  bien  montrer 


168        ÉVOLUTION  DANS  LA   CONCEPTION  DE  L'OBJET 

po'ir  quelles  raisons  la  recherche  de  la  qualité  s'est 
nécessairement  substituée  à  celle  de  la  substance,  et 
aussi  par  suite  de  quelle  nécessité  logique  l'étude  de  la 
qualité  doit  reposer  sur  le  principe  de  finalité,  autant 
nous  croyons  superflu  de  parler  longuement  de  l'aspect 
que  la  science  présente  dans  ce  moment  de  son  déve- 
loppement; car  certaines  sciences,  et  des  plus  connues, 
n'en  sont  encore  qu'à  la  période  finaliste  :  le  travail 
par  lequel  elles  se  constituent  et  se  forment  est,  avant 
tout,  un  effort  ou  une  série  d'efforts  de  l'entendement 
pour  penser  son  objet  hors  du  temps  et  de  l'espace. 
En  effet,  les  êtres,  qui  se  présentent  dans  la  perception 
comme  des  individus,  c'est-à-dire  comme  des  en- 
sembles de  propriétés,  sont  dépouillés  tout  d'abord  de 
celles  de  leurs  qualités  qui  sont  accidentelles,  de  celles, 
par  conséquent,  qui  résultent  soit  de  leur  évolution 
dans  le  temps  soit  de  leurs  positions  ou  juxtapositions 
dans  l'espace;  à  la  suite  de  cette  élimination,  il  n'en 
reste  que  ce  qui  est  permanent  dans  le  temps  et  cons- 
tant dans  l'espace,  à  savoir  des  combinaisons  de  pro- 
priétés qui  sont  les  mêmes  chez  un  grand  nombre 
d'êtres  et  pour  tous  les  temps  :  les  individus  ont  été 
changés  en  types.  Puis  les  types,  qui  sont  multiples 
eux-mêmes,  sont  à  leur  tour  ordonnés  entre  eux  en 
vue  de  l'unité,  au  moyen  de  nouvelles  et  systématiques 
éliminations,  et,  quand  des  différences  de  complexité 
sont  constituées,  les  types  les  plus  complexes  apparais- 
sent comme  ayant  leurs  raisons  dans  de  plus  simpl  -, 
ceux-ci  dans  de  plus  simples  encore,  et  ainsi  jusqu'au 
type  suprême  duquel,  comme  d'une  sourie  unique, 
sortent  tous  les  autres  avec  leurs  extensions  différentes 


INTERPRÉTATION    FINALISTE  169 

semblables  à  des  circonférences  concentriques  et  pa- 
rallèles qui  sortent  d'un  seul  centre  avec  des  rayons 
inégaux.  Peu  et  peu  et  graduellement,  la  pensée  se 
rapproche  de  sa  forme  primitive  en  s'unifiant  dans  les 
espèces  et  les  genres  qui,  n'étant  réalisés  ni  dans  le 
temps  ni  dans  l'espace,  sont  des  symboles  et  des  imi- 
tations de  l'absolu. 

La  science  de  la  qualité  ainsi  construite  peut  se 
donner  comme  une  et  étendue,  —  comme  une,  puis- 
qu'un genre  unique  embrasse  tous  les  genres  secon- 
daires qui  embrassent  toutes  les  espèces  qui  envelop- 
pent elles-mêmes  tous  les  individus,  —  et  comme 
étendue,  puisqu'aucun  être  n'échappe  à  cette  univer- 
selle subsomplion.  Mais  la  multiplicité  n'a  été  ramenée 
à  l'unité  que  par  l'élimination  du  multiple,  et,  si  la 
science  s'est  étendue  à  tout,  c'est  que  tout  a  été  réduit 
à  rien  :  les  individus  sont  contenus  dans  les  espèces, 
et  les  espèces  dans  les  genres,  à  peu  près  comme  des 
louis  d'or  le  sont,  non  pas  même  dans  des  lingots, 
mais  dans  des  assignats  ;  car  la  connaissance  du  genre 
n'implique  nullement  celle  des  espèces,  ni  celle  des 
espèces,  celle  des  individus;  le  genre  n'est  pas  la  rai- 
son, mais  seulement  une  des  raisons  de  l'espèce; 
encore  n'en  est-il  que  la  raison  idéale,  formelle,  et 
comme  conditionnelle,  presque  négative;  ce  n'est  même 
pas  un  possible  comme  un  arpent  de  terre  qui  peut 
être  en  partie  champ  de  blé,  en  partie  vignoble;  c'est 
plutôt  une  limite,  et  certes  ce  n'est  pas  connaître  un 
clos  que  d'en  avoir  aperçu  les  murs  sans  savoir  quelle 
en  est  la  distribution,  quels  en  sont  les  fruits,  les  agré- 
ments. Par  conséquent,  la  science  qualitative  ne  s'élève 


170        ÉVOLUTION    DANS  LA  CONCEPTION   DE  L'OBJET 

à  l'unité  et  ne  s'étend  à  toutes  choses  qu'en  renonçant 
de  plus  en  plus  au  concret  pour  les  abstractions  vides, 
et  ce  qu'elle  arrive  à  posséder,  en  fin  de  compte,  quand 
elle  a  atteint  à  l'unité,  ce  n'est  plus  qu'une  réalité 
appauvrie,  émaciée  et  réduite  à  néant. 

Satisfait-elle  mieux  au  besoin  de  penser  indépen- 
damment des  lois  de  l'espace  et  du  temps?  —  La 
réalité  est,  il  est  vrai,  soustraite  à  l'espace,  mais 
parcequ'elle  est  annihilée,  ou,  si  l'on  veut  la  maintenir, 
comme  Platon,  on  tombe  dans  d'inextricables  diffi- 
cultés et  d'insolubles  contradictions;  l'entendement 
est  donc  pris  entre  ces  deux  nécessités  :  il  faut  ou 
qu'il  pense  hors  de  l'espace  en  prenant  pour  objet  le 
genre  suprême,  c'est-à-dire  qu'il  renonce  à  la  pensée, 
ou  que  du  genre  suprême  il  redescende  à  la  sensation, 
c'est-à-dire  en  revienne  à  penser  dans  l'espace.  — 
Même  alternative  au  sujet  du  temps  :  supposons  la 
réalité  prise  en  un  moment  donné,  c'est-à-dire  fixée  et 
rendue  immobile  ;  cet  arrêt  des  choses  est  en  même 
temps  celui  de  la  matière  de  la  pensée,  de  la  sensation 
et  de  la  conscience;  on  aboutit  donc  ou  à  une  non- 
conscience  hors  du  temps,  ou  à  une  pensée  relative 
aux  phénomènes  dans  le  temps. 

Le  temps  s'impose  plus  encore  co;nme  forme  de  la 
pensée  que  comme  condition  des  choses.  Si,  en  effet, 
la  pensée  se  réduit  à  un  atome  du  temps  et  de  l'éten- 
due, elle  n'embrasse  pas  la  réalité;  si,  au  contraire, elle 
enveloppe  tout,  elle  ne  saisit  pas  d'un  coup  toutes  ces 
simultanéités  ;  elle  est  obligée  de  les  penser  en  suc- 
cession. —  D'ailleurs,  fatalement,  le  genre  parait  an- 
térieur, et  non  pas  seulement  supérieur,  à  l'espèce,  et 


INTERPRÉTATION  MÉCANISTE  171 

l'espèce  à  l'individu  :  le  temps  demeure  la  loi  de  l'en- 
tendement. 

Ainsi  l'étude  de  la  qualité  ne  répond  pas  plus  que 
celle  de  la  substance  aux  exigences  de  l'esprit  ;  l'in- 
terprétation finaliste,  si  elle  s'impose  à  un  moment  de 
l'évolution  de  la  science,  n'est  pourtant  pas,  à  propre- 
ment parler,  la  science;  c'est  plutôt  une  systématisa- 
tion réfléchie,  commode,  mais  provisoire,  de  la  per- 
ception; et  l'effort  qu'elle  représente  pour  soustraire  la 
pensée  et  son  objet  à  la  loi  du  temps  en  les  laissant 
soumis  à  celle  de  l'espace,  est  vain,  attendu  que  cette 
loi  s'impose  avec  une  inéluctable  nécessité  comme  la 
loi  fondamentale  de  la  pensée  consciente,  comme  la 
forme  même  de  la  conscience. 


3»  INTERPRÉTATION  MÉCANISTE 

Avant  d'en  arriver  à  la  dernière  période  de  la 
science,  il  n'est  pas  sans  intérêt  de  jeter  un  regard  en 
arrière,  pour  nous  bien  rendre  compte  de  la  voie  où 
s'est  engagé  l'entendement,  du  chemin  qu'il  a  par- 
couru, de  ses  tâtonnements,  de  ses  progrès.  Nous  assis- 
tons, en  effet,  aune  marche  méthodique  et  savante, 
mais  régressive,  qui  n'est  point  semblable,  comme  on 
le  répète  si  souvent,  à  l'invasion  d'une  armée  conqué- 
rante en  pays  inconnu  et  ennemi,  mais  plutôt  à 
l'habile  retraite  d'un  peuple  de  pillards  qui,  revenant 
dans  son  territoire,  veille  à  ne  rien  perdre  des  dé- 
pouilles qu'il  a  faites.  Cette  marche  régressive  de  l'en- 
tendement lui  serait  facile  s'il  ne  voulait  rien  empor- 


172        ÉVOLUTION  DANS  LA  CONCEPTION   DE  L'OBJET 

ter  des  biens  qu'il  a  conquis;  mais  avec  ses  impedi- 
menta elle  est  lente  et  pénible. 

Que  de  difficultés  en  effet  dans  l'œuvre  de  la 
science  !  Que  d'incertitudes  chez  ceux  qui  l'avaient  en- 
treprise, qui  la  dirigeaient,  et  qui,  faute  d'entrevoir  la 
véritable  fin  secrètement  poursuivie,  la  retardaient  ou 
régaraient!  Car  il  ne  s'agissait  pas  seulement  de  com- 
prendre que  l'accumulation  des  faits,  —  qui  devait 
séduire  par  le  charme  d'une  incessante  acquisition, 
par  l'opiniâtreté  et  la  patience  qu'elle  réclamait,  — 
n'était  pourtant  pas  la  science,  ni  de  deviner  que  les 
choses  pourraient  n'être  pas  telles  qu'on  les  percevait, 
ni  de  concevoir  comme  possible  un  autre  mode  de  re- 
présentation :  il  fallait  encore  créer  des  symboles  nou- 
veaux, procéder  dans  cette  création  systématiquement, 
distinguer  la  notation  qui  convenait  à  l'esprit  et  aux 
choses  de  celles  qui  n'étaient  ni  commodes  ni  propres 
à  exprimer  la  nature;  il  fallait  surtout  se  débattre 
contre  des  nécessités  originelles  et  se  dérober  à  la 
fatalité  des  lois  de  la  perception  que  l'entendement 
sentait  d'autant  mieux  peser  sur  lui  qu'il  faisait  plus 
d'efforts  pour  y  échapper.  Aussi  que  de  tâtonnements! 
Que  de  fois  même  on  trouva  juste  sans  le  savoir!  Que 
de  fois  on  fit  un  aventureux  et  trop  hâtif  usage  de 
symboles  heureux,  de  ceux-là  mêmes  qui  devaient  être 
adoptés  en  fin  de  compte!  Que  de  fois  la  solution 
vraie  fut  abandonnée  pour  des  raisons  qu'on  ne  pou- 
vait comprendre,  et  put  paraître  à  jamais  abandonnée! 

Nous  avons  vu  combien  sont  défectueux  les  premiers 
symboles  de  la  science,  la  personne,  la  substance,  le 
genre  ou  le  type  :  après  l'individu  l'être,  après  l'être 


INTERPRÉTATION  MÉCANISTË  173 

la  qualité,  après  la  qualité  le  phénomène,  à  l'étude 
duquel  on  est  nécessairement  amené  moins  encore  par 
le  simple  abandon  du  problème  de  la  substance  et  de 
la  qualité  (cause  toute  négative),  que  par  le  besoin  de 
l'analyse  (nous  l'avons  vu)  et  par  les  exigences  de  l'en- 
tendement. 

Envisagée  à  un  certain  point  de  vue,  d'ailleurs,  cette 
étude  du  phénomène  constitue  sur  les  précédentes  re- 
cherches de  la  science  un  progrès  important;  car  la 
réalité,  c'est  la  sensation  ordonnée  et  systématisée; 
or,  tandis  que  la  substance  c'est  la  négation  même  de 
la  sensation,  et,  partant,  la  négation  de  la  réalité, 
tandis  que  la  qualité  indéterminée  dans  le  temps  et 
dans  l'espace  n'est  que  la  possibilité  de  la  sensation, 
c'est-à-dire  la  réalité  en  puissance,  le  phénomène,  au 
contraire,  le  devenir,  c'est  la  vraie  réalité,  la  réalité- 
acte,  celle  par  conséquent  que  l'entendement  doit 
posséder,  celle  qu'il  doit  dépouiller  des  conditions 
d'étendue  et  de  durée,  et  élaborer  de  façon  à  en  faire 
un  objet  de  pensée  non  contradictoire  qui  ne  soit  pour- 
tant pas  soumis  à  ces  lois  primitives  de  distinction,  le 
temps  et  l'espace. 

Or,  précisément,  par  sa  nature  qui  en  fait  un  objet 
de  perception,  le  phénomène  se  présente  avec  des 
caractères  opposés  à  ceux  de  l'objet  de  la  science  ;  car 
il  occupe  nécessairement  un  moment  précis  et  un 
lieu  déterminé.  Il  doit  donc  subir  une  transformation 
qui,  au  reste,  est  le  résultat  de  l'analyse  même  de  la 
qualité.  En  effet,  le  phénomène  n'est  qu'une  certaine 
détermination  de  la  qualité  dans  l'étendue  et  dans  la 
durée;  l'analyse  de  la  qualité  est  donc,  en  somme, 


174        ÉVOLUTION  DANS  LA  CONCEPTION    DE  L'OBJET 

l'analyse  du  phénomène,  et  le  phénomène  apparaît,  à 
la  suite  de  cette  analyse,  comme  une  certaine  com- 
binaison d'un  plus  ou  moins  grand  nombre  d'éléments. 
Dès  lors  il  a  dépouillé  ses  attributs  anliscientifiques  : 
si  les  combinaisons  qui  résultent  des  éléments  sont 
étendues,  eux-mêmes  sont  inétendus,  et,  si  les  phéno- 
mènes sont  des  combinaisons  éphémères  des  éléments, 
ceux-ci  du  moins  ne  sont  pas  soumis  à  la  loi  de  la 
durée. 

En  faut-il  conclure  immédiatement  que  l'entende- 
ment a  enfin  trouvé  le  véritable  objet  de  la  science, 
celui  dont  la  connaissance  épuise  la  réalité  (car  la 
réalité  tout  entière  n'est  qu'un  composé  d'éléments), 
celui  dont  la  représentation  est  affranchie  des  conditions 
du  temps  et  de  l'espace  ?  Ce  serait  mettre  trop  de  hâte 
à  se  laisser  séduire;  sans  doute  l'atome  pris  isolément 
est  inétendu  et  étranger  à  la  durée  ;  mais  les  atomes, 
dont  les  combinaisons  forment  les  phénomènes  sont 
dispersés  dans  le  temps  et  dans  l'espace  :  il  ne  saurait 
donc  être  question,  dans  la  science,  d'une  simple  con- 
naissance des  éléments  qui  serait  une  dissolution  infinie 
de  la  pensée  et  l'image  d'une  dispersion  de  toutes 
choses  dans  la  multiplicité  des  lieux  et  des  instants.  — 
D'autre  part,  les  éléments  ne  sont  pas  vraiment  la 
réalité;  ils  sont  un  simple  possible,  d'où  résultent  les 
qualités  et  les  phénomènes  ;  ce  n'est  encore,  comme  la 
substance  ou  la  qualité,  que  la  sensation  ou  la  réalité 
en  puissance;  ce  qui  constitue  la  vraie  réalité,  ce 
sont  les  combinaisons  et  les  relations  des  atomes, 
—  et  nous  avons  vu,  en  effet,  l'univers  se  former 
des    combinaisons    des   sensations  élémentaires.   La 


INTERPRÉTATION  MÉCANISTË  175 

science  donc,  qui  est  une  connaissance  réfléchie  des 
créations  de  l'esprit  spontané,  doit  faire  abstraction  des 
éléments  eux-mêmes  qui  sont  des  indéterminés,  pour 
n'envisager  que  leurs  relations.  La  relation  des  éléments 
et,  par  conséquent,  des  phénomènes,  voilà  le  nouvel 
objet  de  la  science,  son  objet  dans  la  troisième  période 
de  son  développement  (1). 

Si  nous  essayons  de  nous  représenter  les  éléments, 
ils  nous  apparaissent  disséminés  dans  l'espace  :  c'est 
une  condition  de  leur  distinction,  puisqu'ils  sont  indé- 
terminés quantitativement  et  qualitativement  ;  d'un 
autre  côté,  les  phénomènes,  c'est-à-dire  leurs  différentes 
combinaisons,  résultent  des  places  qu'ils  occupent  dans 
l'étendue  aux  différents  moments  du  temps.  La  consé- 
quence en  est  qu'il  y  a  entre  les  éléments  deux  sortes  de 
relations,  d'abord  des  relations  de  position  dans  l'espace 
à  tel  moment  donné,  puis  des  relations  qui  résultent 
de  leurs  déplacements  à  travers  le  temps  ;  en  d'autres 
termes,  on  peut  les  envisager  ou  dans  leurs  combinai- 
sons réalisées  à  tel  ou  tel  instant,  ou  dans  leurs  change- 
ments de  combinaisons. 

Si  nous  les  considérons  fixés  et  arrêtés  en  un  point 
de  la  durée,  les  phénomènes  nous  apparaissent  dans 
l'espace  comme  juxtaposés,  comme  se  limitant  les  uns 
les  autres  ainsi  que  les  cellules  des  abeilles  ;  abstraction 
faite  des  qualités  qui  résultent  de  leurs  combinaisons, 
les  éléments  qui  composent  ces  phénomènes  détermi- 
nent des  divisions  de  l'étendue,  des  figures   géométri- 


(1)  En  même  temps  que  les  relations  des  éléments  seront 
connus  les  phénomènes,  puisque  les  phénomènes,  résultent 
des  relations  ou  combinaisons  des  éléments. 


176        ÉVOLUTION   DANS   LA  CONCEPTION  DE  L'ORIET 

ques.  D'autre  part,  les  phénomènes  n'ont  qu'une 
certaine  durée,  et,  par  conséquent,  tels  éléments  ne 
sont  engagés  que  pour  un  temps  dans  une  combinaison; 
après  quoi,  ils  s'associent  à  d'autres  pour  former 
d'autres  combinaisons,  et  ainsi  de  suite  à  travers 
l'indéfini  du  temps.  Dans  celte  évolution  universelle, 
chacun  d'eux  suit  une  évolution  particulière  ;  or,  le 
devenir  de  chaque  point,  si  nous  nous  le  figurons 
séparément,  produit  aux  différents  moments  du  temps 
une  succession  de  sensations  musculaires,  à  laquelle 
aucune  représentation  qualitative  ou  extensive  n'est 
affectée,  puisque  la  qualité  résulte  de  la  combinaison 
des  éléments  ou  des  sensations  élémentaires,  et  que, 
d'ailleurs,  si  l'élément  était  représenté  objectivement, 
il  faudrait  faire  abstraction  de  sa  représentation  (nous 
considérons,  non  l'élément  lui-même,  mais  son  devenir 
à  travers  le  temps)  ;  cette  succession  de  sensations 
musculaires,  qu'on  se  représente  comparable  à  une 
ligne,  mais  à  une  ligne  dont  chaque  point  disparaîtrait 
quand  apparaîtrait  le  suivant  sans  qu'il  y  ait  interrup- 
tion dans  la  succession  continue  ni  changement  dans 
la  figuration  de  la  sensation,  cette  succession  de  sen- 
sations musculaires,  dis-je,  est  elle-même,  dans  la 
conscience,  un  phénomène,  et  la  représentation  objec- 
tive de  ce  phénomène  (nous  le  verrons  avec  plus  de 
détails  dans  la  suite)  est  le  mouvement  :  le  mouvement 
est  donc  la  représentation  du  devenir  soit  de  l'élément, 
soit  même  d'une  combinaison  d'éléments  ou  d'un  objet. 
Ainsi,  étant  donné  que  l'univers  est  réduit  à  ses 
éléments  et  que  l'objet  de  la  science  est  la  connais- 
sance, non  des  éléments  eux-mêmes,  mais   de  leurs 


INTERPRÉTATION  MÉCANISTE  177 

relations,  un  double  symbole  des  choses  se  présente  à 
l'entendement,  la  figure  géométrique  dans  l'espace  ou 
le  mouvement  dans  le  temps  :  quel  est  celui  de  ces 
deux  symboles  qui  doit  être  de  préférence  admis  pour 
la  science  de  la  réalité? 

Descartes  et  Leibnitz,  qui  ont  si  bien  compris  la 
science,  sa  nature,  sa  marche,  son  progrès,  ont  nette- 
ment déterminé  quels  caractères  généraux  doit  pré- 
senter tout  symbole  des  choses.  Descartes  qui,  le  pre- 
mier peut-être,  a  explicitement  proclamé  cette  idée  que 
la  science  n'est  qu'une  manière  devoir,  pour  ainsi  dire, 
une  interprétation  toute  conventionnelle  de  la  nature, 
—  admettait  que  pour  une  science  et  pour  toute 
science  (la  science  est  une  à  ses  yeux),  deux  conditions 
sont  requises  :  il  faut  que  l'esprit  se  soit  fait  à  son 
usage  une  langue  dont  les  qualités  essentielles  sont  la 
clarté  et  la  disponibilité;  il  faut  ensuite  que  cette  lan- 
gue soit  appliquée  aux  choses.  C'est,  en  effet,  ce  double 
travail  qui  résume  la  science,  et  l'on  pourrait  presque, 
dans  son  histoire,  distinguer  deux  grandes  périodes  : 
l'une,  depuis  l'origine  jusqu'à  Descartes,  fut  consacrée 
à  la  recherche  du  symbole,  à  la  constitution  de  la 
langue  claire  et  commode,  —  l'autre,  depuis  Descaries 
jusqu'à  nos  jours,  manifeste  surtout  un  effort  pour 
appliquer  la  langue  à  l'objet.  —  Ces  idées  de  Descartes 
lui  étaient  communes  avec  Leibnitz,  qui,  lorsqu'il  dé- 
termine les  qualités  du  symbole  scientifique,  emploie 
à  peu  près  les  mêmes  expressions  :  le  symbole  doit  être 
maniable,  et  doit  si  bien  correspondre  à  l'objet  qu'il 
puisse  facilement  s'appliquer  à  toutes  choses  et  en 
devenir  l'équivalent.  —  Ainsi,  ces  deux  grands  fonda- 
it 


178       ÉVOLUTION  DANS  LA  CONCEPTION  DE  L'OBJET 

teurs  de  la  science  moderne  ont  requis  pour  tout 
symbole  scientifique  deux  sortes  de  conditions,  des 
conditions  subjectives  et  des  conditions  objectives  : 
d'une  part,  il  faut  que  l'esprit  dispose  d'un  système 
d'expression  facile,  en  rapport  avec  ses  besoins  et  son 
essence,  et,  conséquemment,  imaginé  par  lui  ;  d'autre 
part,  il  faut  que  ce  système  d'expression  convienne  à 
ce  qui  doit  être  exprimé  :  un  ouvrier,  pour  accomplir 
une  besogne,  choisit  un  instrument  qu'il  sait  manier 
et  qui  est  propre  à  l'usage  qu'il  en  veut  faire. 

Mais  ce  ne  sont  là  que  les  conditions  générales  de 
tout  symbole,  communes  (il  est  inutile  de  le  montrer) 
à  la  figure  géométrique  et  au  mouvement,  comme  au 
nombre  et  à  la  notation  algébrique.  D'autres  caractères 
sont  propres  à  chacun  d'eux,  et  surtout  des  conditions 
d'un  ordre  spécial  sont  requises  pourcelui  des  symboles 
qui  constitue  la  représentation  intermédiaire  entre  le 
phénomène,  détermination  du  temps  et  de  l'espace,  et 
la  pensée  affranchie  deces  lois,  entre  la  sensation  et  la 
forme  pure  de  l'entendement,  entre  la  notation  quali- 
tative et  la  notation  quantitative,  —  conditions  sans 
lesquelles  il  ne  répondrait  ni  aux  besoins  de  l'esprit 
ni  à  la  nature  de  l'objet. 

Si  sa  fonction  est  de  rapprocher  la  sensation  de  la 
forme  intelligible,  il  faut  que  ce  symbole  ne  soit  ni  une 
qualité  pure  ni  une  quantité  pure  :  s'il  était  une  qualité, 
en  admettant  qu'il  pût  s'appliquer  à  l'objet,  il  ne 
saurait  cependant  satisfaire  l'entendement  qui  réclame 
une  autre  notation;  —  si,  d'autre  part,  il  était  une 
simple  quantité,  il  serait  commode  pour  l'entendement, 
mais  impropre  à  exprimer  les  qualités.  Pour  être  un 


INTERPRÉTATION  MÉCANISTE  179 

intermédiaire  entre  la  qualité  sensible  et  la  quantité 
intelligible,  et,  par  conséquent,  une  expression  des 
choses  facile  et  juste,  il  faut  qu'il  soit  une  qualité  sus- 
ceptible d'être  mesurée,  une  qualité  se  prêtant  aisément 
à  une  forme  quantitative. 

Cette  condition  première  et  toute  générale  en  en- 
traîne une  seconde  pour  conséquence.  Nous  avons 
précédemment  distingué  la  représentation  spontanée 
de  la  nature  et  sa  représentation  conventionnelle,  l'une 
servant  à  la  distinction  des  sensations  et  à  la  constitu- 
tion de  l'univers,  l'autre  à  l'interprétation  réfléchie  et 
systématique  des  choses.  Or,  le  symbole  scientifique  ne 
saurait  être  une  image  spontanée  du  même  genre  que 
la  couleur,  le  son,  etc.;  car  cette  notation  ne  convient 
pas  à  l'élément,  et,  d'autre  part,  la  réduction  d'un  tel 
symbole  à  la  forme  quantitative  offrirait  les  mêmes 
difficultés  que  la  représentation  du  phénomène  lui- 
même;  ce  ne  peut  être  non  plus  une  pure  création  de 
l'esprit  sans  rapport  avec  la  réalité,  une  image  absolu- 
ment étrangère  à  la  représentation  spontanée  qui 
accompagne  la  sensation.  Il  faut  que  ce  soit  une 
création  de  l'esprit  à  l'occasion  d'une  sensation  d'un 
ordre  particulier,  quoique  impliquée  dans  toutes  les 
autres  sensations,  comme  est  la  sensation  musculaire. 

Il  faut,  d'ailleurs,  que  ce  symbole  soit  propre  à  expri- 
mer et  les  sensations  et  les  rapports  des  sensations, 
puisqu'il  doit  être  l'équivalent  et  des  phénomènes  et  de 
leurs  relations;  par  suite,  il  ne  faut  pas  que  ce  soit  une 
simple  relation;  car  une  relation  entre  des  sensations 
ne  serait  pas  un  équivalent  commode  des  sensations; 
mais  il  faut  encore  bien  moins  que  ce  soit  une  sensa- 


180        ÉVOLUTION  DANS  LA  CONCEPTION  DE  L'OBJET 

tion,  qui  ne  saurait  devenir  l'expression  d'une  rela- 
tion ;  il  faut  donc  que  le  symbole  choisi  soit  à  la  fois 
l'objet  d'une  sensation  et  l'expression   d'une  relation. 

Enfin,  si  nous  nous  sommes  fait  une  juste  idée  de  la 
science  et  du  travail  de  l'entendement,  en  tant  qu'il 
la  crée,  la  fin  qu'il  poursuit,  c'est  de  soustraire  son 
objet  aux  lois  auxquelles  il  le  soumet,  pour  le  rendre 
intelligible,  dans  l'acte  complet  de  la  perception.  Or 
les  premières  lois  qu'il  pose,  celles  qui  sont  nécessaires 
à  la  constitution  même  de  l'objet,  et,  par  conséquent, 
les  dernières  dont  il  puisse  affranchir  l'objet  (les  autres 
n'étant  que  des  conséquences  de  celles-ci)  sont  celles 
du  temps  et  de  l'espace;  le  symbole  scientifique,  inter- 
médiaire entre  la  qualité  et  la  quantité,  doit  être  propre 
à  exprimer  les  relations  dans  le  temps  ou  l'espace, 
mais  tel  cependant  que  la  forme  purement  intelligible 
s'y  puisse  ensuite  appliquer. 

Or  les  deux  symboles  qui  nous  ont  paru  propres  à 
exprimer,  l'un  les  relations  des  éléments  ou  des  phéno- 
mènes dans  l'espace,  l'autre  leurs  relations  dans  le 
temps,  la  figure  géométrique  et  le  mouvement,  satis- 
font à  ces  conditions. 

Déterminons  avec  précision  ce  qu'est  la  figure  et 
nous  montrerons  ensuite  qu'elle  présente  les  carac- 
tères d'un  symbole  scientifique  à  la  fois  clair  et  ma- 
niable. La  figure  ou  délimitation  de  l'espace  n'a  pas 
plus  de  réalité  que  l'espace  lui-même  :  elle  est  donc, 
elle  aussi,  une  certaine  représentation.  Soit  en  effet  un 
objet  offert  dans  la  perception  :  il  est  dit  occuper  un 
certain  espace;  qu'est-ce  que  cela  signifie?  Deux 
sortes  de  sensations   correspondent  à    cet   objet,   des 


INTERPRÉTATION   MÉCANISÎE  181 

sensations  de  nature  affective  et  intensive  qui  sont  re- 
présentées par  des  images  spontanées,  comme  la  cou- 
leur, —  et  des  sensations  de  nature  extensive,  des 
sensations  musculaires  ;  celles-ci  se  présentant  dans 
un  certain  ordre  de  simultanéité  constituent  pour  la 
conscience  un  nouveau  phénomène,  lequel  représenté 
objectivement  est  la  figure;  la  figure  est  donc  la  repré- 
sentation objective  de  la  simultanéité  de  certaines 
sensations  musculaires.  Elle  ne  s'offre  à  la  connais- 
sance ni  comme  une  qualité  proprement  dite  ni 
comme  une  quantité  pure  ;  elle  tient  à  la  fois  de  l'une 
et  de  l'autre;  c'est  une  qualité,  en  ce  sens  qu'elle  est 
éminemment  propre  à  être  représentée  dans  l'espace 
et  qu'elle  y  est  perceptible  ;  et  c'est  une  quantité,  en 
ce  que,  représentation  et  équivalent  d'une  simultanéité 
de  sensations  élémentaires  semblables,  elle  se  donne 
comme  une  grandeur  et  se  prête  le  mieux  du  monde 
à  une  autre  représentation  quantitative,  à  la  numé- 
ration. —  Ce  n'est  pas  une  représentation  spontanée 
du  même  ordre  que  la  couleur  ou  le  son  :  nous  l'avons 
montré  précédemment;  mais  ce  n'est  pas  non  plus 
une  pure  création  de  l'entendement,  absolument  in- 
dépendante de  la  représentation  spontanée  des  choses; 
car,  dans  cette  représentation  spontanée,  les  objets 
apparaissent  avec  des  contours  :  sans  être  la  sensation 
elle-même,  la  figure  accompagne  nécessairement  la 
sensation.  —  Par  suite,  elle  est,  au  moins  en  un  sens, 
objet  de  sensation,  puisque  dans  la  perception  d'un 
objet  est  impliquée  la  connaissance  de  ses  limites,  de 
sa  figure;  et,  d'autre  part,  ce  qu'elle  représente,  ce  ne 
sont  pas  les  sensations  elles-mêmes,  mais  leurs  rap- 


182        ÉVOLUTION   DANS  LA  CONCEPTION  DE  L'OBJET 

ports  de  contiguïté  dans  l'espace.  —  Enfin,  cette 
représentation  des  choses,  qui  est  toute  spatiale, 
semble  soustraire  l'objet  au  moins  à  la  loi  du  temps, 
puisque  les  choses  sont,  par  ce  mode  d'interprétation, 
comme  fixées  et  arrêtées  dans  un  moment  donné;  et, 
d'un  autre  côté,  attendu  qu'il  est  facile  de  substituer  à 
la  représentation  géométrique  la  représentation  numé- 
rique, les  choses  peuvent,  grâce  à  cette  substitution, 
recevoir  une  représentation  qui  ne  tombe  plus  sous  la 
loi  de  l'espace. 

Les  mêmes  conditions  semblent  également  bien 
remplies  par  le  mouvement,  symbole  des  relations  des 
éléments  ou  des  phénomènes  dans  le  temps.  Le  mou- 
vement n'est  pas  plus  réel  que  la  figure  :  nous  l'avons 
établi  dans  la  partie  négative  de  ce  travail,  en  établis- 
sant l'idéalité  du  temps  et  de  l'espace,  et  nous  avons, 
du  même  coup,  réfuté  l'opinion  sensualiste  suivant 
laquelle  la  sensation  n'est  que  l'image  confuse  de  cer- 
tains mouvements.  Il  nous  semble,  au  contraire,  qu'il 
faut  renverser  la  proposition  sensualiste  et  dire  que  le 
mouvement  est  l'image  de  certaines  sensations.  En 
effet,  quand  des  sensations  musculaires  se  suivent 
dans  certaines  conditions,  cette  succession  subjective, 
étant  objectivée  par  l'esprit  suivant  une  nécessité  que 
nous  avons  constatée  souvent,  apparaît  comme  un 
déplacement  de  l'objet;  en  d'autres  termes,  de  la  suc- 
cession des  impressions  subjectives  (succession  qui 
ne  peut  s'expliquer  par  la  causalité,  puisque  les  impres- 
sions sont  les  mômes  qualitativement),  nous  con- 
cluons à  la  succession  des  points  occupés  par  l'objet 
dans  l'espace;  si  la  sensation  changeait  à  chaque  unité 


INTERPRÉTATION   MÉGANISTE  183 

d'impression  musculaire,  nous  conclurions  à  une 
juxtaposition  d'objets,  et  nous  n'aurions  pas  l'idée  de 
mouvement;  c'est  parce  que  l'image  demeure  la  même 
quand  se  succèdent  les  impressions  musculaires  que 
nous  concluons  à  un  objet  unique  occupant  successi- 
vement des  points  différents  dans  l'espace  ;  cette  suc- 
cession nécessite  une  représentation  particulière  :  la 
succession  des  impressions  subjectives  (ou  des  points 
de  l'objet)  est  en  effet  traduite  par  une  image  comme 
toute  modification  de  la  conscience;  cette  image,  c'est 
le  mouvement.  Le  mouvement  est  donc  la  représenta- 
tion de  la  succession  objectivée  de  certaines  représen- 
tations musculaires. 

C'est  cette  image,  symbole  d'une  succession  subjective, 
qui  devait  être  choisie  et  qui  s'imposait  comme  l'ex- 
pression scientifique  des  relations  des  éléments  ou  des 
phénomènes  dans  le  temps.  En  effet,  le  mouvement  est 
encore  une  qualité,  puisque  c'est  la  représentation 
d'une  sensation  (quoique  d'un  ordre  particulier),  et 
que  cette  représentation  est  spontanée  (car  le  mouve- 
ment paraît  saisi  par  les  sens);  mais  c'est  une  qualité 
qu'il  est  facile  d'interpréter  quantitativement  et  de 
nombrer,  attendu  qu'il  se  figure  dans  l'espace  par  la 
ligne  et  dans  le  temps  par  la  vitesse.  M.  Lachelier  dit 
que  «  le  mouvement  est  en  lui-même  un  phénomène 
purement  extensif  qui  ne  s'adresse  qu'à  notre  imagina- 
tion, mais  qui  n'appartient  pas  à  l'ordre  de  la  qualité, 
mais  à  celui  de  la  quantité  »  (1).  Il  nous  semble,  au 
contraire,  appartenir  à  la  fois  à  l'ordre  de  la  qua- 
lité et  à  celui  de  la  quantité  :  à  l'ordre  de  la  qua- 

(i)  Du  fondement  de  l'induction,  p.  99, 


484       ÉVOLUTION  DANS   LA  CONCEPTION   DE  L'OBJET 

lité  en  tant  qu'il  est  une  représentation  spontanée, 
à  celui  de  la  quantité,  en  ce  [qu'il  se  prête  excellem- 
ment à  l'expression  numérique,  et  c'est  précisément 
ce  double  caractère  qui  en  fait  une  image  intermé- 
diaire entre  la  notation  qualitative  et  la  notation  quan- 
titative; voilà  pourquoi  c'est  par  lui  que  l'imagination 
(car  elle  le  crée  plutôt  qu'il  ne  s'adresse  à  elle)  en  fait 
la  représentation  des  relations  dans  le  temps.  En 
second  lieu  (et  c'est  une  conséquence  de  ce  qui  pré- 
cède), le  mouvement  est  sans  doute  une  création  de 
l'entendement,  puisqu'il  n'est  pas  réel;  mais  c'est  loin 
d'être  une  représentation  indépendante  de  la  perception 
et  sans  rapport  avec  la  réalité,  puisque  les  objets  nous 
apparaissent  en  mouvement,  et  que,  d'ailleurs,  les  sen- 
sations musculaires  dont  le  mouvement  exprime  la 
succession  accompagnent  toujours  et  nécessairement 
certaines  sensations.  Par  conséquent,  le  mouvement  est, 
jusqu'à  un  certain  point,  l'objet  d'une  sensation,  puis- 
qu'il est  inséparable  de  telle  ou  telle  sensation,  mais  il 
exprime  surtout  des  relations  :  car,  pour  qu'il  y  ait 
mouvement,  il  faut  qu'il  y  ait  un  certain  rapport  entre 
une  sensation  objective  qui  demeure  la  même  et  une 
suite  d'impressions  musculaires  différentes.  Au  reste, 
aucun  symbole  n'est  plus  propre  à  exprimer  le  devenir; 
Aristote  et  les  Grecs  en  général  allaient  jusqu'à  prendre 
comme  synonymes  les  mots  x(w)<rt<  et  rfamc  :  c'est  le 
passage  de  la  puissance  à  l'acte;  subjectivement,  il  est 
l'image  d'une  succession  plutôt  que  d'une  sensation 
unique.  Enfin,  ce  symbole  des  choses  suppose  le  temps 
et  l'espace,  puisque  les  différentes  phases  du  mouve- 
ment occupent  différents  moments  dans  le  temps  et 


INTERPRÉTATION  MÉCANISTE  185 

que  nous  les  objectivons  dans  différents  points  de 
l'espace  (le  mouvement  apparaît  comme  un  déplacement 
dans  l'espace);  mais  nous  pouvons  concevoir  le  mouve- 
ment si  rapide  que  la  durée  en  soit  négligeable,  et 
s'accomplissant  dans  une  étendue  quelconque  et  si 
restreinte  qu'elle  peut  paraître  infiniment  petite  ; 
d'ailleurs,  il  se  prête  aisément  à  une  forme  plus  indé- 
pendante de  ces  conditions  de  la  représentation,  à  la 
forme  numérique. 

Ainsi  les  deux  symboles  scientifiques  les  plus  propres 
à  figurer  les  relations  dans  l'espace  et  dans  le  temps  sont 
les  représentations  objectives  des  sensations  musculaires 
et  de  leurs  rapports,  la  figure  géométrique  qui  en  exprime 
la  simultanéité  et  le  mouvement  qui  en  exprime  la  suc- 
cession. Ces  deux  représentations,  d'un  ordre  particu- 
lier, inséparables  de  la  sensation  proprement  dite  et 
pourtant  distinctes  d'elle,  objet  à  la  fois  d'imagination 
et  d'entendement,  tout  ensemble  qualités  et  quantités, 
répondent  à  peu  près  également  bien  aux  conditions 
du  symbole  scientifique,  et  nous  comprenons  que  la 
science  ait  pu  hésiter  pour  ainsi  dire  entre  les  deux 
grandes  tendances  du  mécanisme. 

D'ailleurs,  ces  deux  modes  de  notation,  —  en  ap- 
parence si  différents,  mais  en  réalité  si  semblables, 
quand  on  les  considère,  non  dans  leurs  signes  ex- 
térieurs et  sensibles,  mais  dans  leur  nature  et  dans  leur 
formation,  —  peuvent  se  substituer  l'un  à  l'autre  et 
être  pris  comme  équivalents,  suivant  la  commodité  de 
la  science  ou  les  exigences  de  la  pratique.  En  effet,  le 
mouvement  s'exprime  facilement  en  fonction  de  l'éten- 
due et  delà  distance;  c'est  même  en  fonction  de  la  distance 


186       ÉVOLUTION  DANS  LA  CONCEPTION  DE  L'OBJET 

qu'il  se  définit  et  s'évalue;  car  on  dit  que  deux  points 
sont  en  mouvement  l'un  par  rapport  à  l'autre  quand 
leur  distance  varie  d'une  manière  continue,  et  qu'un 
point  est  en  mouvement  par  rapport  à  un  système 
rigide  lorsque  les  distances  de  ce  point  aux  différents 
points  de  ce  système  varient;  on  dit,  au  contraire,  qu'il 
est  en  repos  relatif,  lorsque  les  distances  demeurent 
constantes.  La  distance,  et  partant  le  mouvement,  se 
figure  par  l'étendue;  il  en  est  de  même  de  la  force 
physique,  autre  symbole  mécanique,  réductible  peut- 
être  au  mouvement  (et  beaucoup  veulent  le  faire  dis- 
paraître de  la  science,  sous  prétexte  qu'il  y  représente 
un  reste  d'une  métaphysique  surannée),  mais  pratique- 
ment commode  pour  la  solution  d'un  grand  nombre  de 
problèmes  ;  une  unité  est  choisie  qui  permet  d'addi- 
tionner les  forces,  de  les  comparer  entre  elles,  de  les 
exprimer  en  nombres,  puis  «  les  nombres  pouvant  être 
représentés  eux-mêmes  par  des  lignes,  les  forces  pour- 
ront l'être  par  des  lignes;  et  il  sera  commode  de  les 
placer  sur  les  directions  respectives  de  ces  forces,  en 
partant  des  points  mêmes  où  elles  sont  appliquées. 
De  cette  manière,  une  force  quelconque  sera  déterminée 
par  son  point  d'application,  sa  direction,  et  par  une 
longueur  portée  sur  cette  direction,  à  partir  du  point 
d'application,  qui  représentera  par  son  rapport  à  l'unité 
de  longueur  le  rapport  de  la  force  à  celle  qui  a  été 
prise  pour  unité  »  (1).  Ainsi  à  la  notation  en  fonction 

(1)  Duhamel,  Des  Méthodes  dans  les  sciences  de  raisonne- 
ment, 4rae  partie,  p.  6.  — Cette  méthode  graphique,  qui  est 
française  par  son  origine,  est  très  peu  pratiquée  chez  nous, 
tandis  qu'elle  est  d'un  usage  constant  dans  les  industries  alle- 
mandes. Beaucoup  en  réclament  la  vulgarisation. parcequ'elle 
rend  le  calcul  des  forces  plus  facile  et  plus  rapide. 


INTERPRÉTATION   MÉCANISTE  187 

du  mouvement  'peuvent  toujours  être  substituées  des 
figures  géométriques.  —  Inversement,  une  figure  géo- 
métrique pourrait,  au  moins  dans  certains  cas,  être 
considérée  comme  l'expression  d'un  problème  indéter- 
miné de  mécanique. 

Toutefois,  ces  deux  sortes  de  figuration  des  choses 
n'ont  ni  la  même  commodité  pratique  ni  surtout  la 
même  valeur  scientifique.  D'abord,  la  figure  est  un 
symbole  qui  n'est  ni  assez  maniable  ni  assez  clair.  La 
comparant  au  nombre,  Leibnitz  la  juge  tout  à  fait  in- 
férieure. «  Dans  les  nombres,  dit-il,  les  idées  sont 
et  plus  précises  et  plus  propres  à  être  distinguées  les 
unes  des  autres  que  dans  l'étendue  où  on  ne  peut  point 
observer  ou  mesurer  chaque  égalité  et  chaque  excès  de 
grandeur  aussi  aisément  que  dans  les  nombres,  par  la 
raison  que  dans  l'espace  nous  ne  saurions  arriver  par 
la  pensée  à  une  certaine  petitesse  déterminée  au  delà 
de  laquelle  nous  ne  puissions  aller,  telle  qu'est  l'unité 
dans  le  nombre  »  (1).  Et  non  seulement  la  comparaison 
des  quantités  entre  elles  est  moins  facile,  mais  combien 
aussi  est  plus  malaisée  et  moins  distincte  la  représen- 
tation des  notions  relatives  aux  quantités  extrêmement 
petites  ou  extrêmement  grandes,  quand  elle  est  ex- 
tensive  que  lorsqu'elle  est  numérique  !  Aussi  la  figure 
suppose-t-elle  le  nombre  :  «  de  la  quantité  continue  il 
faut  recourir  à  la  quantité  discrète  pour  avoir  une 
connaissance  distincte  de  la  grandeur.  Ainsi,  les  mo- 
difications de  l'étendue,  lorsqu'on  ne  se  sert  point  des 
nombres,  ne  peuvent  être  distinguées  que  par  la  figure, 

(1)  Nouveaux  Essais  sur  l'E.  H.,  II,  16, 


188       ÉVOLUTION  DANS    LA  CONCEPTION    DE  L'OBJET 

prenant  ce  mot  si  généralement  qu'il  signifie  tout  ce 
qui  fait  que  deux  étendus  ne  sont  pas  semblables 
l'un  à  l'autre  »  (1). 

Mais,  que  la  représentation  graphique  ne  se  suffise 
pas  à  elle-même,  et  qu'elle  ne  soit  bonne  qu'à  préparer 
une  autre  représentation,  c'est  là,  à  notre  avis,  son 
moindre  défaut.  Nous  l'avons  considérée  comme  n'é- 
tant qu'un  intermédiaire  entre  la  qualité  et  la  quan- 
tité :  on  ne  doit  donc  pas  la  regarder  comme  défini- 
tive; ce  serait  méconnaître  son  rôle  dans  la  science. 

En  revanche,  que  d'autres  inconvénients!  Entre  les 
figures,  il  y  a  encore  certains  rapports  de  similitude, 
c'est-à-dire  des  rapports  qualitatifs,  dont  la  position 
ou  la  constatation  peut,  il  est  vrai,  servir  dans  certains 
arts,  mais  qui  ne  satisfont  point  l'entendement.  En 
outre,  les  figures  ne  sont  pas  les  équivalents  de  la 
réalité  proprement  dite,  moins  encore  de  toute  la 
réalité  ;  à  vrai  dire,  elles  représentent  les  contours  des 
objets,  non  les  objets  eux-mêmes;  elles  forment  les 
différents  cadres  des  choses,  et  ne  sont  pas  la  sensa- 
tion, mais  seulement  la  délimitation  de  la  sensation, 
en  quoi  elles  sont  assez  semblables  aux  espèces  et  aux 
genres,  cette  autre  représentation,  comme  elles,  des 
choses  dans  l'espace.  Au  premier  abord,  ce  rapproche- 
ment peut  surprendre;  mais  pourtant,  projetez  et 
représentez  dans  l'espace  les  genres  et  les  espèces, 
conformément  à  leur  extension,  et  vous  obtiendrez  des 
figures  extérieures  ou  concentriques,  se  limitant  les 
unes  les    autres.    La     figure  géométrique   présente, 

(1)  Leibnitz,  ibid. 


INTERPRÉTATION   MÉCANISTE  189 

il  est  vrai,  cet  avantage  sur  le  genre,  quelle  laisse  pos- 
sible la  représentation  quantitative,  la  mesure,  le  cal- 
cul; mais  cette  mesure  n'est  pas  celle  du  phénomène, 
de  la  sensation,  du  réel;  c'est  celle  des  relations  acci- 
dentelles dans  l'espace,  des  juxtapositions. 

D'ailleurs,  en  fait,  la  vraie  réalité,  ce  n'est  pas  le 
présent  immobilisé,  dût-il  s'étendre  à  tous  les  espaces;  ce 
n'en  est  qu'un  des  aspects,  et  le  savant  ne  peut  pas  plus 
s'en  contenter  qu'un  amateur  de  médailles  ne  se  contente 
de  considérer  une  des  faces  d'une  pièce  de  monnaie.  Ce 
n'en  est  même  qu'une  partie;  car  la  vraie  réalité, 
comme  nous  l'avons  dit,  ce  ne  sont  pas  les  éléments, 
mais  leurs  diverses  combinaisons  ;  or,  dans  un  moment 
donné,  l'expérience  ne  présente  qu'un  très  petit  nombre 
des  combinaisons  possibles,  dont  l'ensemble  ne  consti- 
tue pas  l'univers,  de  même  que  les  pensées  qui  occu- 
pent un  homme  dans  un  moment  donné  ne  consti- 
tuent point  son  intelligence.  Rappelons,  au  reste,  dans 
quel  rapport  sont  le  temps  et  l'espace;  l'espace, 
avons-nous  dit,  est  une  forme  imaginée  par  l'esprit 
pour  remédier  à  un  défaut  du  temps,  pour  faire  ces- 
ser la  confusion  et  la  contradiction  des  sensations  dans 
un  même  moment  ;  il  en  résulte  que  le  temps  et  l'es- 
pace forment  un  contenant  comparable  à  une  bi- 
bliothèque; considéré  dans  différents  moments  et 
abstraction  faite  des  phénomènes  qui  le  remplissent, 
l'espace  se  ressemble  à  lui-même  aux  différents  mo- 
ments du  temps,  comme  se  ressemblent  entre  eux  les 
rayons,  abstraction  faite  des  livres  qui  y  sont  rangés; 
mais  de  même  que  les  livres  différencient  les  rayons, 
de  même  les  phénomènes,  les  combinaisons  diverses 


190        ÉVOLUTION  DANS  LA  CONCEPTION  DE  L'OBJET 

des  éléments,  différencient  l'espace;  celui  donc  qui 
vent  connaître  la  bibliothèque  entière  doit  connaître 
les  livres  de  tous  les  rayons;  de  même  la  science  qui 
veut  s'étendre  à  toute  la  réalité  ne  peut  être  une  con- 
naissance de  l'espace  à  un  moment  donné;  il  faut 
qu'elle  embrasse  tout  l'espace  dans  tous  les  temps,  et, 
par  conséquent,  son  véritable  objet,  c'est  le  devenir. 

Et  qu'on  ne  nous  objecte  pas  que  le  devenir  peut 
être  représenté  par  la  figure  géométrique,  puisque, 
comme  nous  l'avons  dit  nous-même,  le  mouvement, 
symbole  du  devenir,  peut  se  traduire  graphiquement; 
qui  ne  voit,  en  effet,  que  cette  représentation  gra- 
phique est  plus  propre  à  exprimer  les  forces  au  repos 
que  le  mouvement,  et  que,  d'ailleurs,  elle  suppose, 
comme  condition,  l'immobilisation  du  mouvement, 
c'est-à-dire  qu'elle  en  fait  abstraction?  Car  tout  mou- 
vement a  une  certaine  vitesse,  et  la  notion  de  vitesse 
implique  nécessairement  la  notion  de  temps  :  «  Nous 
appelons  vitesse  d'un  point  dont  le  mouvement  recti- 
ligne  ou  curviligne,  est  uniforme,  l'espace  qu'il  par- 
court dans  l'unité  de  temps,  ou,  en  d'autres  termes,  le 
rapport  de  l'espace  parcouru  au  temps  employé  à  le 
parcourir  :  de  sorte  que  le  point  dont  la  vitesse  sera 
exprimée  par  le  nombre  un  parcourra  l'unité  de  lon- 
gueur dans  l'unité  de  temps  »  (1)  ;  à  plus  forte  raison, 
le  calcul  des  vitesses,  leur  comparaison,  ne  peut  se 
faire  qu'au  moyen  de  la  notion  du  temps;  car  le  rap- 
port des  vitesses  dans  deux  mouvements  différents 
n'est  autre  chose  que  le  rapport  des  espaces  parcourus 

(1)  Duhamel,  ouv.  cité,  228. 


INTERPRÉTATION  MÉCANISTE  191 

dans  un  môme  temps.  «  La  considération  du  temps 
est  donc  nécessaire  jlans  la  production  de  tout  mou- 
vement, parce  qu'il  faut  toujours  un  temps  fini  pour 
que  Faction  d'une  force  fasse  acquérir  à  un  corps  une 
vitesse  finie  »  (1). 

La  représentation  graphique  n'est  donc  pas  seule- 
ment insuffisante  en  ce  qu'elle  est  loin  d'épuiser  la 
réalité;  mais  encore  elle  est  inexacte  et  comme  men- 
songère; car,  lorsqu'elle  se  donne  pour  l'équivalent  du 
mouvement,  symbole  du  devenir,  elle  suppose  le  mou- 
vement arrêté  :  quoi  qu'on  fasse,  le  devenir  implique 
la  notion  du  temps. 

Enfin,  cette  représentation  nous  semble  avoir  encore 
un  autre  défaut  :  les  figures  n'ont  entre  elles  que  des 
rapports  de  juxtaposition,  et  ces  rapports  sont  purement 
accidentels.  On  pourrait,  il  est  vrai,  les  rendre  logiques 
en  faisant  intervenir  la  loi  de  finalité  qui  est  la  loi  des 
relations  dans  l'espace;  mais  ce  serait  en  revenir  aux 
individus  de  la  représentation  spontanée,  avec  cette 
différence  pourtant  que  les  individus  géométriques 
n'auraient  ni  la  réalité  ni  la  beauté  qui,  dans  les  in- 
dividus proprement  dits,  satisfont  au  moins  la  sensibi- 
lité, sinon  l'entendement,  —  sans  pouvoir  être  expri- 
més quantitativement;  car  la  finalité  ne  saurait 
se  traduire  en  rapports  d'égalité  ou  d'inégalité.  Si, 
d'autre  part,  nous  renonçons  à  la  finalité,  seule  expres- 
sion possible  de  la  logicité  des  choses  dans  l'espace, 
chacune  des  figures  fera  l'objet  d'une  pensée  particu- 
lière, la  réalité  ne  pourra  être  embrassée  dans  une 

(1)  Duhamel,  ibid, 


192        ÉVOLUTION  DANS  LA  CONCEPTION  DE  L'OBJET 

pensée  unique,  et,  par  suite,  la  forme  du  temps  de- 
meurera, comme  l'espace,  la  loi  des  choses. 

En  résumé,  la  représentation  des  relations  dans 
l'espace  au  moyen  de  la  figure  est  un  appauvrissement 
de  la  pensée  qui  doit  abandonner  la  réalité  presque  en- 
tière, sans  aucun  profit  puisqu'elle  demeure  soumise  à 
la  loi  de  l'espace  et  môme  à  celle  du  temps. 

La  notation  des  choses  en  fonction  du  mouvement 
ne  présente  pas  les  mêmes  inconvénients  :  le  mouve- 
ment exprime  la  vraie  réalité  et  la  réalité  entière.  En 
effet,  on  est  naturellement  porté  à  regarder  l'univers 
comme  un  composé  d'éléments  indivisibles;  mais 
n'est-ce  pas  là  une  illusion  de  l'imagination,  contraire 
aux  lois  de  l'entendement,  contraire  même  aux  don- 
nées de  l'expérimentation  scientifique?  Si  loin  qu'on 
pousse  l'analyse,  elle  n'est  jamais  achevée,  et  nous  ne 
concevons  pas  qu'elle  puisse  l'être  :  le  prétendu  élé- 
ment est  insaisissable,  et  il  n'est  lui-même  qu'un 
symbole,  celui  de  la  limite  imposée  à  l'imagination; 
et,  quand  bien  même  cet  élément  ne  serait  pas  chi- 
mérique, ce  ne  serait  point  cette  poussière  infinitési- 
male —  qu'on  soupçonne,  mais  qu'on  ne  saurait  con- 
naître, sans  détermination  comme  sans  représentation, 
—  qui  pourrait  être  le  réel;  tout  au  plus  dirait-on  que 
c'est  une  simple  possibilité  qui  ne  serait  rien  si  l'en- 
tendement ne  la  faisait  être  en  créant  la  relation  : 
avec  la  relation  commence  donc  le  réel  qui  n'est  pas 
avant  elle  ou  qui  n'est  rien  en  dehors  d'elle. 

Il  nous  reste,  par  suite,  à  déterminer  quelle  est  la 
relation  fondamentale  et  primordiale  de  ces  éléments 
inconnus.  Or  cette  relation  est  excellemment  exprimée 


INTERPRÉTATION  MÉCANISTE  193 

par  le  mouvement  ;  car  le  présent  n'est  pas  :  il  est 
semblable  à  quelqu'un  de  ces  atomes  insaisissables 
dont  nous  venons  de  parler;  comme  eux,  il  paraît  ne 
plus  être  dès  qu'on  en  poursuit  la  recherche  ;  il  n'est 
qu'une  relation  lui-même  entre  la  sensation  qui  cesse 
d'être  et  celle  qui  devient,  et  prétendre  le  fixer,  c'est 
s'interdire  la  connaissance  et  de  celle  qui  devient  et  de 
celle  qui  cesse  d'être.  Donc,  suivant  une  vieille  formule 
que  les  siècles  n'ont  pas  démentie,  rien  n'est,  tout 
devient  :  le  temps  est  la  loi  universelle,  la  loi  première 
des  choses,  et  des  relations  dans  le  temps  dépendent 
toutes  les  autres  ;  par  conséquent,  le  mouvement, 
expression  du  devenir,  expression  des  relations  dans  le 
temps,  est  l'exacte  représentation  de  toute  la  réalité. 

En  revanche,  il  semble  que  ce  symbole  ne  réponde 
pas  aux  secrètes  exigences  de  l'entendement,  si  l'en- 
tendement, comme  nous  l'avons  dit,  cherche  dans  la 
science  une  pensée  indépendante  des  lois  de  l'espace 
et  du  temps;  car  si  le  mouvement  est  l'expression  d'une 
succession,  la  représentation  de  cette  succession  est 
extensive,  et  le  mouvement  ne  semble  pouvoir  être 
conçu  sans  l'espace;  que  l'on  considère  l'évolution  dans 
le  temps  même  d'un  atome  :  cette  évolution  se  figure 
comme  un  déplacement  dans  l'étendue;  par  consé- 
quent notre  pensée  demeure  soumise  à  ses  lois  origi- 
nelles :  n'est-ce  donc  pas  encore  dans  ce  déterminisme 
absolu  des  choses  qu'elle  trouvera  son  affranchisse- 
ment? 

Qu'on  ne  se  hâte  pourtant  pas  trop  de  croire  que  le 
progrès  est  nul  ;  la  liberté  n'est  pas  encore  conquise, 
il  est  vrai;  mais  elle  est  préparée.  Nous  l'avons  dit 

13 


194        ÉVOLUTION  DANS  LA  CONCEPTION  DE  L'OBJET 

plus  haut,  la  notation  par  le  mouvement  n'est  que  pro- 
visoire; sa  fonction  est  de  rendre  possible  la  représen- 
tation quantitative  de  la  qualité;  et,  en  effet,  il  n'est 
aucune  des  notions  mécaniques,  fondamentales  ou  déri- 
vées, qui  ne  puisse  se  traduire  numériquement  :  les 
mouvements,  les  repos,  les  vitesses,  les  distances,  et 
aussi  les  masses,  les  temps,  les  forces,  s'expriment  en 
nombres  comme  si  c'étaient  de  véritables  quantités. 
Pour  évaluer  un  mouvement  quelqu'il  soit  (uniforme 
ou  varié),  on  détermine  une  unité  d'espace  et  une 
unité  de  temps,  et  l'évaluation  numérique  du  mouve- 
ment résulte  du  rapport  de  l'espace  au  temps  ;  on 
mesure  par  le  même  procédé  les  vitesses  et  les  dis- 
lances ;  quant  aux  masses  des  corps,  on  les  compare 
et  on  les  évalue  en  les  rapportant  à  la  masse  d'un 
volume  comme  d'une  matière  déterminée,  ce  qui 
permet  encore  de  les  représenter  par  des  nombres; 
enfin,  des  quantités  numériques  sont  substituées  aussi 
aux  temps  et  aux  forces,  --  aux  temps  qui  se  comparent 
entre  eux  au  moyen  de  certain  intervalle  pris  pour 
unité,  —  aux  forces,  car  étant  définies  l'égalité  et 
l'addition  des  forces,  on  les  peut  exprimer  en  nombres, 
dès  qu'on  a  déterminé  la  ligne  «  qui  représente  par 
son  rapport  à  l'unité  de  longueur  le  rapport  de  la  force 
à  celle  qui  a  été  prise  pour  unité  (1).  »  C'est  ainsi  que 
toutes  les  questions  de  mécanique  se  ramènent  à  de 
pures  questions  de  calcul  :  le  nombre  est  le  symbole 
universel  de  toutes  choses.  Or,  l'interprétation  numé- 
rique, c'est  l'interprétation  en  fonction  du  temps  seul; 

(1)  Duhamel,  Ibid,  239. 


INTERPRÉTATION  MÉCANISTE  195 

la  numération  ne  suppose  plus  l'espace  :  elle  n'im- 
plique plus  que  l'idée  de  série,  de  succession  ;  encore 
n'est-ce  plus  guère  que  la  pensée  qui  reste  soumise  à 
la  loi  du  temps!  L'objet  en  est  affranchi  ;  car  il  n'y  a 
plus  ni  passé,  ni  présent,  ni  avenir. 

Ainsi,  dans  une  dernière  évolution  de  l'esprit,  à  la 
double  représentation  dynamique  s'est  substituée  la 
représentation  mécanique  par  la  quantité  discrète,  et 
la  figuration  spontanée  des  choses  a  fait  place  à  une 
figuration  purement  conventionnelle;  purement  conven- 
tionnelle, car  si  la  distinction  quantitative  accompagne 
la  représentation  spontanée,  la  numération,  au  contraire, 
qui  est  systématique,  est  une  catégorie  de  la  pensée 
réfléchie  et  conventionnelle,  et,  pour  ainsi  dire,  une 
catégorie  de  retour.  En  la  créant,  l'esprit  a  franchi 
le  dernier  stade  de  sa  régression  sur  lui-même;  s'il  lui 
était  permis  de  penser  sans  images,  il  s'affranchirait 
encore  de  ce  symbolisme  qui  est  un  reste  de  ses  en- 
traves: mais  cela  ne  lui  est  pas  donné;  tout  au  plus 
peut-il  tenter  d'échapper  plus  encore  à  la  loi  du  temps 
en  imaginant  la  représentation  par  la  quantité  pure, 
la  représentation  littérale  ou  algébrique  qui  suppose 
aussi  peu  que  possible  les  formes  de  l'intuition.  As- 
surément, la  science  n'a  pas  accompli  de  nos  jours  son 
dernier  progrès  ;  mais  déjà  pourtant  l'on  conçoit  l'espoir 
d'enfermer  l'univers  dans  une  formule  et  d'embrasser 
dans  une  pensée  unique  l'immensité  des  temps  et  des 
espaces. 

Cette  pensée  ne  sera  pas  encore  absolue,  il  est  vrai, 
et  elle  sera  encore  accompagnée  d'une  représentation  ; 
car  il  nous  semble  impossible  que  l'entendement  pour- 


196        ÉVOLUTION  DANS  LA  CONCEPTION  DE  L'OBJET 

suive  plus  loin  sa  marche  en  arrière,  condamné  qu'il 
est  à  subir  les  conséquences  des  nécessités  auxquelles 
il  s'est  soumis  pour  étendre  sa  pensée  jusqu'aux  choses; 
mais  du  moins  dans  cette  pensée  qui  enveloppe  toutes 
les  étendues  et  toutes  les  durées,  il  prend  mieux 
conscience  de  sa  nature  originelle  :  quel  symbole  en 
effet  serait  plus  propre  que  le  nombre  à  exprimer 
l'indéfini  du  temps  et  de  l'espace  qui  sont  eux-mêmes 
une  expression  objective  de  l'infinitude  de  l'Esprit? 

En  résumé,  si  la  science  a  suivi  et  suit  une  certaine 
évolution,  si  elle  admet  successivement  trois  modes 
d'interprétation,  ce  n'est  pas  l'effet  du  hasard  des  re- 
cherches et  des  découvertes  ni  du  caprice  des  intelli- 
gences; c'est  une  double  nécessité.  D'abord,  puisqu'au 
travail  synthétique  de  la  perception  doit  succéder  le 
travail  analytique  de  la  science  (car  c'est  en  vain  que 
l'entendement  essaie  de  saisir  d'un  seul  coup  la  tota- 
lité de  l'univers),  cette  analyse  doit  nécessairement  être 
progressive,  c'est-à-dire  réduire  les  individus  en  leurs 
qualités  ou  propriétés  générales,  et  les  qualités  en  leurs 
éléments,  —  les  associations  des  sensations  complexes 
en  ces  sensations  complexes,  et  celles-ci  en  leurs  sen- 
sations élémentaires;  par  suite,  trois  études  s'imposent 
et  sont  nécessairement  successives  :  celle  du  tout,  celle 
de  la  partie,  celle  enfin  des  éléments. 

Mais  d'autres  nécessités,  plus  impérieuses  peut-être, 
quoique  plus  cachées,  imposent  à  la  science  et  à  l'en- 
tendement cette  marche  régressive  et  ces  étapes.  En 
effet,  parmi  les  catégories  de  la  pensée,  nous  pouvons, 
conformément  à  ce  qui  a  été  dit  dans  notre  élude  de 


INTERPRÉTATION  MÉGANISTE  197 

la  perception,  en  distinguer  deux  sortes  :  les  unes  pré- 
sident à  la  distinction  des  sensations,  les  autres  à  leur 
systématisation  logique  et  réelle,  à  leur  organisation  en 
un  univers  stable.  Les  lois  de  distinction  sont  celles 
du  temps  et  de  l'espace  :  ce  sont  les  lois  originelles  et 
fondamentales  des  choses  et  de  la  pensée  consciente; 
—  les  lois  d'organisation  sont  celles  de  la  causalité,  de 
la  finalité,  de  la  substantialité  et  de  l'individualité;  ce 
sont  des  lois  dérivées,  des  nécessités  imposées  à  l'en- 
tendement par  la  constitution  des  lois  du  temps  et  de 
l'espace  :  la  loi  de  causalité  fait  la  logicité  des  choses 
dans  le  temps,  —  la  loi  de  finalité  leur  logicité  dans 
l'espace;  —  la  loi  de  substance  établit  la  stabilité  des 
phénomènes  hors  du  temps  et  de  l'espace,  —  celle  de 
l'individualité   la  stabilité   des   associations  dans   le 
temps  et  dans  l'espace.  Par  conséquent,  l'interpréta- 
tion des  choses  suivant  la  loi  de  l'individualité  étant 
la  perception  même,  et  la  science  étant  distincte  de  la 
perception,  l'esprit,   alors  qu'il  l'entreprend,  c'est-à- 
dire  alors  qu'il  s'efforce  d'échapper  par  elle  au  double 
indéfini  du  temps  et  de  l'espace  qui  exprime  insuffi- 
samment son  infinitude,  ne  peut  tenter  que  trois  inter- 
prétations,   l'interprétation    substantialiste    propre   à 
soustraire  les  choses  et  la  pensée  au  temps  et  à  l'espace 
tout  à  la  fois,  —  l'interprétation  finaliste  suivant  la  loi 
qui  règle  les  relations  dans  l'espace  (c'est  l'effort  pour 
échapper  à  la  loi  du  temps),  —  et  l'interprétation 
mécaniste  conformément  à  la  loi  de  causalité  qui  règle 
les  relations  dans  le  temps  :  c'est  l'effort  de  l'entende- 
ment pour  se  dérober  à  la  loi  de  l'espace.  Prétendre  à 
une  pensée  indépendante  du  temps  et   de  l'espace* 


198        ÉVOLUTION    DANS  LA  CONCEPTION   DE  L'OBJET 

c'est  renoncer  à  la  connaissance  de  la  réalité;  vouloir 
se  dérober  à  celle  du  temps,  c'est  en  abandonner  la  plus 
grande  part  sans  bénéfice  pour  l'entendement  :  seule, 
l'interprétation  mécaniste  lui  assure  du  même  coup  et 
la  possession  de  la  réalité  et  le  retour  à  sa  forme 
primitive,  la  non-contradiction. 

Voilà  bien  les  différentes  périodes  de  la  science  ;  voilà 
les  phases  nécessaires  et  nécessairement  successives  de 
cette  lutte  que  l'entendement  engage  pour  son  affran- 
chissement, lutte  séculaire  et  difficile,  dont  les  vraies 
causes  demeurent  cachées  à  ceux  mêmes  qui  la  sou» 
tiennent. 

CONCLUSION 

Pendant  bien  des  siècles,  durant  toute  celte  longue 
période  où  l'on  poursuivit  la  recherche  de  la  substance 
et  celle  de  la  qualité,  recherche  nécessairement  sans 
profit,  la  science  fut  désintéressée;  le  but  de  la  spécu- 
lation était  la  spéculation  elle-même  :  l'homme  libre 
qui  s'adonnait  à  l'étude  de  la  nature  mettait  son  ambi- 
tion à  savoir  pour  savoir,  et  il  eût  cru  faillir  à  sa  tache, 
peut-être  même  déroger  à  son  rang,  s'il  se  fût  arrêté  à 
d'indignes  préoccupations  pratiques;  en  quoi  il  était 
fidèle  à  la  pensée  du  Maître  qui  professait  que  «  la 
sagesse  est  indépendante  de  l'utilité  :  qu'elle  est  même 
d'autant  plus  haute  qu'elle  est  moins  utile  »  (1).  Cette 
faculté  d'élever  son  intelligence  au-dessus  des  intérêts 
matériels,  et  de  penser,  comme  la  divinité,  pour  penser, 

(i)  M.  Boutroux,  Encyclopédie  du  19mi  s.,  art.  Aristote. 


CONCLUSION  199 

grandissait  l'homme  à  ses  propres  yeux,  et,  en  fin  de 
compte,  c'était  encore  tirer  profit  de  la  science  qu'en 
tirer  vanité. 

Mais  dès  que  l'on  conçut  la  science  comme  la  re- 
cherche des  causes,  on  ne  voulut  plus  savoir  que  pour 
prévoir  et  pouvoir  :  la  science  désintéressée,  voilà  bien 
une  de  ces  idoles  chères  aux  métaphysiciens!  L'homme 
a-t-il,  durant  sa  courte  vie,  du  temps  à  perdre  dans  la 
poursuite  d'une  prétendue  vérité?  Qu'est-elle  donc, 
cette  vérité?  Cela  seul  est  vrai  qui  est  utile,  et  mieux 
vaut,  au  reste,  une  féconde  hypothèse  sans  valeur  théo- 
rique qu'une  juste  explication  sans  valeur  pratique.  Il 
y  a  beau  temps  que,  pour  le  bonheur  de  l'humanité, 
l'âge  de  la  chevalerie  scientifique  est  passé  :  on  faisait 
la  guerre  autrefois  pour  l'honneur  et  les  dames;  on  la 
fait  aujourd'hui  pour  des  provinces  et  des  milliards  ; 
de  même  on  spéculait  jadis  par  curiosité  et  pour  faire 
preuve  d'un  esprit  ingénieux,  d'une  pensée  profonde  : 
on  spécule  de  nos  jours  par  besoin,  pour  le  bien-être 
matériel,  et  l'on  attache  plus  de  prix  à  la  découverte 
d'un  rouage  qui  économisée  un  industriel  une  journée 
d'ouvrier  qu'à  une  explication  logique  de  l'univers  ou 
à  une  démonstration  de  la  liberté  humaine. 

Ce  désintéressement  excessif  des  temps  passés  et  cet 
utilitarisme  à  outrance  de  l'époque  moderne  nous 
semblent  également  blâmables.  La  science  n'est  ni  un 
pur  caprice  de  l'intelligence  ni  un  simple  calcul  du 
bien-être;  elle  procure  aux  hommes  tout  à  la  fois  et 
les  joies  de  l'esprit  et  les  commodités  de  la  vie,  c'est 
vrai;  mais  ce  n'est  ni  la  satisfaction  de  la  curiosité  ni 
la  jouissance  du  confort  qui  est  sa  véritable  fin.  Sans 


200       ÉVOLUTION  DANS  LA   CONCEPTION  DE  L'OBJET 

doute,  c'est  là  peut  être  ce  qui  attire  et  séduit;  mais  un 
appât  n'est  qu'un  moyen  ;  la  véritable  fin  de  l'entende- 
ment demeure  cachée  :  avide  d'embrasser  l'univers 
entier  dans  une  pensée  affranchie  des  lois  du  temps  et 
de  l'espace,  il  l'élabore  lentement,  secrètement;  et, 
semblables  à  ces  ouvriers  qui,  dans  certains  ateliers, 
travaillent  à  une  œuvre  dont  ils  ne  connaissent  ni  le 
plan  ni  Futilité,  ne  se  proposant  eux-mêmes  d'autre 
fin  que  le  salaire  de  leur  journée,  les  savants,  auxiliaires 
inconscients  de  l'Esprit,  poursuivent  sous  sa  mystérieuse 
direction  une  œuvre  qu'ils  ignorent.  Loin  de  nous 
certes  la  pensée  de  rabaisser  ceux  dont  le  génie 
engendre  pour  ainsi  dire  un  nouvel  univers  et  dont  les 
créations  ont  été  si  justement  appelées  des  imitations 
de  l'art  divin!  Mais  est-ce  donc  leur  faire  injure  que 
de  les  présenter  comme  ayant  été  choisis  pour  être  les 
libérateurs  de  la  pensée?  Plus  d'un  envierait  le  sort  de 
ces  élus  ! 

Sans  doute  ces  lignes,  si  le  hasard  les  plaçait  sous 
leurs  yeux,  ne  manqueraient  pas  de  les  faire  sourire  ; 
sans  doute  cet  Esprit,  dont  ils  sont  comme  les  agents 
en  sous  ordre,  ils  le  méconnaissent,  ils  prétendent  le 
réduire  au  mouvement  d  une  fibre  ou  à  une  sorte  de 
phosphorescence.  Avec  la  passion  des  intérêts  humains 
le  scepticisme  a  envahi  leurs  intelligences  :  l'Esprit 
n'existe  pas,  puisque  sa  connaissance  ne  contribuerait 
ni  à  la  richesse  ni  à  la  commodité  de  la  vie.  Mais 
quelle  erreur  étrange  est  la  leur!  ce  qu'ils  nient,  c'est 
leur  propre  être,  celui  qui  est  insaisissable  pour  la 
pensée  soumise  aux  lois  du  temps  et  de  l'espace,  qu'ils 
ne  connaissent  pas  et  ne  peuvent  connaître,  parcequ  il 


CONCLUSION  201 

cesse  d'être  dès  qu'il  est  figuré;  ce  qu'ils  analysent  ou 
prétendent  analyser,  bien  loin  que  ce  soit  l'Esprit,  ce 
n'est  même  pas  le  sujet  soumis  à  la  loi  de  la  conscience; 
c'est  tout  au  plus  la  représentation  spatiale  qu'ils  en 
imaginent,  c'est  le  symbole  par  lequel  il  leur  plait  de 
le  traduire  :  ils  prennent  une  notation  conventionnelle 
pour  l'être,  et  une  expression  mécanique,  une  formule 
mathématique  pour  la  vérité  absolue  !  L'Esprit,  lui, 
l'Esprit  créateur  du  temps  et  de  l'espace,  échappe 
nécessairement  à  tout  symbolisme,  et  la  science  qui  le 
nie  le  sert  ;  quand  ils  prétendent  l'analyser  comme  un 
rayon  lumineux  ou  un  acide,  l'exprimer  en  une  formule 
comme  la  chute  d'un  corps  ou  une  réaction  chimique, 
c'est  encore  son  inspiration  qu'ils  reçoivent  et  subissent  ; 
c'est  pour  lui  qu'ils  travaillent  ;  c'est  l'affranchissement 
de  sa  pensée  qu'ils  préparent,  comme  c'est  son  œuvre 
qu'ils  étudient. 


TROISIÈME     PARTIE 

VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

PAR  L'ÉTUDE  DES  SCIENCES  POSITIVES  DE  LA  NATURE 


NÉCESSITÉ  DUNE  VÉRIFICATION    DE  LA  LOI 

Constater  un  fait,  en  établir  la  loi,  en  démontrer  la 
nécessité,  voilà  la  lâche  que  nous  nous  étions  impo- 
sée. Quand  bien  même  nous  l'aurions  remplie,  notre 
travail  ne  serait  pourtant  pas  terminé  encore  ;  car  il  y 
aurait  une  critique  à  laquelle  nous  ne  saurions  échap- 
per :  alors  qu'il  s'agit  de  science  expérimentale,  nous 
n'avons  fait  pourtant  qu'interpréter  des  spéculations 
de  philosophes  et  légitimé  nos  interprétations  par  des 
spéculations  de  même  ordre  !  Ne  va-t-on  pas  nous 
accuser  de  construire  à  priori  l'histoire  de  la  science, 
sans  même  nous  soucier  de  savoir  si  les  conceptions 
des  philosophes  ou  nos  propres  déductions  sont  en 
accord  avec  les  faits  ? 

Mais,  d'autre  part,  peut-on  exiger  de  nous  que  nous 
entreprenions  une  longue  histoire  de  toutes  les  sciences 
de  la  nature,  afin  de  démontrer  que  chaque  progrès, 
chaque  découverte,  sert  de  vérification  à  la  loi  que 
nous  avons  posée? 


204  NÉCESSITÉ  D'UNE  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

Aussi,  d'un  côté,  pour  éviter,  si  c'est  possible,  les 
critiques  qu'on  adresse  d'ordinaire  à  ceux  qui 
s'adonnent  aux  études  logiques  et  métaphysiques,  et, 
d'un  autre  côté,  pour  ne  pas  nous  charger  d'une  entre- 
prise qui  serait  au-dessus  de  nos  forces,  nous  nous 
contenterons  de  chercher,  dans  une  brève  critique  de 
chacune  des  sciences  de  la  nature,  si  leur  histoire  ne 
pourrait  pas  servir  de  vérification  à  notre  loi. 

Si,  en  effet,  la  science  a  vraiment,  dans  son  évolu- 
tion, suivi  le  même  ordre,  mais  en  sens  inverse, 
que  la  perception,  toute  science  ayant  pour  matière 
un  objet  de  perception  doit  avoir  passé  par  chacune 
des  phases  substantialiste,  finaliste  et  mécaniste;  car 
la  spéculation  a  dû  avoir  son  contre-coup  dans  les 
applications  qui  en  ont  été  faites  :  c'est  une  consé- 
quence qu'il  importe  de  vérifier. 

Quoique  notre  loi  soit  également  vraie  de  toutes  les 
sciences,  elle  ne  paraît  pas  pour  toutes  aussi  frap- 
pante :  les  trois  périodes  sont  moins  marquées,  ou 
plutôt  moins  connues,  en  astronomie  qu'en  physique, 
en  physique  qu'en  physiologie.  La  raison  en  est  que 
l'évolution  d'une  science  apparaît  d'autant  moins 
qu'elle  s'est  accomplie  plus  loin  de  nous  :  l'accumula- 
tion des  temps  nous  la  cache,  les  textes  ne  sont  pas 
toujours  également  abondants  et  précis;  enfin,  nous 
sommes  si  heureux  de  jouir  des  résultats  acquis  que 
nous  ne  songeons  plus  guère  aux  moyens  par  lesquels 
ils  ont  été  obtenus;  nous  ne  pouvons  même  croire  aux 
difficultés  qui  n'existent  plus  pour  nous,  et  nous  po- 
sons volontiers  en  principe  que  ce  qui  est  simple  pour 


ASTRONOMIE  205 

notre  intelligence  a  dû  l'être  pour  toute  intelligence 
humaine,  ne  songeant  pas  que  nous  profitons  de  l'ex- 
périence accumulée  des  siècles  passés! 

ASTRONOMIE 

L'astronomie,  bien  qu'elle  soit  la  plus  abstraite  des 
sciences  de  la  nature,  au  point  d'être  souvent  confon- 
due dans  les  sciences  mathématiques,  a  pourtant  un 
objet  concret,  sensible,  dont  la  première  connaissance 
est  obtenue  par  la  perception  externe  :  ce  sont  les 
astres.  Aussi  notre  loi  est-elle  vraie  de  cette  science, 
et  nous  allons  voir  que,  malgré  les  difficultés  et  les 
incertitudes  que  présente  l'histoire  de  son  développe- 
ment et  surtout  de  ses  origines,  l'astronomie  a  subi  la 
triple  évolution  que  nous  avons  signalée,  et  a  reposé 
d'abord  sur  le  principe  de  substantialité,  puis  sur  la  loi 
de  finalité,  et  enfin  sur  celle  de  causalité  :  elle  n'est 
devenue  une  science  positive,  certaine,  une  science  de 
précision  et  de  calcul,  une  annexe  de  la  mathéma- 
tique, qu'après  avoir  passé  par  ces  trois  phases. 

Bailly  commence  son  histoire  de  l'astronomie  an- 
cienne par  ces  mots  :  «  La  plupart  des  sciences  sont 
nées  des  besoins  de  l'homme,  l'astronomie  n'est  due 
qu'à  sa  curiosité...  Le  spectacle  seul  du  ciel  a  frappé 
ses  regards,  il  n'a  point  été  pressé  par  l'aiguillon  de 
la  nécessité...  >  Or,  l'astronomie,  au  contraire,  plus 
encore  peut-être  que  toute  autre  science,  est  née  des 
besoins  de  l'homme  et  des  besoins  les  plus  impérieux; 


206  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

car  elle  s'est  imposée  pour  la  mesure  du  temps  et  sa 
division  en  années,  en  jours,  en  heures,  —  pour  l'a- 
griculture à  laquelle  importait  la  distinction  des  sai- 
sons, la  fixation  de  l'époque  propre  à  chaque  culture, 
aux  semences,  aux  récoltes,  et,  plus  tard  enfin,  pour  la 
géographie  et  la  navigation  ;  cela  est  si  vrai  qu'elle  fut 
pendant  très  longtemps  confondue  avec  la  météorologie, 
et  que  l'observation  des  astres  était  inséparable  de  l'ob- 
servation des  vents,  des  pluies,  du  froid  et  du  chaud,  etc. 

Elle  a  donc  été  cultivée  d'abord  comme  un  art  (et  à 
ce  titre  elle  ne  nous  intéresse  guère);  chez  les  Grecs  du 
moins,  c'est  ce  caractère  qu'elle  présente.  Les  études 
astronomiques  tout  à  fait  premières  furent-elles  plus 
désintéressées?  Qui  donc  le  pourrait  prétendre?  Que 
savons-nous  de  l'origine  lointaine  de  l'astronomie?  Non 
seulement  l'hypothèse,  imaginée  par  Bailly,  de  ce 
peuple  qui  instruisit  tous  les  autres,  de  ce  peuple  qui 
«  nous  a  tout  appris  excepté  son  nom  et  son  exis- 
tence »  (1),  est  plus  que  douteuse;  mais  sur  la  science 
même  des  Chinois,  des  Egyptiens  et  des  Indiens  à  qui 
Delambre  conteste  l'usage  de  tout  instrument  d'astro- 
nomie, toute  science  géométrique  et  toute  méthode  (w2), 
nous  en  sommes  réduits  à  de  vagues  et  incertaines 
conjectures  que  la  rigueur  scientifique  nous  interdit 
d'invoquer. 

Le  développement  de  l'astronomie  en   Grèce  est-il 
mieux  connu?  La  Grèce,  —  on  le  sait,  —  a  subi  l'in- 


f(l)  D'Alembert,  Correspce  avec  Voltaire,  II,  259  (Delam- 
bre, Hist.  de  fAstr.,  î,  1). 

(2)  Hist.  de  l'Ast.,  Disc,  prélim.  p.XVIJ, 


ASTRONOMIE  207 

fluence  de  l'Orient;  peut-être  a-t-elle  reçu  toute  faite 
la  science  astronomique  au  degré  de  développement 
où  elle  était  déjà  parvenue  vers  le  6me  et  le  5me  siècles 
avant  J.-C;  Thaïes,  Pythagore,  Eudoxe,  Platon,  ont 
certainement  rapporté  de  leurs  voyages  les  résultats  de 
spéculations  étrangères  (Eudoxe  décrit  un  ciel  qui 
n'était  point  celui  de  son  temps!).  Mais  qu  ont-ils  rap- 
porté au  juste?  Les  historiens  de  l'astronomie  ne  sont 
guère  d'accord  sur  l'originalité  de  la  science  astrono- 
mique des  Grecs!  Les  uns  leur  reprochent  volontiers 
d'avoir  tout  emprunté,  de  n'avoir  rien  ajouté  à  la 
science  qu'ils  avaient  reçue;  d'autres  leur  attribuent 
tout  le  mérite  du  développement  de  l'astronomie,  comme 
s'ils  ne  devaient  rien  à  l'Orient  :  «  Tout  ce  qui  est 
vraiment  astronomique  est  étranger  à  la  Grèce,  dit 
Bailly.  L'ordre  et  l'arrangement  des  planètes,  les  causes 
des  éclipses,  la  méthode  pour  les  prédire,  les  deux 
étoiles  du  matin  et  du  soir,  réunies  dans  une  seule 
planète,  la  durée  des  révolutions  du  soleil  et  de  la  lune, 
la  période  fameuse  de  Méton,  l'obliquité  de  l'éclip- 
tique,  la  sphère,  tout  leur  vient  de  l'Egypte  et  de 
l'Asie  »  (1).  —  «  C'est  chez  les  Grecs,  répond  Delambre, 
et  chez  eux  seuls,  qu'il  faut  chercher  l'origine  et  les 
monuments  d'une  science  qu'ils  ont  créée  et  que  seuls 
ils  ont  eu  les  moyens  de  créer  »  (2).  Jugements 
contradictoires  en  apparence,  et  qui  pourtant  ne  nous 
semblent  pas  inconciliables  !  Sans  doute  les  Grecs  ont 
demandé  aux  peuples  plus  anciens  tout  ce  qui   est 


(1)  Astronomie  ancienne,  2&8. 

(2)  Hist.  de  l'Ast.,  Disc.  Préï,p.  IX. 


208  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

vraiment  astronomique,  c'est-à-dire  des  observations 
accumulées  depuis  plusieurs  siècles,  et  qui  ne  consti- 
tuent pas  à  proprement,  parler  une  science.  Mais  il 
s'est  créé  et  développé  chez  eux  une  science  originale, 
spontanément,  indépendamment  des  influences  asiati- 
ques, et  ce  n'est  que  dans  une  époque  reculée,  à 
Alexandrie  et  non  en  Grèce,  que  s'est  opérée  d'une 
manière  définitive  la  fusion  des  patientes  études  orien- 
tales et  des  téméraires  conceptions  grecques. 

Or,  ce  développement  libre  et  vraiment  hellénique 
est  l'exacte  expression  de  cette  loi  qu'à  ses  origines  la 
science  est  la  recherche  de  la  substance  des  choses. 

L'astronomie  grecque  en  effet,  confondue  tout  d'a- 
bord dans  la  science  générale,  faisait  partie  de  ces 
audacieuses  cosmogonies  qui  n'étaient  rien  moins  que 
de  téméraires  explications  de  toutes  choses;  on  se 
demandait  :  que  sont  les  astres?  Sont-ce  des  êtres 
supérieurs  et  plus  parfaits  qui  vivent  d'une  vie  plus 
heureuse  dans  les  espaces  plus  purs?  des  dieux  qui 
veillent  sur  les  destinées  des  mortels?  des  êtres  assez 
semblables  à  l'homme  qu'une  âme  guide  dans  leurs 
courses?  des  masses  de  vapeur  ou  de  feu  qui  se  sont 
séparées  de  notre  terre  solide  et  doivent  leur  élévation 
à  leur  légèreté  ?  C'est  la  seule  question  qui  arrête  les 
premières  spéculations  grecques.  Pour  la  plupart  des 
philosophes,  les  astres  sont  animés  (car,  à  cette  époque 
où  la  connaissance  se  confond  encore  absolument  avec 
la  sensation,  la  substance  est  individualisée,  personni- 
fiée, elle  est  faite  à  l'image  de  l'homme);  bien  rares 
sont  ceux  qui  ne  leur  attribuent  qu'une  substance  ma- 
térielle :  ceux-là  ne  viendront  que  plus  tard  et  les  pre- 


ASTRONOMIE  209 

miers  de  ces  audacieux  seront  suspects  à  leurs  con- 
temporains. 

Inutile,  ce  nous  semble,  de  nous  attarder  à  des 
détails  connus  ;  dans  le  soleil  et  les  astres,  Thaïes 
voit  des  feux  qui  se  nourrissent  des  vapeurs  des 
eaux,  Anaximandre  des  chariots  renfermant  un  feu 
qu'on  voit  par  une  ouverture  circulaire,  Anaxagore 
des  masses  de  fer  rouge  ou  des  pierres  chauffées 
à  blanc,  Anaximène  des  dieux,  Heraclite  des  masses 
de  vapeurs,  Xénophane  des  nuages  enflammés  qui 
s'anéantissent  ou  se  dissipent  chaque  soir,  Parménide, 
et  aussi  Empédocle,  des  corps  composés  d'un  feu 
pur  ou  d'un  mélange  du  lumineux  et  de  l'obscur  ; 
Philolaùs  des  disques  de  verre  qui  nous  réfléchis- 
sent la  lumière  du  feu  du  monde  ;  les  alomistes 
enfin  des  masses  d'atomes  de  même  nature  que 
ceux  qui  composent  le  reste  de  l'univers  :  tous  les 
antésocratiques  donc,  tous,  s'interrogent  sur  la  nature 
de  ces  êtres  animés  ou  sans  vie  qu'ils  perçoivent  dans 
l'espace. 

Qu'ont-ils  ajouté  à  ces  spéculations  sur  la  subs- 
tance? Rien,  ou  plutôt  ils  y  ont  ajouté  cette  science 
qui  leur  venait  des  Orientaux,  science  d'emprunt  qui  a 
permis  à  Thaïes  (encore  est-ce  douteux)  de  prédire  va- 
guement une  éclipse  et  qui  a  fourni  à  Pythagore  ses 
idées  sur  l'antichtone,  ses  connaissances  relatives  aux 
planètes*  et  même  son  incertaine  hypothèse  du  mouve- 
ment de  la  terre. 

Et  ceux  des  postsocratiques  qui  se  sont  le  plus  occu- 
pés d'astronomie  n'ont  guère  été  plus  heureux  :  quelles 
vagues   et  rudimentaires   notions  positives    Aristote 

14 


210  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

avait  en  pareille  matière  (1)  !  Au  contraire,  comme  sa 
pensée  devient  plus  précise,  quand,  dans  le  Traité  du 
Ciel,  il  discute  sur  sa  nature,  sur  les  éléments  qui  le 
constituent,  sur  l'esssence,  la  force,  la  place,  de  cha- 
cun d'eux  :  toutes  idées  vraiment  en  accord  avec  le 
génie  grec  et  l'état  des  esprits  jeunes  encore  ! 

Ce  que  donc  il  y  a  de  particulier  aux  philosophes 
grecs,  ce  qui  leur  appartient  en  propre  dans  la  science 
astronomique,  ce  sont  les  spéculations  sur  la  nature,  la 
composition,  la  genèse  des  corps  célestes;  c'est  aussi 
l'idée  de  la  solidité  des  cieux,  adoptée  par  Aristote  non 
moins  que  par  ses  devanciers  et  qui  se  rattache  à  ces 
mêmes  spéculations  ;  c'est  enfin  la  modification  appor- 
tée à  la  théorie  des  sphères  solides,  mais  transparentes, 
qui  soutiennent  les  astres  et  les  gardent  de  toute  mar- 
che capricieuse.  Voilà  ce  qui  est  vraiment  hellénique 
voilà  les  idées  qui  se  sont  produites  et  développées 
jusqu'au  temps  de  l'école  d'Alexandrie,  où  ces  débuts 
de  la  science  grecque  sont  allés  se  perdre  dans  la 
science  orientale,  ne  laissant  subsister  que  cette  idée 
générale  que  les  astres  sont  des  masses  de  feu  soute- 
nues par  des  sphères  somatiques  et  guidées  par  des 
âmes  :  n'est-ce  pas  là  une  conception  essentiellement 
substantialiste  ? 

Nous  n'avons  pas  encore,  il  est  vrai,  cité  les  plus 
grands  noms  de  l'astronomie  grecque  :  c'est  Aristarque, 


(1)  A  propos  des  éclipses  de  lune  qii'Àristote  attribue  a  des 
corps  circulant  autour  du  contre  commun  et  interceptant  la 
lumière,  Delambre  remarque  qu'il  «  raisonne  comme  un 
homme  qui  n'a  aucune  idée  bien  nette  des  mouvement* 
célestes  ni  des  tables  astronomiques  »  (ouvrage  cité,  309*3 1 


ASTRONOMIE  211 

c'est  Hipparque,  c'est  Ptolémée,  qui  passent  commu- 
nément pour  avoir  opéré  une  révolution  en  astronomie. 
Ils  furent  en  effet  de  patients  observateurs  du  ciel,  des 
érudits  de  premier  ordre.  Mais  ont-ils  fait  vraiment 
une  révolution?  N'ont-ils  pas  plutôt  simplement  con- 
tinué, en  la  perfectionnant,  cette  œuvre  entreprise  par 
les  Egyptiens  depuis  tant  de  siècles  sous  le  coup  du 
besoin  ?  Ont-ils  été  novateurs  en  matière  d'explication? 
Ont-ils  inventé  une  théorie  du  ciel?  Loin  de  nous  la 
pensée  de  rabaisser  leur  mérite!  On  leur  doit,  avec 
les  premières  tentatives  de  mesurer  la  distance  de  la 
lune  et  du  soleil,  ainsi  que  leurs  diamètres  apparents, 
un  état  du  ciel  qui,  aujourd'hui  encore,  est  extrême- 
ment précieux  pour  les  comparaisons  sur  lesquelles 
reposent  les  plus  ingénieuses  et  les  plus  solides  hypo- 
thèses de  mécanique  céleste.  Mais  leur  science  était 
toute  descriptive,  et  elle  ne  pouvait  être  que  descrip- 
tive. Avec  leurs  instruments  imparfaits  (ils  n'avaient 
encore  ni  lunettes,  ni  verniers,  ni  micromètres),  avec 
leur  ignorance  absolue  de  la  mécanique,  avec  leur 
géométrie  élémentaire  et  leurs  connaissances  bornées 
en  trigonométrie  (nous  verrons  qu'au  temps  d'Hip- 
parque  seulement  on  commença  à  savoir  calculer  les 
triangles  sphériques),  ils  ne  pouvaient  prétendre  à 
autre  chose  qu'une  passive  contemplation  du  ciel  et 
une  grossière  interprétation  des  phénomènes  célestes. 
Eussent-ils  eu  le  génie  d'un  Newton,  que  ce  génie  fût 
demeuré  stérile  :  si  le  génie  n'est  pas  le  produit  d'une 
époque,  du  moins  il  ne  peut  devancer  l'œuvre  du 
temps.  Aussi  leur  action  fut-elle  nécessairement  bor- 
née :  une  plus  grande  rigueur  dans  les  observations, 


212  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

quelque  précision  de  plus  dans  le  calendrier,  une  plus 
scrupuleuse  topographie  du  ciel,  la  substitution  de  la 
théorie  des  excentriques  et  des  épicycles  à  celle  des 
sphères  concentriques,  constituent  un  réel  progrès  dans 
la  méthode,  mais  non  dans  la  conception,  de  l'astro- 
nomie. 

Leur  œuvre  paraît  grande  et  méritoire  surtout  quand 
on  songe  aux  théories  superstitieuses  de  leurs  de- 
vanciers et  de  leurs  contemporains,  aux  erreurs  étran- 
ges qui  avaient  alors  crédit  et  qu'ils  ont,  du  reste, 
partagées.  L'astrologie,  dont  nous  avons  maintenant  à 
parler,  n'est  pas  simplement  un  art  chimérique  et 
ridicule;  c'est  une  phase,  un  moment  du  développe- 
ment de  l'astronomie;  c'est  l'interprétation  finaliste 
des  astres  se  substituant  à  leur  interprétation  substan- 
tialiste. 

L'application  grossière  des  causes  finales  aux  astres, 
application  qui  n'a  pas  été  l'œuvre  d'un  homme  ou 
d'un  temps,  mais  celle  de  plusieurs  siècles  et  des 
savants  les  plus  autorisés,  est  souvent  invoquée  par  les 
ennemis  de  la  philosophie  qui  l'accusent  d'avoir  mis 
la  plus  simple  et  la  plus  belle  des  sciences  au  service 
de  la  plus  ridicule  superstition  et  d'en  avoir  retardé 
le  progrès  pendant  de  longs  siècles.  Nous  verrons  dans 
la  suiôe  que  les  philosophes  ont  été  étrangers  à  celte 
révolution;  d'ailleurs,  quand  on  déplore  l'intervention 
du  principe  des  causes  finales  dans  la  science  astrono- 
mique, on  oublie  trop  facilement  que,  la  mesure  du 
temps  réglée  et  les  besoins  de  l'agriculture  une  fois 
satisfaits,  on  aurait  renoncé  complètement  à  Castro* 


ASTRONOMIE  213 

nomie  devenue  inutile,  si  l'on  n'avait  espéré  en  tirer 
la  connaissance  de  l'avenir;  on  ne  songe  pas  que 
l'astrologie,  «  cette  fille  folle  de  l'astronomie  »,  comme 
disait  Kepler,  a  nourri  sa  mère,  et  j'entends  par  là  non 
seulement  qu'elle  a  servi  à  assurer  honneur  et  profit  à 
ceux  qui  s'occupaient  du  ciel,  mais  qu'elle  a  aussi 
soutenu  l'astronomie  dont  l'étude  désintéressée  n'eût 
pas  tenté  les  mortels,  quel  que  soit  l'attrait  de  l'in- 
connu et  la  puissance  de  la  curiosité. 

Nous  allons  voir  que  c'est  la  recherche  des  attributs 
qui  domina  dans  la  science  astronomique  et  que  c'est 
la  loi  de  finalité  qui  l'inspira  jusqu'à  Copernic,  jusqu'à 
Newton  même,  c'est-à-dire  jusqu'à  l'époque  où,  grâce 
aux  progrès  de  la  mécanique  et  de  la  géométrie,  l'in- 
terprétation mécaniste  fut  enfin  possible. 

De  bonne  heure,  certains  esprits  renoncèrent  à 
connaître  la  nature  des  astres,  qui  échappait  du  reste 
aux  plus  minutieuses  observations  du  regard,  ou 
acceptèrent  sur  leur  être  les  opinions  les  plus  com- 
munément répandues,  pour  tenter  de  découvrir  leurs 
mille  propriétés  diverses.  Jusqu'où  doit- on  faire  re- 
monter cette  étude  des  attributs  des  corps  célestes  dont 
labaseestlaloide  finalité  et  qui  constitue,  conformément 
à  notre  hypothèse,  la  deuxième  phase  de  la  science 
astronomique?  Bailly  dit  «  qu'on  lui  connaît  une 
durée  de  près  de  cinquante  siècles  »  et  qu'elle  «  est 
établie  à  la  Chine  depuis  le  commencement  de  cet 
empire  »  (4).  Certes,  nous  ne  remonterons  pas  si  haut, 
et,  comme  pour  la  première  période,  nous  nous  con- 

(1)  Astronomie  ancienne,  p.  261. 


214  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

tenterons  de  rappeler  ce  qu'ont  pensé  les  Grecs.  Selon 
toute  apparence,  cette  science  chimérique  leur  vint  de 
l'Orient;  qui  l'importa?  Sont-ce  les  agronomes  ou  les 
médecins?  Ce  qui  semble  certain,   c'est  qu'on    n'en 
doit  pas  accuser  les  philosophes.  Nous  avons  vu  quel 
développement  l'astronomie  avait  reçu  sous  leur  in- 
fluence; voici  celui  qu'elle  doit  aux  praticiens  :  tous 
assignent  aux  astres  une  finalité  extérieure;  les  uns, 
les  agriculteurs,   attribuent  à  tel   ou  tel   phénomène 
astronomique  la  propriété  de  produire  les  récoltes,  aux 
hyades  celle  d'amener  la  pluie,  à  Sirius  celle  de  brûler 
(aujourd'hui  encore  les  comètes  ne  sont  pas  sans  in- 
fluence sur  le  vin);  d'autres,  les  médecins,   cherchent 
l'action  heureuse  ou  néfaste  des  astres  sur  les  mala- 
dies ;  Hippocrate  croit  à  leurs  effets,  particulièrement 
à  ceux  de  certaines  constellations,  comme  les  Pléiades, 
Arcture,  le  Chien;  à  une  époque  bien  postérieure,  nous 
constatons  les  progrés  accomplis  par  cette   astrologie 
curative  ;  car  Galien  assigne  avec  précision  à  chaque 
astre  sa  vertu,  et  il  imagine  un  mois  médicinal  analo- 
gue au  mois  lunaire.  Hippocrate  et  Galien,  ces  grands 
maîtres  de  la  médecine,  créent  ainsi  une  tradition  qui 
se  perpétue  pendant  de  longs  siècles,  et  peut-être  jus- 
qu'à nos  jours  ;  car  Paracelse  considère  l'influence  des 
astres  comme  la  plus  puissante  des  influences  morbifi- 
ques;  Mead,cn  1704,  étudie  celle  de  la  lune  sur  les  corps 
organisés  et  sur  les  maladies;    en   1706,  Hoffmann 
publie  un  ouvrage  où  il  traite  de  l'influence  des  astres 
sur  le  corps  humain,  et  c'est  seulement  à  la  fin  duxvme 
ou  au  commencement  du  xixe  siècle  qu'on  renonça  à 
l'astrologie  médicinale,  si  tant  est  qu'on  y  ait  renoncé. 


ASTRONOMIE  215 

En  môme  temps,  on  s'attacha  à  découvrir 

les  vertus  de  ces  clartés  errantes 

Par  qui  sont  nos  destins  et  nos  mœurs  différentes  ; 

on  passa  insensiblement  de  l'astrologie  naturelle  à 
l'astrologie  judiciaire;  car  nous  ne  croyons  pas  qu'une 
idée  vraiment  philosophique  ait  présidé  à  l'apparition 
de  l'astrologie  judiciaire  et  qu'il  y  ait  un  rapproche- 
ment à  faire  entre  la  pensée  des  astrologues  et  la  con- 
ception leibnitzienne  de  l'univers,  où  chaque  monade 
subit  l'influence  de  toutes  les  autres.  Il  ne  faut  pas  voir 
dans  l'astrologie  un  monadisme  profond  reposant  sur 
une  harmonie  préétablie  de  tous  les  atomes  (c'est  à 
peine  si  un  stoïcien  aurait  pu,  après  coup,  s'élever  à 
une  telle  conception!),  mais  simplement  l'application 
spontanée  et  irréfléchie  du  principe  de  finalité  à  un 
objet  mystérieux;  aux  époques  surtout  où  l'on  ne  soup- 
çonnait pas  la  grosseur  et  la  distance  des  astres,  où  la 
pensée  du  plus  grand  nombre  était  fidèlement  expri- 
mée dans  ce  vers  de  Lucrèce  : 

Née  solis  rota  major 
Esse  potest  nostris  quam  sensibus  esse  videtur(l), 

où  l'on  n'avait  aucune  idée  de  l'immensité  de  l'univers 
qu'on  croyait  borné  à  la  voûte  bleue  du  ciel,  et  où 
l'on  faisait  même  reposer  cette  voûte  sur  le  sommet 
des  montagnes,  —  poussé  par  ce  besoin  inné  d'assi- 
gner une  fin  aux  choses,  on  crut  tout  naturellement 
que  ces  milliers  d'astres  n'avaient  pas  seulement  pour 
but  la  diffusion  de  la  lumière  éclatante  ou  obscure,  et 

(l)DeNat.  R.,  V,  564-565. 


216  VÉRIFICATION    DE  LA  LOI 

l'on  y  chercha  la  révélation  de  cet  avenir  inconnu  qui 
nous  tourmente  et  qui  a  fait  imaginer  tant  de  systèmes 
de  divination.  Nous  ne  pensons  pas  qu'on  doive  cher- 
cher à  l'astrologie  une  autre  origine. 

Les  plus  grands  esprits  s'adonnèrent  à  l'astrologie 
judiciaire.  Nous  n'avons  pas  besoin  d'en  multiplier  les 
preuves,  une  seule  suffira  :  Plolémée  fit  un  calendrier  (1) 
qu'il  intitula  Présages  tirés  des  étoiles  fixes,  d'après 
Eudoxe,  Hipparque,  Calippe,  Conon,  Métrodore,  Phi- 
lippe, Dosithée,  Melon,  etc.  Ainsi,  celui  qui,  injuste- 
ment peut-être,  est  regardé  comme  le  plus  savant  des 
astronomes  de  l'antiquité,  lui  en  qui  s'est  résumée 
toute  la  science  grecque  et  orientale,  s'est  fait  le  com- 
pilateur de  ses  devanciers  pour  offrir  à  ses  contem- 
porains un  monument  d'astrologie!  D'ailleurs,  il 
divisait  l'astronomie  en  deux  parties,  l'une  mathéma- 
tique, et  l'autre  judiciaire,  et  il  n'attachait  pas  moins 
d'importance  à  son  ouvrage  d'astrologie,  les  Quatre 
Livres,  qu'au  résumé  de  son  érudition  scientifique,  à  sa 
Syntaxe  mathématique.  On  a  vainement  voulu  préten- 
dre que  les  Quatre  Livres  ne  sont  pas  de  lui,  sous  pré- 
texte qu'une  pareille  œuvre  est  indigne  d'un  tel  génie  ;  se 
refuser  à  croire  à  l'authenticité  de  cet  ouvrage,  c'est 
méconnaître  l'esprit  de  l'époque  :  d'ailleurs,  comment 
récuser  les  témoignages  de  Porphyre  et  de  Proclus  ? 

Si  encore  quelque  penseur  de  l'antiquité  s'était 
soustrait  à  la  croyance  universelle,  on  pourrait  s'étonner 
que  Ptolémée  n'ait  pas  été  aussi  réservé.  Mais  tous, 

(1)  Dans  les  éphémérides  dos  Grecs,  on  traitait  avec  nn  soin 
particulier  des  idées  astrologiques,  de.^  aspects  et  des  in- 
fluences. Delambre,  llist.  de  l'Astr.,  Disc,  prél,  xxxviij. 


ASTRONOMIE  217 

Eudoxe,  Aristarque,  Aratus,  Hipparque,  Manilius, 
Sénéque,  Pline,  Censorinus,  etc.,  dont  quelques-uns 
certes  ont  eu  un  génie  aussi  puissant  que  Ptolémée, 
ont  partagé  et  professé  les  mêmes  erreurs.  Qui  donc, 
—  à  l'exception  du  sceptique  Sextus  Empiricus,  — 
aurait  douté  des  influences  sidérales  et  d'une  science 
qui  (on  le  voit  par  l'œuvre  de  Manilius)  avait  acquis 
une  si  grande  précision? 

Cette  science  ne  se  perdit  pas  dans  la  barbarie  du 
moyen  âge  :  ce  fut,  au  contraire,  celle  qui  fut  conservée 
avec  le  plus  de  soin  et  cultivée  avec  le  plus  d'ardeur 
dans  ces  siècles  où  la  loi  de  finalité  était  en  si  grand 
crédit  et  où  nul  n'aurait  douté  que  tout  a  été  créé 
pour  l'homme  dans  les  desseins  d'un  Dieu  tout-puis- 
sant (1).  C'est  encore  cette  même  loi  qui  inspire  même 
les  grands  rénovateurs  de  l'astronomie,  Tycho-Brahé 
et  Kepler. 

C'est  pour  découvrir  la  finalité  de  la  conjonction 
des  planètes  Saturne  et  Jupiter,  «  phénomène  auquel 
les  idées  superstitieuses  du  temps  accordent  une  grande 
et  mystérieuse  influence  »  (2),  qu'à  l'âge  de  dix-neuf 
ans  Tycho-Brahé  fait  sa  première  observation  astrono- 
mique; c'est  encore  la  même  idée  qui  domine  son 
premier  ouvrage  sur  l'étoile  qu'on  venait  de  découvrir 
dans  la  constellation  de  Cassiopée;  il  y  cherche  quelle 


(4)  Roger  Bacon,  que  l'on  considère  comme  le  seul  qui  ait 
eu  quelque  idée  positive  sur  la  science,  reproche  à  Aristote 
de  ne  rien  enseigner  sur  les  influences  astrales  :  nihil  docet 
in  particularide  naturis  substantialibus  cœlorum  et  stellarum, 
neque  de  virtutibus  quibus  agunt  in  hœc  inferiora  (Communia 
naturalia,  passage  cité  par  M.  Charles,  Roger  Bacon,  p.  371). 

(2)  M.  Bertrand,  les  Fondateurs  de  l'Àstr.  moderne,  p.  69. 


218  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

influence  l'apparition  momentanée  d'étoiles  doit  exercer 
sur  le  monde.  «  L'événement,  par  sa  rareté  même, 
échappe  malheureusement  aux  règles  de  l'art  qui  ne 
permettent  que  des  pronostics  timides  et  douteux. 
Heureux  pourtant  ceux  qui  sont  nés  au  moment  de 
l'apparition  de  l'étoile!  S'ils  atteignent  l'âge  de  48  ans, 
l'influence  énergique  aura  sur  eux  tout  son  effet,  et  ils 
feront  de  grandes  choses  »  (1).  Durant  toute  sa  carrière, 
ses  recherches  astronomiques  furent  entreprises  en  vue 
de  prédictions  astrologiques;  l'astrologie  lui  paraissait  la 
plus  certaine  des  sciences  :  «  Par  quelle  bizarre  injus- 
tice, disait-il,  cette  science  si  noble  et  si  utile  trouve- 
t-elle  tant  d'incrédules,  lorsque  l'arithmétique  et  la 
géométrie  n'en  ont  jamais  rencontré  un  seul  »  (v2  ? 
On  pourrait  même  dire  qu'il  a  fait  la  philosophie  de 
cette  science  :  tant  il  a  formulé  nettement  le  principe 
sur  lequel  elle  repose!  Dans  le  discours  d'ouverture 
d'un  cours  public  qu'il  fit  à  Copenhague,  c'est  sur  la 
loi  de  finalité  qu'il  la  fonde  :  «  Et  d'abord,  dit-il,  si  les 
étoiles  et  les  planètes  sont  sans  influence  sur  nos  des- 
tinées, à  quoi  servent-elles?  Peut-on  cependant  être 
assez  impie  pour  accuser  Dieu  d'injustice  et  d'iniquité 
en  supposant  qu'il  ait  créé  en  vain  le  grand  et  beau 
spectacle  des  cieux  et  l'innombrable  armée  des  étoiles? 
Nous  pouvons,  il  est  vrai,  utiliser  leur  marche  pour  la 
mesure  du  temps,  mais  est-il  raisonnable  de  prendre 
îe  monde  entier  pour  une  gigantesque  horloge?  Quoi! 
l'herbe  la  plus  humble,  la  pierre  la  plus  grossière, 
l'animal  le  plus  vil,  auraient  toujours  ici-bas,  pour  qui 

(1)  Ibid,  p.  74. 

(2)  Ibid,  p.  77. 


ASTRONOMIE  219 

sait  la  trouver,  une  propriété  utile  ou  précieuse,  et  Ton 
admettrait  que  les  substances  éternelles  et  incorruptibles 
qui  roulent  sur  nos  têtes  sont  destituées  par  la  Provi- 
dence de  toute  action  bienfaisante  »  (1)? 

Voilà  bien  la  théorie  de  la  science  astronomique  de 
son  temps.  C'est  ce  même  principe  des  causes  finales, 
dérivé  de  la  sagesse  et  de  la  perfection  de  Dieu,  qu'in- 
voque Kepler;  dans  la  préface  de  son  Mysterium 
cosmographicum,  il  expose  en  ces  termes  le  dessein 
de  son  ouvrage  :  «  J'entreprends  de  prouver  que  Dieu, 
en  créant  l'univers  et  en  réglant  la  disposition  des 
cieux,  a  eu  en  vue  les  cinq  corps  réguliers  de  la  géo- 
métrie, célèbres  depuis  Pythagore  et  Platon,  et  qu'il  a 
fixé,  d'après  leurs  dimensions,  le  nombre  des  cieux, 
leurs  proportions  et  les  rapports  de  leurs  mouve- 
ments »  (2).  Plus  tard,  il  est  vrai,  quand,  en  1606, 
une  étoile  apparaît  dans  le  ciel  et  disparaît,  il  semble 
quelque  peu  sceptique  sur  l'influence  de  cet  astre  : 
«  Si  l'on  me  demande  :  qu'adviendra-t-il?  que  présage 
cette  apparition  ?  je  répondrai  sans  hésiter  :  avant 
tout,  une  nuée  d'écrits,  publiés  par  de  nombreux 
auteurs,  et  beaucoup  de  travail  pour  les  imprimeurs. 
—  Si  l'on  se  plaint  que  ma  dissertation  glisse  trop 
légèrement  sur  les  conséquences  théologiques  et  poli- 
tiques, je  répondrai  que  ma  charge  m'oblige  selon  mes 
forces  à  perfectionner  l'astronomie  et  non  à  remplir 
l'office  de  prophète  public  (3).  J'en  suis  fort  aise  :  si 

(1)  Ibid,  p.  77. 

(2)Ibid.,  p.  121. 

(3)  Jamais  jusqu'alors  on  n'avait  distingué  si  nettement 
l'astronomie  de  l'astrologie. 


220  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

j'avais  à  parler  librement  de  tout  ce  qui  se  passe  en 
Europe  et  clans  l'Eglise,  je  serais  fort  exposé  à  choquer 
tout  le  monde;  car,  comme  dit  Horace  : 

Iliacos  intra  muros  peccatur  et  extra  (1)  », 

Ce  n'est  déjà  plus  le  langage  d'un  convaincu,  et  ce 
passage  n'est  pas  le  seul,  dans  les  ouvrages  de  Kepler, 
où  il  ait  un  ton  railleur  en  parlant  de  l'astrologie;  et 
pourtant  il  fut  l'astrologue  en  titre  de  Wallenstein  ; 
admettons  qu'il  n'ait  pas  pris  au  sérieux  sa  charge  ; 
du  moins  il  a  annoncé  la  mort  du  fils  de  son  maître 
Mœstlin  ;  il  a  fait  dans  ses  almanachs  des  prédictions 
astrologiques  sur  le  temps  et  sur  les  événements  poli- 
tiques; toute  sa  vie,  il  s'adonna  aux  horoscopes,  et  il 
est  impossible  de  prétendre,  comme  certains  de  ses 
biographes,  qu'il  ne  croyait  pas  à  l'astrologie  divi- 
natrice. Au  contraire,  cet  esprit  si  étrange  qui  expli- 
quait le  mouvement  rectiligne  d'un  corps  au  moyen 
d'un  ange  directeur,  qui  admettait  dans  toute  planète 
une  âme  instruite  de  la  voie  qu'elle  devait  suivre,  qui 
professait  que,  dans  l'harmonie  du  monde,  «  Saturne 
et  Jupiter  font  la  basse,  Mars  le  ténor,  Vénus  le  con- 
tralto, et  Mercure  le  fausset  (2),  »  qui,  en  énonçant  ses 
lois  immortelles,  expliquait  les  mouvements  des  planètes 
autour  du  soleil  par  l'émanation  de  certaines  espèces 
immatérielles,  et,  en  même  temps,  par  une  sorte 
d'instinct  des  planètes  (3),  un  tel  esprit,  dis-je,  devait 

(1)M.  Bertrand,  Ibid..  p.  133. 

(2)  Ibid.,  p.  165. 

(3)  Laplace,  Histoire  de  l'Astronomie,  p,  414-415. 


ASTRONOMIE  221 

se  sentir  attiré  par  les  séduisantes  études  et  les  indu- 
bitables vérités  astrologiques  en  si  grand  honneur  de 
son  temps;  car  les  lois  de  l'astrologie  étaient  incon- 
testées; c'étaient  des  principes,  des  articles  de  foi;  tout 
ce  qui  les  contredisait  était  tenu  pour  faux  et  absurde, 
au  point  qu'à  l'époque  où  la  lunette  de  Galilée  permit 
de  distinguer  les  étoiles  de  la  voie  lactée,  on  se  refusa 
d'y  croire,  tant  était  forte  la  persuasion  que  ces  nébu- 
leuses étaient  faites  pour  «  obscurcir  les  intelligences 
soumises  à  leur  influence  »  (1),  et  c'est  encore  à  cette 
fameuse  science  que  fut  emprunté  le  plus  fort  argu- 
ment contre  la  découverte  des  satellites  de  Jupiter  : 
Dieu,  disait-on  (toujours  sous  l'inspiration  du  principe 
de  finalité),  ne  crée  rien  en  vain,  et  l'univers,  —  per- 
sonne n'en  doute,  —  a  été  fait  pour  l'homme;  or,  à 
quoi  peuvent  servir  de  telles  planètes?  Placées  hors 
de  la  portée  de  notre  vue  et  condamnées  à  l'inaction 
par  leur  petitesse,  elles  resteraient  oisives  et  super- 
flues (2). 

D'ailleurs,  quand  Kepler  eût  commencé  à  douter 
de  l'astrologie,  ce  scepticisme  devrait-il  nous  surprendre 
chez  celui  qui  peut-être  a  le  plus  fait  pour  l'interpré- 
tation mécaniste  des  phénomènes  célestes?  Avec  lui, 
l'astronomie  entre  définitivement  dans  sa  troisième 
période. 

Depuis  longtemps  on  avait  tenté  de  soumettre  au 
calcul  les  phénomènes  et  les  mouvements   célestes. 

(1)  M.  Bertrand;  ibid.,  p,  204. 

(2)  Ibid  ,  p.  206. 


222  VÉRIFICATION  DE  LA   LOI 

Aristarque  (et  peut-être  n'était-il  pas  le  premier)  avait 
essayé  (vers  250  av.  J.-C.)  de  mesurer  la  distance  de 
la  lune  et  du  soleil,  ainsi  que  leurs  diamètres  appa- 
rents^). Mais,  au  temps  d'Aristarque,  les  Grecs  igno- 
raient encore  à  peu  près  entièrement  la  trigonométrie, 
ils  ne  savaient  pas  résoudre  un  triangle  rectangle  dont 
ils  connaissaient  les  trois  angles  et  un  côté  (2).  Archi- 
mède  lui-même,  à  peu  près  à  la  môme  époque,  ne 
savait  pas  calculer  l'angle  au  sommet  d'un  triangle 
isocèle  dont  on  connaît  la  base  et  les  deux  côtés 
égaux  (3).  A  mesure  que  la  trigonométrie  avança,  le 
calcul  appliqué  aux  phénomènes  célestes  devint  plus 
précis;  si  Hipparque,  que  Delambre  considère  comme 
le  vrai  fondateur  de  l'astronomie,  a  laissé  de  si  pré- 
cieuses observations,  c'est  que  déjà  la  géométrie  avait 
progressé  et  qu'il  savait  calculer  les  triangles  sphéri- 
ques  (4).  Ptolémée,  enfin,  dont  la  science  géométrique 
était  plus  grande  encore,  créa  une  astronomie  mathé- 
matique et  fit  un  incessant  usage  du  calcul  qu'il  n'ap- 
pliqua pas  toujours  avec  justesse  ni  à  des  observations 
personnelles.  Toutefois,  malgré  l'introduction  du  cal- 
cul dans  l'astronomie,  il  était  impossible  jusqu'à  Co- 
pernic, Kepler  et  Galilée,  que  la  science  des  astres 
fût  une  mécanique  céleste;  la  mécanique  céleste  n'est 
en  effet  qu'une  application  particulière  de  la  méca- 
nique générale  ;  or,  la  science  mécanique  était  à  peu 
près  inconnue  des  anciens  :  elle  ne  date  en  réalité  que 


(1)  Maton  recommandait  aux  astronomes  d'apprendre  la 
géométrie» 

(2)  Delambre,  lîist,  de  l'astr,  ancienne,  I,  76 
(3)Ibid.,  104. 

(4)lbid.  il  T. 


ASTRONOMIE  223 

de  Galilée  :  encore  les  découvertes  de  Galilée  n'au- 
raient-elles pas,  à  elles  seules,  rendu  possible  la  révo- 
lution newtonienne.  Mais  il  importe  de  voir,  au  moins 
en  quelques  mots,  comment  cette  révolution  s'est  pré- 
parée. 

Copernic  eut  la  gloire  de  renverser  le  système  de 
Ptolémée;  en  dépit  des  résistances  qu'y  opposèrent  la 
superstition,  l'habitude,  l'autorité  des  apparences  sen- 
sibles, la  religion  même,  sa  théorie  finit  par  préva- 
loir :  la  terre  et  les  autres  planètes  tournaient  désor- 
mais autour  du  soleil.  En  même  temps  (c'était  une 
conséquence  inévitable)  était  détruite  la  théorie  des 
sphères  que  Ptolémée  lui-même  avait  encore  considé- 
rées comme  solides;  il  y  fallait  donc  substituer  une 
théorie  nouvelle  :  ce  fut  l'œuvre  de  Kepler.  Si  les 
planètes  ne  sont  plus  fixées  à  des  sphères,  il  faut  ex- 
pliquer comment  elles  se  meuvent  harmonieusement, 
sans  heurt,  ni  précipitation  ni  bouleversement  :  tel  est 
le  problème  que  Kepler  se  pose.  Pour  le  résoudre,  tan- 
tôt il  imagine  qu'un  ange  dirige  chacune  des  planètes 
à  travers  les  espaces  ;  tantôt  il  les  croit  douées  d'un 
principe  actif,  cause  de  leur  mouvement  et  de  la  ré- 
gularité de  ce  mouvement  ;  il  prête  à  chacune  «  une 
âme  qui,  instruite  du  chemin  qu'elle  doit  suivre  pour 
conserver  l'ordre  éternel  de  l'univers,  l'y  dirige  conti- 
nuellement et  l'y  maintient  sans  relâche  avec  une  im- 
mortelle puissance  et  une  inépuisable  vigueur  »  (1). 
Mais  il  s'interroge  avec  inquiétude  sur  l'admirable 
intelligence  et  les  profondes   connaissances  de  cette 

(1)  M.  Bertrand,  otiv.  cité,  p.  149, 


224  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

âme,  et  il  n'ose  lui  accorder  une  connaissance  parfaite 
des  sinus.  Il  tait  alors  d'autres  hypothèses  :  «  il  sup- 
pose au  soleil  un  mouvement  de  rotation  sur  un  axe 
perpendiculaire  à  l'écliplique;  des  espèces  immaté- 
rielles, émanées  de  cet  astre  dans  le  plan  de  son  équa- 
teur,  douées  d'une  activité  décroissante  en  raison  des 
distances,  et  conservant  leur  mouvement  primitif  de 
révolution,  font  participer  chaque  planète  à  ce  mouve- 
ment circulaire.  En  même  temps  la  planète,  par  une 
sorte  d'instinct  ou  de  magnétisme,  s'approche  et  s'é- 
loigne alternativement  du  soleil,  s'élève  au-dessus  de 
l'équateur  solaire,  et  s'abaisse  au-dessous,  de  manière 
à  décrire  une  ellipse  toujours  située  dans  un  même 
plan  passant  par  le  centre  du  soleil  »  (1).  Enfin,  dans 
le  Stella  Marlis,  Kepler  dit  que  la  «  gravité  n'est  qu'une 
affection  corporelle  et  mutuelle  entre  les  corps,  par 
laquelle  ils  tendent  à  s'unir  »  (2).  De  cette  double  idée 
d'une  influence  magnétique  exercée  par  le  soleil  sur 
les  planètes  et  d'une  affection  mutuelle  entre  les  corps 
à  la  théorie  newtonienne  de  l'attraction  universelle,  il 
n'y  a  pas  loin.  Mais,  comme  le  dit  M.  Bertrand  (3),  la 
mécanique,  à  peine  dans  l'enfance,  ne  permettait  pas 
à  Kepler,  quelque  clairvoyant  qu'il  fût,  d'éprouver  ses 
idées  sur  les  forces  motrices  et  de  les  transformer  en 
théories  précises  et  calculées  :  les  travaux  de  Galilée, 
de  Huyghens  et  de  Cassini  étaient  nécessaires  à  Newton. 
Cependant  les  temps  étaient  mûrs  pour  une  inter- 
prétation vraiment  phénoménale  et   purement  méca- 

(lj  Laplace,  Hist.  de  i'astr.,  414-415. 

v2)  Ibid.,  415. 

(3)  Ouv.  cité,  151; 


Astronomie  225 

nîste.  Ce  fut  Descartes  qui  la  tenta  le  premier  dans  sa 
théorie  des  tourbillons.  Cette  théorie  fut  assez  sédui- 
sante pour  s'imposer  à  certains  esprits  jusqu'au  milieu 
du  xvme  siècle,  et  assez  forte  pour  faire  échec  pendant 
longtemps  à  l'explication  newtonienne.  M.  Bertrand  se 
montre  très  fort  irrité  du  succès  qu'eut  la  doctrine  de 
Descartes;  il  la  qualifie  de  science  imaginaire  et 
fragile,  s'indigne  de  la  fausse  universalité  de  ses 
explications  et  de  la  confiance  audacieuse  du  présomp- 
tueux réformateur  ;  «  Descartes,  —  ajoute-t-il  comme 
pour  accabler  le  malheureux  philosophe, — était  trop  oc- 
cupé à  admirer  ses  propres  idées  pour  avoir  le  loisir 
d'examiner  les  phénomènes  et  de  descendre  aux  mi- 
nutieux détails  »  (1).  Et  c'est  un  géomètre  qui  s'attaque 
ainsi  à  Descartes  !  Nous  supposons  n'avoir  pas  besoin 
de  défendre  le  présomptueux  réformateur,  envers  qui 
d'Alembert,  Bailly  et  Laplace  ont  été  beaucoup  plus 
justes  (2).  Ne  faut-il  donc  compter  pour  rien  à  Des- 
cartes le  mérite  d'avoir  déclaré  le  premier  que  l'astro- 
nomie devait  être  une  science  mécanique,  d'avoir 
définitivement  exclu  de  cette  science  toute  idée  de 


(1)  Ouvrage  cité,  p.  367. 

(2)  «  Si  l'on  juge  sans  partialité  ces  tourbillons  devenus 
aujourd'hui  presque  ridicules,  on  conviendra,  j'ose  le  dire, 
qu'on  ne  pouvait  alors  imaginer  mieux...  Il  n'y  avait  qu'une 
longue  suite  de  phénomènes,  de  raisonnements  et  de  calculs, 
et  par  conséquent  une  longue  suite  d'années,  qui  pût  faire 
renoncer  à  une  théorie  aussi  séduisante.  Elle  avait  d'ailleurs 
l'avantage  singulier  de  rendre  compte  de  la  gravitation  des 
corps  par  la  force  centrifuge  des  tourbillons,  et  je  ne  crains 
pas  d'avancer  que  cette  explication  de  la  pesanteur  est  une 
des  plus  belles  et  des  plus  ingénieuses  hypothèses  que  la 
philosophie  ait  jamais  imaginées.»  D'Alembert,  Disc,  prélim. 
de  l'Encyclopie, 

15 


226  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

finalité,  et  n'est-il  pas  singulier  qu'un  philosophe,  un 
métaphysicien,  ait  combattu  avec  force  cette  interpré- 
tation finaliste  qui  avait  encore  été  admise  par  Tycho- 
Brahé  et  par  Kepler? 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  premier  essai  fut  malheureux  ; 
nous  en  avons  dit  les  raisons  :  certains  progrès  étaient 
encore  à  réaliser  dans  la  science  mécanique,  et  certaines 
découvertes  étaient  encore  à  faire.  Puis,  longuement 
préparé  par  les  travaux  de  ses  devanciers  et,  en  parti- 
culier, de  Kepler,  puissamment  aidé  par  les  instruments 
qui  venaient  d'être  créés,  Newton  s'élève,  dans  une  vue 
de  génie,  à  la  conception  de  l'attraction  universelle. 
L'astronomie  était  désormais  une  science  purement 
mécanique  et  mathématique  :  t  elle  n'est  plus,  comme 
dit  Herschell,  qu'un  simple  problème  de  géométrie  et 
de  calcul  qui  consiste  à  déterminer,  d'après  les  positions 
observées  d'une  planète,  son  orbite  réelle  autour  du 
soleil,  ainsi  que  les  autres  circonstances  que  présente 
son  mouvement  »  (1).  Sans  doute  les  astres  prêtent 
encore  à  des  études  descriptives,  historiques,  physiques, 
chimiques  ou  minéralogiques;  mais  la  véritable  astro- 
nomie consiste  essentiellement  dans  l'analyse  des 
mouvements  effectifs  des  astres,  analyse  qui  permet 
d'abord  de  les  ramener,  d'après  les  règles  de  la  mé- 
canique rationnelle,  à  des  mouvements  élémentaires 
régis  par  une  loi  mathématique  universelle  et  invariable, 
puis,  quand  cette  loi  est  connue,  «  de  perfectionner  à 
un  haut  degré  la  connaissance  des  mouvements  réels, 
en  les  déterminant  à  priori  par  des  calculs  de  mé- 

(1)  Discours  sur  l'Etude  de  la  Phil.  Naturelle,  272, 


ASTRONOMIE  227 

canique  générale,  empruntant  à  l'observation  directe 
le  moins  de  données  possible  »  (1).  —  Sans  doute 
aussi  le  travail  patient  des  observateurs  est  nécessaire 
encore;  l'astronomie  n'est  pas  absolument  à  priori; 
mais  les  observations  servent  surtout  à  la  vérification 
des  calculs  (2);  car,  suivant  une  heureuse  remarque 
d'A.  Comte,  les  phénomènes  astronomiques  sont  aujour- 
d'hui construits  par  l'intelligence  humaine  :  ainsi 
s'est  réalisé  l'idéal  de  Descartes  qui  aspirait  à  faire  le 
monde. 

En  conséquence,  l'astronomie  a  passé  par  une  triple 
période  :  on  étudia  d'abord  la  nature  des  astres  et  des 
forces  auxquelles  ils  sont  soumis,  puis  les  propriétés, 
les  attributs  de  ces  forces,  enfin  leurs  effets  méca- 
niques; nous  croyons  avoir  suffisamment  prouvé, 
quoique  dans  une  étude  nécessairement  très  som- 
maire ,  que  notre  loi  se  vérifie  pour  cette  science 
qui  a  subi,  à  peu  près  successivement,  les  trois  phases 
substantialiste,  finaliste  et  mécaniste. 

(1)  Dict.  de  Larousse,  —  Art.  Astronie. 

(2)  «  Le  dernier  progrès  de  la  science  et  le  plus  beau,  c'est 
d'avoir  banni  entièrement  l'empirisme  de  l'astronomie,  qui 
maintenant  n'est  plus  qu'un  grand  problème  de  mécanique, 
dont  les  éléments  du  mouvement  des  astres,  leurs  figures  et 
leurs  masses,,  sont  les  arbitraires,  seules  données  indispen- 
sables que  cette  science  doive  tirer  des  observations.  » 
Laplace,  Système  du  Monde. 


228  VÉRIFICATION    DE   LA   LOI 


PHYSIQUE 


Quand  on  compare  la  physique  des  premiers  temps 
à  celle  d'aujourd'hui,  on  a  quelque  peine  à  croire 
possible  un  passage  de  l'une  à  l'autre  :  il  semble  n'y 
avoir  aucun  rapport  entre  les  calculs  des  forces  molé- 
culaires faits  par  les  contemporains  et  les  cosmogonies 
enfantées  par  l'imagination  des  premiers  philosophes 
grecs.  C'est  pourtant  à  ces  premiers  sages  que  sont  dues 
les  premières  tentatives  pour  connaître  la  nature,  et 
c'est  après  une  évolution  plus  ou  moins  lente  à  travers 
les  phases  substantialiste,  finaliste  et  mécaniste,  que  la 
physique  a  définitivement,  comme  l'astronomie,  fait 
retour  à  la  mécanique  et  à  la  loi  de  contradiction. 

Les  premiers  essais  de  physique  furent  les  cosmo- 
gonies antésocratiques.  Nous  avons  déjà,  dans  une 
étude  précédente,  suffisamment  déterminé  le  caractère 
de  cette  période  et  de  ces  essais,  par  cela  même  que 
nous  avons  déterminé  le  caractère  général  delà  science; 
car,  à  cette  époque  où  les  sciences  morales  étaient 
totalement  ignorées,  où  Socrate  n'avait  pas  encore 
accompli  sa  révolution  et  créé  un  nouvel  objet  d'étude, 
la  science  se  bornait  à  des  spéculations  sur  la  nature. 

Nous  avons  vu  quel  était  l'objet  de  ces  recherches; 
nous  avons  dit  que,  pour  tous  les  philosophes  sans 
exception  et  quelle  qu'ait  été  leur  doctrine,  cet  objet 
était  la  détermination  de  la  matière  dont  sont  faites 
les  choses,  de  la  substance  somatique  ou  hylatique, 
une  ou  multiple,  qualitativement  déterminée  ou  indé- 
terminée, qui  constitue  leur  être  :  l'eau,  l'air,  le  feu, 
le  nombre,  l'homéomérie,  l'atome,  voilà  les  principes 


PHYSIQUE  229 

desquels  résultent  l'univers  et  tout  ce  qu'il  renferme. 
Préoccupés  plutôt  de  ce  qui  demeure  que  de  ce  qui 
passe,  de  la  réalité  immuable  que  des  apparences,  du 
fond  des  choses  que  des  accidents,  c'est  à  peine  si  ces 
premiers  physiciens  se  sont  interrogés  sur  les  change- 
ments qui  surviennent  à  la  surface,  sur  les  affections 
ou  qualités  des  êtres,  sur  leurs  toéôv]  ou  leurs  K«ç  : 
c'était  pour  eux  le  domaine  de  l'opinion  ou  de  la 
fausseté,  du  non-être,  ce  qui  frappe  le  vulgaire,  ce  que 
dédaigne  le  philosophe  qui  pénètre  jusqu'à  la  nature 
des  choses;  ceux  d'entre  eux  qui,  comme  Heraclite, 
Parménide,  Pythagore,  Empédocle,  Anaxagore,  ont 
distingué  la  connaissance  acquise  par  les  sens  et  la 
connaissance  intelligible  et  qui,  par  suite,  n'ont  pas 
fait  grand  cas  de  la  connaissance  sensible,  y  ont  rap- 
porté toutes  les  qualités  des  choses.  Quand  pourtant  ils 
ont  voulu  rendre  compte  des  apparences,  ils  ont  formé 
certaines  oppositions,  comme  celles  du  dense  et  du 
ténu,  du  froid  et  du  chaud,  de  l'obscur  et  du  clair,  de 
l'humide  et  du  sec,  du  léger  et  du  lourd,  et  ils  ont 
considéré  ces  qualités  comme  ayant  une  existence 
propre  au  sein  des  choses;  ces  qualités,  confondues  à 
l'origine,  se  constituent  par  l'union  du  semblable  au 
semblable;  elles  ont  presque  une  existence  substan- 
tielle, elles  aussi;  elles  résultent  des  principes  par  suite 
de  la  raréfaction  et  de  la  condensation  ou  autrement, 
comme  de  l'air  par  exemple  résultent  le  feu  et  l'eau; 
elles  sont,  comme  les  choses  mêmes,  composées  d'élé- 
ments matériels. 

Cette  interprétation  (quelles  que  soient  les  différences 
qu'il  puisse  y  avoir  dans  le  détail,  —  et  nous  ne 


230  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

croyons  pas  avoir  à  reconstruire  ici  la  cosmogonie  de 
chacun  :  ce  que  nous  devons  chercher,  c'est  l'idée 
dominante,  la  conception  générale  de  la  science),  cette 
interprétation  nous  paraît  pouvoir  s'appliquer  à  toutes 
les  doctrines  antésocratiques,  à  l'exception  toutefois, 
semble-t-il,  de  celle  de  Démocrite.  Démocrite  en  effet 
a  considéré,  lui,  les  qualités  comme  subjectives  ;  il  ne 
les  a  plus  placées  dans  l'être  des  choses,  mais  dans  le 
sujet,  et  sa  philosophie  en  ce  sens  a  assez  bien  pré- 
paré celle  de  Protagoras,  de  Socrate  et  de  son  école. 
Toutefois  c'est  encore  dans  une  matière,  dans  un 
ingrédient  fixe  par  lui-même  qu'il  en  a  cherché  le 
principe  :  les  sensations  sont  composées  des  mêmes 
éléments  que  les  choses;  elles  peuvent  en  différer  par 
la  combinaison  de  ces  éléments,  elles  n'en  diffèrent 
pas  substantiellement,  et  c'est  encore  à  des  causes 
substantielles  qu'il  a  ramené,  somme  toute,  le  chan- 
gement et  l'élément  qualitatif. 

Aucun  donc  de  ces  philosophes  ne  s'est  élevé  à  quelque 
hypothèse  autre  que  l'hypothèse  substantialiste,  et  le 
problème  :  quel  est  le  principe  hylatique,  l'élément  pre- 
mier de  toutes  choses,  se  retrouve  partout,  là  même  où 
il  semblerait  le  plus  devoir  être  oublié. 

Dans  le  chapitre  où  nous  avons  posé  le  problème  de 
l'évolution  de  la  science,  nous  avons  vu  quelle  trans- 
formation a  été  accomplie  par  Socrate  et  par  Aristote, 
et  quelle  part  revient  dans  cette  transformation  à  cha- 
cun d'eux  :  Socrate  imagina  une  théorie  nouvelle  de  la 
science,  mais  ne  l'appliqua  qu'aux  choses  morales; 
Aristote  l'étendit  aux  choses  de  la  nature.  Pour  mar- 


PHYSIQUE  231 

quer  la  part  qu'Aristote  prit  à  cette  grande  œuvre  de 
rénovation  de  la  science,  nous  avons  dû  exposer  déjà 
ses  idées  essentielles  en  matière  de  physique.  On  n'at- 
tend pas  de  nous  sans  doute  que  nous  complétions 
cette  étude  très  sommaire  et  très  générale  par  une 
analyse  détaillée  et  un  examen  approfondi  de  la  phy- 
sique d'Aristote.  Une  pareille  étude  dépasserait  les 
limites  que  nous  devons  assigner  à  ce  travail,  et 
j'ajoute  qu'elle  ne  serait  pas  en  accord  avec  l'objet  que 
nous  nous  sommes  proposé.  En  effet,  ce  que  nous 
devons  étudier,  ce  n'est  pas  l'évolution  de  la  physique 
générale,  de  cette  science  qui  s'étendait  à  toute  la 
nature,  mais  celle  de  la  physique  proprement  dite, 
c'est-à-dire  que  nous  devons  chercher  quelles  ont  été 
les  origines  de  cette  science  qui  de  nos  jours  traite  des 
phénomènes  extérieurs  aux  corps.  Or  la  physique 
d'Aristote  a  plutôt  pour  objet  l'étude  du  mouvement, 
de  sa  possibilité,  de  ses  conditions  générales  (temps  et 
espace),  de  son  éternité  et  de  son  infmitude,  toutes 
questions  absolument  étrangères  à  la  physique  telle  que 
nous  l'entendons  aujourd'hui  :  si  nous  devions  voir 
dans  ces  études  aristotéliciennes  les  origines  d'une 
science  positive,  ce  serait  de  la  mécanique,  semble-t-il, 
plutôt  encore  que  de  la  physique.  Pourtant,  nous  pou- 
vons trouver  déjà  chez  Aristote  une  conception  et  une 
ébauche  même  de  la  physique  proprement  dite,  à  la 
condition  de  la  chercher,  non  seulement  dans  son 
traité  de  la  Physique,  mais  encore  dans  certains  autres 
de  ses  ouvrages,  la  Météorologie,  le  Traité  du  Ciel,  et 
celui  de  la  Corruption  et  de  la  Génération.  Aristote 
rompt  avec  la  science  des  anciens;  il  en  rejette  l'objet 


232  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

et  le  principe;  il  assigne  à  la  physique  une  autre  ma- 
tière et  l'établit  sur  de  nouvelles  assises;  sa  théorie 
est  intermédiaire  entre  la  doctrine  nettement  substan- 
tialiste  de  ses  devanciers,  et  la  solution  purement 
finaliste  du  moyen  âge. 

Les  premiers  livres  de  sa  Physique  sont  presque 
exclusivement  remplis  par  la  critique  des  doctrines 
anciennes,  critique  dirigea  tantôt  contre  l'Un  des 
Eléates  et  tantôt  contre  les  principes  matériels  des 
physiciens.  Il  distingue  (distinction  sur  laquelle  nous 
allons  revenir)  la  matière  et  la  forme  et  il  reproche 
aux  uns  et  aux  autres  d'avoir  borné  l'étude  de  la  phy- 
sique à  la  matière  :  d'une  part,  les  paradoxes  de  l'école 
d'Elée  sur  le  mouvement  et  le  devenir  lui  semblent 
devoir  être  attribués  à  ce  qu'ils  ont  systématiquement 
méconnu  la  forme  ;  d'autre  part,  il  blâme  Démocrite 
et  Empédocle  de  n'avoir  pas  touché  à  la  question  de 
l'essence  (1).  Les  antésocratiques  n'ont  donc  pas  su 
déterminer  le  juste  objet  de  la  physique;  ils  en  ont 
aussi  ignoré  le  vrai  principe.  En  effet,  ils  ont  pré- 
tendu expliquer  la  formation  des  choses  par  la  seule 
nécessité,  méconnaissant  ainsi  l'essence  de  l'activité 
de  la  nature. 

Tout  autre  est  la  conception  d'Aristote.  La  science 
est  la  connaissance  des  causes,  et  les  causes  principales 
des  choses,  au  nombre  de  quatre,  la  cause  matérielle, 
la  cause  formelle,  la  cause  efficiente  et  la  cause  finale, 
se  réduisent  en  réalité  à  deux  :  la  cause  matérielle  et 
la  cause  formelle  (nous  n'avons  pas  à  parler  de  la  pri- 

(\)  Pbys.,  IU,  2. 


PHYSIQUE  233 

vation,  qui  est  pour  ainsi  dire  une  cause  négative  des 
choses,  bien  que  le  moyen  âge  l'ait  empruntée  à  Aris- 
tote  et  en  ait  fait  un  continuel  usage).  La  matière  est 
le  sujet  :  c'est  ce  qui  sert  de  support  à  tout  le  reste  ; 
la  forme  est  l'essence  des  choses,  ce  qui  fait  qu'elles 
sont  ce  qu'elles  sont.  Or  Aristote  répète  en  maint 
passage  de  sa  Physique  que  le  physicien  doit  étudier 
à  la  fois  la  forme  et  la  matière  :  ces  deux  causes  con- 
courent à  faire  la  nature  des  choses  et  à  produire  les 
phénomènes  qui  adviennent.  Mais  y  concourent-elles 
dans  une  égale  part?  La  question  est  nettement  posée 
dans  le  premier  livre  de  la  Physique,  lorsqu'Aristote 
se  demande  si  l'essence  des  choses  consiste  dans  la 
forme  ou  dans  le  sujet.  Mais  la  réponse  est  différée,  et 
nulle  part  nous  ne  la  trouvons  plus  donnée  de  telle 
sorte  que  nous  n'ayons  aucun  doute.  Certains  passages 
laisseraient  même  croire  qu'Aristote  se  refusait  à  se 
prononcer  ou  qu'il  était  indécis.  Toutefois,  au  cha- 
pitre 1er  du  livre  II,  il  développe  assez  longuement 
cette  idée  que  ce  qui  constitue  les  objets  de  la  nature 
comme  ceux  de  l'art,  c'est  leur  forme  plutôt  que  leur 
matière  :  de  même  qu'un  lit,  contrairement  à  l'opinion 
d'Antiphon,  n'est  pas  un  lit  tant  qu'il  n'a  pas  reçu  la 
forme  qui  le  détermine  spécifiquement,  de  même  la 
chair  et  les  os  ne  sont  pas,  à  proprement  parler,  la 
chair  et  les  os,  tant  qu'il  n'ont  pas  reçu  la  forme  qui 
est  impliquée  dans  leur  définition.  D'ailleurs,  sa  façon 
de  concevoir  la  matière  et  la  forme  ne  laisse  guère 
subsister  de  doute  à  cet  égard  (1);  la  matière  en  effet 

(l)Phys.  II,  1,19. 


234  VÉRIFICATION   DE  LA  LOI 

est  une  simple  puissance,  tandis  que  la  forme  est 
l'acte  même  ;  or  un  être  n'est  un  être  que  du  mo- 
ment qu'il  est  en  acte,  et  l'acte,  d'autre  part,  est 
beaucoup  plus  parfait  que  la  puissance.  En  consé- 
quence, bien  que  la  physique  ait  un  double  objet,  c'est 
assurément  la  forme,  comme  nous  l'avons  établi  précé- 
demment par  une  autre  méthode,  c'est  la  forme  qui 
intéresse  avant  tout  les  physiciens. 

Ces  deux  principes,  la  matière  et  la  forme,  ne  sont 
pas  étrangers  l'un  à  l'autre;  la  forme  agit  sur  la  ma- 
tière, mais  elle  n'agit  pas  à  la  façon  d'un  moteur  : 
elle  est  recherchée  et  désirée  par  la  matière  ;  la  forme 
ne  vient  donc  pas  simplement  se  juxtaposer  à  elle; 
elle  la  façonne,  elle  l'ordonne  en  l'attirant;  elle  est  pour 
elle,  sinon  tout  à  fait  un  principe  d'existence,  du 
moins  un  principe  de  perfection.  Il  y  a  donc  dans  la 
nature  une  tendance  à  une  fin.  «  C'est,  selon  Aristote, 
le  principe  fondamental  de  la  physique  que  Dieu  et  la 
nature  ne  font  rien  en  vain,  que  la  nature  tend  toujours 
vers  le  meilleur,  qu'elle  fait  toujours,  autant  qu'il  lui 
est  possible,  ce  qui  doit  être  le  plus  beau.  L'existence 
de  la  finalité  dans  l'univers  est  prouvée  par  l'observa- 
tion. Dans  les  plus  petites  choses,  comme  dans  les 
plus  grandes,  si  nous  y  prenons  garde,  il  y  a  une  raison, 
il  y  a  de  la  perfection  et  du  divin.  La  nature  fait 
tourner  au  bien  ses  imperfections  mêmes.  Mais  si  l'ordre 
et  l'harmonie  existent  dans  l'univers,  s'ensuit-il  que 
l'univers  soit  le  produit  d'une  cpu<nç,  ou  puissance  créa- 
trice divine?  N'y  a-t-il  pas,  de  cet  ordre  et  de  cetle 
harmonie,  une  autre  explication  possible?  Qui,  par 
exemple,  nous  empêche  de  dire  ;  «  Jupiter  ne  fait  pas 


PHYSIQUE  235 

pleuvoir  pour  nourrir  les  graines,  mais  les  graines 
germent  parce  qu'il  pleut.  La  nécessité  fait  pleuvoir,  et 
ce  phénomène  ayant  lieu,  le  froment  en  profite;  de 
même,  la  nécessité  fait  les  organes  des  animaux  et 
ceux-ci  s'en  servent.  Là  où  tout  a  l'air  de  se  produire 
en  vue  d'une  fin,  il  n'y  a  en  réalité  que  des  choses  qui 
survivent  parce  qu'elles  se  sont  trouvées  constituées 
par  le  hasard  d'une  manière  conforme  à  leurs  conditions 
d'existence.  Et  les  choses  qui  ne  se  trouvent  pas  ainsi 
constituées  ont  péri  et  périssent  comme  Empédocle 
dit  qu'il  est  arrivé  à  ces  bœufs  à  face  humaine  ».  Vaine 
explication,  répond  Aristote  ;  car  les  organes  des  ani- 
maux et  la  plupart  des  êtres  que  la  nature  présente  à 
nos  regards  sont  ce  qu'ils  sont  ou  dans  tous  les  cas  ou 
au  moins  dans  la  majorité  des  cas.  Or  il  n'en  est  jamais 
ainsi  pour  les  choses  que  produit  le  hasard;  les  ren- 
contres heureuses  n'y  sont  jamais  que  des  exceptions. 
Mais,  dira-t-on,  il  existe  des  monstres.  Les  monstres 
ne  sont  que  des  œuvres  manquées,  effets  d'un  effort 
impuissant  pour  réaliser  le  type  harmonieux.  La 
nature  peut  se  tromper  comme  l'art,  à  cause  de  l'obs- 
tacle que  lui  oppose  la  matière  même  sur  laquelle  elle 
travaille.  Dira-t-on  enfin  qu'on  ne  voit  pas  le  moteur 
délibérer  et  choisir?  Peu  importe,  car  l'art  non  plus 
ne  délibère  pas  :  il  agit  d'une  manière  intelligente  sans 
se  rendre  compte  de  ce  qu'il  fait.  Donc  la  nature  est 
une  cause,  et  une  cause  agissant  en  vue  d'une  fin  »  (1). 
Aristote  fait  pourtant  une  part  au  principe  de  né- 
cessité; ce  principe,  c'est  la  matière,  et,  nous  l'avons 

(1)  M.  Boutroux,  art.  Aristote  dans  la  Grande  Encyclopédie, 


236  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

vu,  si  la  cause  finale  ou  formelle  est  la  cause  par 
excellence,  la  matière  doit  entrer  en  ligne  de  compte  : 
souvent  même  elle  doit  être  impliquée,  non  moins  que 
l'essence,  dans  la  définition  (1). 

Toutefois  ce  n'est  plus  l'être  des  choses,  leur  sujet,  la 
matière,  —  mais  l'essence,  la  forme,  qui  est  l'objet  de 
la  physique;  son  principe  n'est  plus  la  nécessité,  mais 
la  finalité,  le  meilleur,  le  bien,  la  perfection. 

Le  détail  même  de  la  physique  d'Arislote  est  inspiré 
de  son  principe.  La  pesanteur,  par  exemple,  est  le  ré- 
sultat d'une  certaine  finalité  ou  tendance.  Il  y  a  quatre 
éléments  des  choses,  la  terre,  l'eau,  l'air  et  le  feu.  Or 
chaque  élément  se  porte  en  ligne  droite  vers  son  lieu 
naturel  (2).  Tandis  que  le  feu,  par  exemple,  tend  vers  les 
régions  élevées,  le  lieu  où  tend  l'élément  terrestre  est 
le  centre  :  ainsi  s'explique  la  pesanteur;  ainsi  s'explique 
aussi  que  la  terre  est  le  centre  du  monde.  —  Il  y  a 
quelque  finalité  encore  dans  la  formation  des  minéraux 
et  des  corps  organisés  au  moyen  soit  du  chaud  et  du 
froid,  soit  de  l'humide  et  du  sec,  qui  tendent  à  s'unir  (3). 
—  Enfin  il  y  en  a  même  dans  la  constitution  de  la 
lumière  et  de  la  chaleur;  l'explication  qu'en  donne 
Aristote  semble  purement  mécaniste,  puisque  chaleur 
et  lumière  résultent  du  frottement  que  l'air  subit  par 
suite  de  la  vitesse  des  sphères  célestes  (4);  mais  ce  mou- 
vement des  sphères  célestes  est  causé  lui-même  par 
une  attraction  :  ses  effets  résultent  donc,  indirectement, 
d'une  certaine  finalité. 

(l)Phys.  II,  9,  7. 

(2)Phys.  IV,  1,4;  —IV,  4,  1  ;  —  IV,  5,5;— IV,  12,  1. 

(3)  De  An.  Gen.  II,  6;  —  Meteor.  IV,  8. 

(4)  Traité  du  Ciel,  II,  7,  2. 


PHYSIQUE  237 

On  le  voit,  il  s'est  accompli  un  grand  progrès 
d'Empédocle  à  Aristote  :  la  physique  est  entrée  dans 
une  phase  nouvelle,  et,  si  nous  trouvons  encore  dans 
Aristote  quelques  concessions  à  la  théorie  ancienne 
qu'il  a  rejetée,  néanmoins  c'en  était  fait  de  l'interpré- 
tation substantialiste. 

Durant  tout  le  moyen  âge,  on  s'en  tint  à  sa  doctrine 
qu'on  croyait  connaître  et  comprendre,  mais  qu'en 
réalité  on  dénaturait  et  que  l'on  confondait  avec  celle 
de  Platon.  «  La  physique  du  moyen  âge,  dit  M.  Liard, 
n'avait  d'une  physique  véritable  que  le  nom.  C'était 
l'empire  ténébreux  d'entités  semi-logiques,  semi-per- 
sonnelles, fruits  de  l'abstraction  et  de  l'imagination, 
s'interposant  entre  l'esprit  et  les  choses,  voilant  les 
choses  et  donnant  le  change  à  l'esprit,  forces  mysté- 
rieuses, puissances  occultes,  formes  substantielles,  âmes 
végétatives,  âmes  sensitives,  censées  produire  et  gou- 
verner les  phénomènes,  sans  permettre  à  l'intelligence 
de  les  prévoir,  à  l'activité  de  les  maîtriser.  Trois  sortes 
de  notions  semblaient  suffire  à  tout  expliquer,  la  ma- 
tière, les  formes  et  le  mouvement.  Mais  cette  matière 
n'avait  rien  de  cette  matière  concrète  que  nous  sentons, 
voyons  et  touchons  ;  c'était  la  matière  métaphysique, 
l'être  indéterminé,  rêvé  par  les  anciens  sages,  étranger 
par  lui-même  à  toutes  les  déterminations  positives  de 
l'existence,  capable  seulement  de  les  recevoir.  Les 
formes,  c'étaient  les  qualités  mêmes  des  choses,  trans- 
figurées en  principes  et  en  explications,  produisant, 
disait-onj  chaque  nature  particulière,  en  l'unissant  à 
la  matière  indéterminée.  Le  mouvement,  c'était  comme 
dans  l'antique  physique  d'Aristote,  le  passage  du  non- 


238  VÉRIFICATION   DE  LA   LOI 

être  à  l'être,  de  l'être  au  non-être,  ou  le  changement 
de  l'être  »  (1).  C'est  là  un  résumé  très  exact  de 
l'opinion  qu'on  se  fait  de  l'état  de  la  science  au 
moyen  âge  :  depuis  que  la  physique  est  vraiment  consti- 
tuée et  a  tant  progressé  dans  la  voie  nouvelle,  on  s'est 
beaucoup  moqué  des  qualités  occultes  et  des  entités 
métaphysiques  au  moyen  desquelles  on  prétendait  ex- 
pliquer toutes  choses  :  il  semble  que  l'esprit  humain 
rougisse  de  son  passé;  on  n'aime  pas  à  parler  de  cette 
époque  que  l'on  considère  comme  ayant  été  funeste  à 
la  philosophie  et  à  la  pensée;  on  n'en  évoque  le  sou- 
venir que  pour  la  condamner,  et  il  semble  même  (tant 
on  a  soin  ou  tant  on  affecte  de  l'ignorer!)  qu'on  la 
veuille  ensevelir  dans  un  oubli  absolu.  Nous  n'avons 
nullement  l'intention  d'en  faire  l'apologie  ;  mais  peut- 
être,  quand  on  la  juge  avec  tant  de  sévérité,  ne  se 
place-t-on  pas  assez  dans  les  conditions  du  temps  :  on 
est  trop  du  xixe  siècle,  qu'on  nous  permette  de  le  dire 
en  passant.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  devons  rappeler  en 
quelques  mots  l'objet  de  la  physique  telle  qu'on  l'en- 
tendait alors  et  le  principe  sur  lequel  elle  reposait. 

Si  l'on  fait  abstraction  des  discussions  relatives  au 
mouvement,  à  ses  divers  modes,  à  son  infinilude  et  à 
son  élément,  discussions  que  l'on  empruntait  à  Aristote 
en  les  reproduisant  avec  plus  ou  moins  de  fidélité,  la 
physique  consistait  à  distinguer  dans  chaque  être  la 
matière,  la  forme  et  les  accidents  ;  et,  comme  les  acci- 
dents n'étaient  eux-mêmes  que  des  formes  acciden- 
telles, —  à  distinguer  simplement  la  matière  et  les 
formes. 

(1)  Descartes,  p.  68, 


PHYSIQUE  239 

Par  matière,  il  faut  entendre,  comme  dit  M.  Liard, 
«  la  matière  métaphysique,  l'être  indéterminé,  »  PfiXr)  des 
anciens  Grecs,  ou  encore  leur  foetpov;  cette  matière 
n'avait  ni  qualité  ni  quantité  ;  ce  n'était  guère  qu'un 
possible,  mais  (si  l'alliance  de  ces  mots  ne  constitue 
pas  une  absurdité)  un  possible  réalisé;  c'était  la  sub- 
stance dépouillée  de  tout  attribut,  mais  pouvant  revêtir 
n'importe  quel  attribut.  On  distinguait,  dans  l'analyse 
des  choses,  la  matière  générique,  la  matière  spécifique 
et  la  matière  propre  (car  ces  distinctions  étaient  faites 
pour  la  matière  aussi  bien  que  pour  la  forme).  Mais  la 
véritable  matière,  celle  qui  s'opposait  à  la  forme  en 
général  et  qui  était  vraiment  abstraite  de  toute  qualité 
était  la  matière  générique  ou  commune,  celle  qui  de- 
meurait quand  la  forme  générique  en  avait  été  dé- 
pouillée. Par  exemple,  dans  une  statue,  on  distinguait 
la  matière  propre  et  la  forme  de  la  statue  ;  le  bronze, 
matière  propre  de  la  statue,  était  analysé  en  matière 
spécifique  et  forme  de  bronze  ;  si  l'eau  était  la  matière 
spécifique  du  bronze  (on  ne  sait  guère  pourquoi  ce 
serait  l'eau  plutôt  que  la  terre  ou  le  feu),  cette  eau 
était  encore  un  corps  divisible  en  matière  générique 
ou  commune  et  en  forme.  On  ne  pouvait  pousser  au- 
delà  la  décomposition  du  corps  (1). 

La  forme  était  ce  qui  fait  qu'une  chose  est  telle 
qu'elle  est,  ce  qui  la  distingue  de  toutes  les  autres  choses, 
principe,  sinon  d'individuation,  du  moins  de  différen- 
ciation; c'est  l'ensemble  des  propriétés,  des  qualités 
de  cette  chose.  On  distinguait  les  formes  génériques, 

(1)  Voir  le  P.  Le  Bossu,  Parallèle  entre  la  physique  d'Aris- 
tote  et  celle  de  Descartes,  p.  168. 


240  VÉRIFICATION   DE  LA   LOI 

les  formes  spécifiques  et  les  formes  propres,  comme, 
par  exemple,  les  formes  du  bois  en  général,  puis  celles 
du  chêne,  et  enfin  celles  de  tel  objet  en  chêne.  A  un 
autre  point  de  vue,  on  distinguait  encore  les  formes 
substantielles  ou  essentielles  et  les  formes  accidentelles. 
Par  formes  substantielles  ou  nécessaires  ou  essentielles 
(il  y  a  entre  ces  formes  substantielles  et  la  matière  qui 
est  substance  la  même  différence  qu'entre  Ycfofa  et  l'CXii), 
«  ils  entendaient  ces  premières  qualités  qui  consti- 
tuent la  différence  essentielle  des  corps  naturels  orga- 
niques ou  inorganiques,  parce  que  le  tout  quelles 
composent  ne  paraît  pas  changer  de  nature  à  moins 
qu'elles  ne  périssent  »  (1);  il  faut  entendre  aussi  ce 
qu'on  appelle  communément  les  qualités  premières  de 
la  matière,  la  figure,  la  situation,  la  quantité,  le 
mouvement,  le  repos  et  autres  propriétés  des  parties 
matérielles  dont  le  tout  est  composé  :  un  arbre,  une 
statue,  ont  nécessairement  une  certaine  figure,  une 
certaine  situation.  —  Les  formes  accidentelles  étaient 
celles  qui  pouvaient,  ou  non,  se  trouver  dans  le  sujet 
sans  que  sa  nature  en  fut  modifiée  :  les  quatre  princi- 
pales, celles  qu'on  regardait  communément  comme 
produisant  les  autres  par  leurs  combinaisons  en 
différentes  proportions  étaient  la  chaleur,  la  froideur, 
la  sécheresse,  l'humidité. 

Les  formes  soit  substantielles,  soit  accidentelles,  ont 
comme  une  existence  séparée  et  indépendante  de  la 
matière  et  viennent  s'unira  cette  matière  pour  consti- 
tuer tel  ou  tel  corps,  tel  ou  tel  être  particulier.  «  C'est 
par  la  présence  ou  par  l'expulsion  de  ces  entités  qu'on 

(1)  M.  Douillier,  Philos,  cartésienne,  I,  179. 


PHYSIQUE  241 

pensait  expliquer  la  nature  et  les  changements  d'état  de 
tous  les  êtres.  Ainsi  on  disait  que  ce  qui  fait  la  différence 
du  feu  et  de  l'eau,  c'est  l'entité  de  l'eau  ou  l'entité  du 
feu  ajoutée  à  la  matière  :  si  l'eau  de  froide  devient 
chaude,  c'est  parce  que  la  forme  accidentelle  du  chaud 
a  expulsé  la  forme  accidentelle  du  froid.  Comment  se 
fait  la  coclion  des  aliments  dans  l'estomac,  comment 
la  bile  se  sépare-t-elle  du  sang,  comment   l'aimant 
attire-t-il  le  fer?  L'école  s'imaginait  résoudre  ces  ques- 
tions en  mettant  dans  l'estomac,  dans  la  bile,  dans 
l'aimant, des  qualités  concoctrices,  ségrégatrices,  magné- 
tiques »  (1).  En  d'autres  termes,  pour  constituer  un 
être,  étant  donnée  une  matière  indéterminée,  telles  for- 
mes essentielles  ou  substantielles  venaient  se  grouper 
autour  de  cette  matière,  comme  des  molécules  de 
métal  viennent  se  grouper  autour  du  pôle  négatif;  puis 
à  ces  formes  se  superposaient  encore  les  formes  acci- 
dentelles, et  le  tout  composait  comme  des  grappes  de 
qualités  au-dessous  desquelles  était  cachée  la  matière 
insaisissable. 

C'était  un  important  problème  que  celui  de  la  sépa- 
rabilité  de  la  matière  :  suivant  les  uns,  la  matière  était 
inséparable  de  la  forme,  doctrine  suspecte  à  certains 
docteurs  qui  ne  savaient  comment  expliquer  l'immor- 
talité de  l'âme  dans  cette  hypothèse;  —  selon  d'autres, 
la  matière  et  les  formes  pouvaient  exister  indépen- 
damment, ce  qui  permettait  de  comprendre  aisément 
comment  1  ame  pouvait  subsister  après  le  corps.  — 
Peu  importe,  d'ailleurs,  pour  notre  sujet  la  solution  de 

(1)  M.  Fr.  Bouillier,  Ibid.,  p.  179, 

16 


242  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

cette  question.  —  Ce  que  nous  avons  voulu  établir, 
c'est  que  tout  corps  est  composé  d'une  matière  indé- 
terminée et  d'une  forme  ou  essence;  or  l'objet  de  la 
physique,  ce  n'est  pas  la  matière,  mais  ce  sont  les 
formes  substantielles  ou  accidentelles;  ce  sont  les 
espèces  et  les  genres,  les  universaux.  La  recherche 
de  l'attribut,  voilà  ce  qui  constitue  la  science  de  la 
nature. 

Sur  quel  principe  repose  une  telle  science?  Il  est 
bien  évident  que  toute  idée  de  mécanisme  en  est  exclue, 
comme  d'ailleurs  toute  idée  de  nécessité  aveugle  est 
condamnée  dans  cette  époque  si  profondément  et  si 
sincèrement  religieuse  ;  c'est  la  loi  de  finalité  qui 
préside  à  la  constitution  des  choses. 

Tout  être,  tout  corps,  est  d'abord  une  certaine  quan- 
tité de  matière;  c'est  cette  quantité  de  matière  qui 
constitue  son  individuation  ;  telle  semble,  du  moins, 
être  la  pensée  de  Saint  Thomas  :  «  Principium  diver- 
silatis  individuorum  ejusdem  speciei  est  divisio  mate- 
riœ  secundum  quantitatem  :  forma  enim  hujus  ignis 
a  forma  illius  ignis  non  diflert  nisi  per  hoc  quod  est  in 
diversis  partibus,  in  quas  materia  dividilur  »  (1). 
«  Ainsi  la  matière,  non  pas  la  matière  vague  et  indé- 
terminée, mais  la  matière  en  tant  qu'elle  tombe  sous  la 
catégorie  de  quantité,  la  matière  circonscrite  dans  le 
temps  et  dans  l'espace,  et  par  là  même  déjà  caractéri- 
sée et  définie,  materia  signata,  tel  est,  selon  Saint  Tho- 
mas, l'élément  générateur  de  l'individualité  »  (2).  La 

(1)  G.  G.  II,  c.  XLIX,  cite  par  M.  Jourdain,  la  Philosophie 
de  Saint  Thomas  d'Aquin,  [,  275, 

(2)  M.  Jourdain,  ibid.y  1,  275. 


PHYSIQUE  243 

matière  ainsi  divisée  constitue  l'individualité,  mais  non 
l'individu,  l'être,  la  réalité;  ce  sont  les  formes  qui 
déterminent  l'être,  en  venant  s'ajouter  à  la  matière  ; 
elles  ont  une  tendance  à  se  communiquer  à  toute  ma- 
tière, et  s'y  communiquent,  non  suivant  une  nécessité 
physique,  mais  suivant  un  plan,  un  certain  ordre,  sui- 
vant un  principe  de  coordination.  —  La  forme  propre 
est  en  effet  un  principe  d'ordre,  de  coordination  et  de 
conservation  :  «  Les  formes,  du  moins  les  plus  par- 
faites, sont  un  amas  de  plusieurs  qualités  qui  ont  la 
force  de  se  conserver  mutuellement  ensemble  (1).  » 
Elles  agissent,  en  l'être,  comme  causes  finales  de  sa 
formation;  en  même  temps  elles  existent  à  l'état  de 
types,  d'exemplaires,  dans  l'entendement  divin  qui 
en  poursuit  la  réalisation  :  «  Le  mot  idée,  en  grec  îSéa, 
en  latin  forma,  signifie  les  formes  des  choses  qui  exis- 
tent en  dehors  des  choses  elles-mêmes.  Or  la  forme 
ainsi  conçue  peut  être  considérée  sous  un  double  rap- 
port. On  peut  l'envisager  ou  comme  l'exemplaire  de  la 
chose  dont  elle  est  la  forme,  ou  comme  le  principe 
de  la  connaissance  qu'on  a  de  cette  chose,  puisque  les 
formes  des  objets  que  l'on  connaît  existent  dans  l'es- 
prit qui  les  connaît.  Suivant  cette  double  acception 
du  mot,  il  est  nécessaire  d'admettre  l'existence  des 
idées;  ce  qui  peut  se  démontrer  ainsi.  Dans  tout  ce 
qui  n'est  pas  l'œuvre  du  hasard,  la  forme  est  nécessai- 
rement la  fin  de  la  génération  de  l'être.  Or  nul  agent 
ne  peut  agir  en  vue  d'une  forme  qu'autant  qu'il  a  cette 
forme  ou  son  image  en  lui-même.  Et  il  peut  l'avoir  de 

(i)  Descartes,  Lettre  à  Régius,  réponse  à  la  4e  thèse  de 
Voétius(1642j. 


244  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

deux  manières.  Certains  agents  trouvent  dans  leur 
constitution  propre  la  forme  de  leurs  actes,  tous  les 
êtres  par  exemple  qui  agissent  d'après  les  lois  de  la 
nature  physique;  c'est  ainsi  que  l'homme  engendre 
l'homme,  que  le  feu  produit  le  feu.  Pour  d'autres  agents 
qui  agissent  avec  connaissance,  la  forme  existe  dans 
leur  entendement;  c'est  ainsi  que  l'image  d'une  mai- 
son préexiste  dans  l'esprit  de  l'architecte.  Et  on  dit 
avec  raison  que  cette  image  est  l'idée  de  la  maison, 
parce  que  l'architecte  a  l'intention  de  faire  une  maison 
semblable  à  la  forme  que  son  esprit  a  conçue.  Or,  le 
monde  n'étant  pas  l'effet  du  hasard,  mais  l'œuvre  d'une 
cause  intelligente  qui  est  Dieu,  il  s'ensuit  nécessaire- 
ment que  la  forme  qui  a  servi  de  modèle  au  monde 
créé  se  retrouve  dans  l'entendement  divin,  c'est-à-dire 
que  les  idées  existent,  puisque  c'est  dans  cette  forme 
que  consiste  la  nature  de  l'idée  »  (1). 

Ainsi,  à  cette  époque  où  la  physique  s'est  trop  long- 
temps attardée  et  presque  totalement  perdue  dans  de 
vaines  discussions,  elle  était  la  connaissance  des 
genres,  des  types,  des  attributs,  et  elle  reposait  sur  le 
principe  de  finalité. 

C'est  contre  cette  science  d'entités  que  réagirent  les 
savants  de  la  renaissance,  puis  Bacon  et  enfin  Descartes 
qui  accomplit  une  importante  et  dernière  révolution. 

Descartes  s'attaque  à  l'objet  et  au  principe  de  la 
physique  scolastique.  Ces  formes  substantielles,  il  les 
considère  comme  des  êtres  distincts,  comme  «  de  cer* 
taines  substances  jointes  à  la  matière  et  qui  composent 

(1)M.  Jourdain,  ibid.>  p.  269. 


PHYSIQUE  245 

avec  elles  un  certain  tout  purement  corporel  qui  n'existe 
pas  moins  que  la  matière  (1)  ».  Ainsi  entendues,  il  les 
juge  obscures,  contraires  au  principe  de  la  conserva- 
tion de  l'être,  illogiques  et  vaines. 

Elles  sont  obscures;  «  car  étant  assurés  que  chacun 
des  corps  que  nous  sentons  est  composé  de  plusieurs 
autres  corps  si  petits  que  nous  ne  les  saurions  aperce- 
voir, il  n'y  a,  ce  me  semble,  personne,  pourvu  qu'il 
veuille  user  de  raison,  qui  ne  doive  avouer  que  c'est 
beaucoup  mieux  philosopher  de  juger  de  ce  qui  arrive 
en  ces  petits  corps  que  leur  seule  petitesse  nous  em- 
pêche de  pouvoir  sentir,  par  l'exemple  de  ce  que  nous 
voyons  arriver  en  ceux  que  nous  sentons,  et  de  rendre 
compte  par  ce  moyen  de  tout  ce  qui  est  en  la  nature, 
que,  pour  rendre  raison  des  mêmes  choses,  on  en 
invente  je  ne  sais  quelles  autres  qui  n'ont  aucun  rap- 
port avec  celles  que  nous  sentons,  comme  sont  les  ma- 
tières premières,  les  formes  substantielles  et  tout  ce 
grand  attirail  de  qualités  que  plusieurs  ont  coutume 
de  supposer  »  (2). 

Elles  sont  contraires  au  principe  de  la  conservation 
de  l'être  ;  car  admettre  des  formes  substantielles,  c'est 
admettre  que  de  nouvelles  substances  sont  créées  (3). 

Elles  sont  illogiques  :  «  Ceux  qui  admettent  les  for- 
mes substantielles  tombent  dans  une  grande  absurdité 
en  disant  qu'elles  sont  le  principe  immédiat  de  leurs 
actions;  ce  que  l'on  ne  peut  pas  imputer  à  ceux  qui 
ne  distinguent  point  ces  formes  des  qualités  actives  ;  » 

(1)  Lettre  à  Régius,  déjà  citée. 

(2)  Princ.,  4e  partie,  Edo^Cousin,  III,  516. 

(3)  Lettre  de  1642  à  Régius,  déjà  citée. 


246  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

ce  sont  des  modes  et  on  en  fait  de  véritables  sub- 
stances (1). 

Encore  si  elles  fournissaient  un  système  d'explica- 
tion rationnel  et  satisfaisant!  Mais  elles  sont  vaines  et 
ne  répondent  nullement  aux  exigences  de  la  science 
ni  à  ce  qu'on  attendait  d'elles  :  «  les  philosophes  ne 
les  ont  introduites  que  pour  rendre  raison  des  actions 
propres  des  choses  naturelles  dont  cette  forme  serait 
le  principe  et  la  source;  mais  ces  formes  substantielles 
ne  sauraient  nous  fournir  une  raison  solide  d'aucune 
action  naturelle,  puisque  leurs  partisans  avouent  qu'elles 
sont  occultes  et  qu'ils  ne  les  comprennent  pas.  »  (2) 

Aussi  quelle  indignation  Descartes  soulève  chez  les 
défenseurs  des  formes  substantielles  !  Avant  même 
qu'il  en  eût  fait  une  critique  aussi  précise,  le  plus 
acharné  de  ses  ennemis,  Voétius,  dénonçait  sa  doctrine 
négative  de  la  physique  scolastique  comme  une  preuve 
de  son  athéisme  :  «  la  philosophie  qui  rejette  les  formes 
substantielles  des  choses,  avec  leurs  facultés  propres 
ou  leurs  qualités  actives,  et,  conséquemment,  les  natures 
distinctes  et  spécifiques  des  choses,  ne  peut  s'accorder 
avec  la  physique  de  Moïse  ni  avec  tout  ce  que  nous  en- 
seigne l'Ecriture  (3).  »  Mais  Descartes  prend  en  pitié 
toute  cette  grande  colère  et  il  y  oppose  l'ironie;  Régius, 
qui  était  attaqué  par  Yoétius,  lui  avait  demandé  con- 
seil ;  il  l'engage  à  répondre  à  peu  près  en  ces  termes  : 
«  Je  souscris  ici  volontiers  au  sentiment  de  M.  le  Rec- 


(1)  Ibid.,  réponse  à  la  2mo  thèse. 

(2)  Ibid.,  rép.  à  la  4ra0  thèse. 

(3)  Voétius,  thèse  de  40-41  (ap.  Baillet,  liv.  VI,  ch.  6),  cité 
par  M.  Liard,  Descartes  p.  71, 


PHYSIQUE  247 

teur  qui  dit  qu'il  ne  faut  pas  chasser  sans  sujet  de 
leur  ancien  domaine  de  pauvres  innocents,  ces  êtres 
qu'on  appelle  formes  substantielles  ou  qualités  occul- 
tes; »  (4)  il  y  a  dans  cette  ironie  la  sécurité  d'un 
homme  qui  se  sent  maître  de  la  situation,  et,  quand 
il  change  de  ton,  c'est  avec  quelque  orgueil  qu'il  s'écrie  : 
«  Tout  le  monde  siffle  les  formes  substantielles  »  (2). 

Il  est  moins  violent  dans  ses  attaques  contre  le  prin- 
cipe de  la  science  scolastique,  sans  doute  parce  que 
l'idée  de  la  finalité  lui  paraît  du  moins  raisonnable  et 
surtout  pieuse;  mais, en  retour, il  la  considère  comme 
nullement  scientifique;  nous  avons  vu  précédemment 
quelle  est  sa  pensée  à  ce  sujet;  son  rejet  des  causes 
finales  est  formel,  il  n'admet  que  des  principes  méca- 
niques :  «  Toute  ma  physique  n'est  autre  chose  que 
mécanique,  »  (3)  dit-il,  ou  encore:  «  Toute  la  physique 
n'est  autre  chose  que  géométrie  »  (4).  Nous  allons  en 
effet  le  voir  expliquer  le  monde  au  moyen  des  seules 
notions  d'étendue,  de  figure  et  de  mouvement,  ramener 
le  sensible  à  l'intelligible,  le  composé  au  simple,  les 
qualités  des  corps  à  des  facteurs  extensifs  et  méca- 
niques. 

Son  point  de  départ,  son  idée  fondamentale  est,  en 
somme,  que  la  science  consiste  non  à  connaître  la 
nature,  mais  à  l'interpréter,  non  à  pénétrer  l'essence  des 
choses,  mais  à  les  entendre  de  telle  façon  qu'on  en 
puisse  disposer  à  son  gré.  Aussi  ne  donne-t-il  pas  sa 

(1)  Lettre  à  Régius  de  1642. 

(2)  Ibid. 

(3)  Lettre  à  M**,Ed.Cousin,VIII,  123.Cf.Princ.2^  pie  ni,  178. 
Reg.  4.  —  Rép.  aux  objections  de  Fromondus,  1637,VI,  348. 

(4)  Lettre  à  Mersenne,  VII,  121. 


248  VÉRIFICATION   DE  LA   LOI 

science  comme  l'exacte  reproduction  de  la  réalité  ni 
ses  explications  comme  vraies;  il  les  propose  comme 
pouvant  servir  dans  la  prévision  et  dans  la  pratique, 
et  il  croit  «  qu'il  est  aussi  utile  de  connaître  des  causes 
ainsi  imaginées  que  si  on  avait  la  connaissance  des 
vraies  »(1).  En  conséquence,  il  ne  part  pas  de  la  consi- 
dération des  choses,  mais  des  conditions  de  leur  intel- 
ligibilité; il  ne  se  demande  pas  ce  qu'elles  sont,  mais 
par  quel  symbole  il  faut  les  traduire,  à  quelles  idées  il 
les  doit  ramener,  pour  que  la  science  satisfasse  l'en- 
tendement :  «  J'ai  premièrement  considéré  en  général 
toutes  les  notions  claires  et  distinctes  qui  peuvent  être 
en  notre  entendement  touchant  les  choses  matérielles; 
et,  n'en  ayant  point  trouvé  d'autres,  sinon  celles  que 
nous  avons  des  figures,  des  grandeurs  et  des  mouve- 
ments, et  des  règles  suivant  lesquelles  ces  trois  choses 
peuvent  être  diversifiées  Tune  par  l'autre,   lesquelles 
règles  sont  les  principes  de  la  géométrie  et  de  la  mé- 
canique, j'ai  jugé  qu'il  fallait  nécessairement  que  toute 
la  connaissance  que  les  hommes  peuvent  avoir  de  la 
nature  fût  tirée  de  cela  seul;  parce  que  toutes  les 
autres  notions  que  nous  avons  des  choses  sensibles, 
étant  confuses  et  obscures,  ne  peuvent  servir  à  nous 
donner  la  connaissance  d'aucune  chose  hors  de  nous, 
mais  plutôt  la  peuvent  empêcher...  (v2)  >. 

Cet  idéalisme  contrastait  singulièrement  avec  le  réa- 
lisme plus  ou  moins  avoué  du  moyen  iïge.  La  méthode 
était  nouvelle  et  hardie  :  elle  fut  féconde;  car  de  no- 
tions claires  sortirent  des  explications  claires. 

(1)  Principes, III. 

(2)  Ibid. 


PHYSIQUE  249 

Les  symboles  une  fois  découverts,  voici  comment 
Descartes  les  appliqua.  Tout  ce  que  nous  apercevons 
hors  de  nous  se  réduit  à  des  couleurs,  à  des  odeurs, 
à  des  sons,  et  autres  qualités.  Or  «  tout  ce  qui  est  dans 
les  objets  que  nous  appelons  leur  lumière,  leurs  cou- 
leurs, leurs  odeurs,  leur  goût,  leurs  sons,  leur  chaleur 
ou  froideur,  et  leurs  autres  qualités  qui  se  sentent  par 
l'attouchement,  et  aussi  ce  que  nous  appelons  leurs 
formes  substantielles,  n'est,  en  eux,  autre  chose  que  les 
diverses  figures,  situations,  grandeurs  et  mouvements 
de  leurs  parties  »  (1).  Ces  parties  qui  composent  les 
corps  ne  sont  pas  des  atomes  ;  Descartes  repousse  et 
logiquement  ne  saurait  admettre  l'atomisme  :  car 
l'essence  de  la  matière  étant  l'étendue,  si  petite  que 
soit  une  parcelle  de  matière,  cette  parcelle  est  néces- 
sairement étendue  et,  par  conséquent,  divisible.  Ces 
éléments  qui  composent  l'univers  et  qui  en  sont  comme 
le  fond,  sont  de  trois  sortes  :  l'éther,  les  corps  ronds  et 
les  corps  âpres  et  anguleux.  De  ces  éléments  mis  en 
mouvement  dès  le  principe  et  des  tourbillons  qu'ils 
forment  résultent  toutes  les  qualités  des  corps;  nous 
allons  voir  par  quel  mécanisme;  nous  dirons  ensuite 
comment  ces  éléments  s'expliquent  eux-mêmes. 

La  pesanteur  n'est  pas  une  propriété  de  la  matière  ; 
c'est  un  effet  mécanique  de  la  force  centrifuge  des 
tourbillons  :  elle  vient  «  de  ce  que  la  matière  subtile 
tournant  fort  vite  autour  de  la  terre  chasse  les  corps 
terrestres  vers  le  centre  de  son  mouvement  »  (2).  Cha- 
que planète  est  un  système  de  tourbillons;  d'après  la 

(1)  Ibid. 

(2)  Lettres,  VIII,  311. 


250  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

loi  que  tout  corps  qui  se  meut  suivant  une  ligne  courbe 
tend  à  s'éloigner  du  centre  de  son  mouvement,  chaque 
molécule  du  tourbillon  terrestre  tend  à  s'écarter  du 
centre  du  tourbillon;  mais  le  tourbillon  terrestre  va, 
pour  ainsi  dire,  se  heurter  aux  tourbillons  des  autres 
planètes  qui,  conséquemment,  limitent  l'extension  des 
molécules  du  tourbillon  terrestre,  et  les  tiennent  refou- 
lées vers  le  centre.  Qu'un  corps,  sous  l'influence  d'une 
cause  autre  que  le  mouvement  du  tourbillon,  s'éloigne 
du  centre,  ou  que  la  cause  qui  le  maintient  éloigné  du 
centre  ne  fasse  plus  sentir  son  action,  le  corps  est  re- 
poussé par  les  parties  les  plus  éloignées  du  centre,  dont 
le  mouvement  est  nécessairement  plus  rapide,  à  peu 
près  comme  un  corps  plongé  dans  un  liquide  est 
repoussé  par  ce  liquide. 

Quant  à  la  lumière,  «  elle  n'est  autre  chose  dans  les 
corps  qu'on  nomme  lumineux,  qu'un  certain  mouve- 
ment ou  une  action  fort  prompte  et  fort  vive  qui  passe 
vers  nos  yeux  par  l'entremise  de  l'air  et  des  autres 
corps  transparents  »  (1),  de  même  façon  que  le  mou- 
vement ou  la  résistance  des  corps  que  nous  touchons 
avec  un  bâton  passe  dans  notre  main  par  l'entremise 
de  ce  bâton.  C'est  donc  une  vibration,  une  ondula- 
tion de  la  matière  subtile  qui  met  en  mouvement  l'or- 
gane de  la  vue,  et,  à  l'occasion  de  ces  mouvements,  se 
produit  dans  l'âme  la  sensation  de  lumière  et  de  cou- 
leur. Les  corps,  en  nous  renvoyant  la  lumière  de  diffé- 
rentes façons,  produisent  les  sensations  des  différentes 
couleurs. 

(1)  Diopt.,disc.  l«r,V,  G. 


PHYSIQUE  251 

Pour  le  froid  et  le  chaud,  Descartes  remarque  «  qu'en 
se  frottant  seulement  les  mains  on  les  échauffe  »  (1); 
on  échauffe  de  même  tout  autre  corps  ;  «  il  n'est  donc 
point  besoin  de  concevoir  autre  chose,  sinon  que  les 
petites  parties  des  corps  que  nous  touchons  étant 
agitées  plus  ou  moins  fort  que  de  coutume  par  les 
petites  parties  de  la  matière  subtile,  agitent  plus  ou 
moins  les  petits  filets  de  ceux  de  nos  nerfs  qui  sont  les 
organes  de  l'attouchement,  et  que  lorsqu'elles  les  agitent 
plus  fort  que  de  coutume,  cela  cause  en  nous  le  senti- 
ment de  la  chaleur,  au  lieu  que,  lorsqu'elles  les  agitent 
moins  fort,  cela  cause  le  sentiment  delà  froideur  »  (2). 
La  chaleur  et  la  lumière  ne  diffèrent  que  par  la  sensa- 
tion qui  les  accompagne  et  les  traduit  ;  c'est  le  même 
mouvement  qui,  suivant  les  différents  effets  qu'il  pro- 
duit, s'appelle  tantôt  chaleur  et  tantôt  lumière  (3). 

Ainsi  des  explications  purement  mécaniques  étaient 
substituées  à  l'invention  stérile  des  formes  substan- 
tielles. En  même  temps  qu'au  point  de  vue  scientifique 
une  interprétation  mathématique  remplaçait  une  inter- 
prétation finaliste,  au  point  de  vue  philosophique 
l'idéalisme  remplaçait  le  réalisme  du  moyen  âge.  Tan- 
dis qu'on  avait  attribué  une  réalité  objective  aux  qua- 
lités des  choses  et  qu'on  les  avait  regardées  comme 
contenant  en  elles-mêmes  les  raisons  de  leurs  diffé- 
rences, Descartes  proclame  «  que  tous  les  corps  sont 
faits  d'une  même  matière  et  qu'il  n'y  a  rien  qui  fasse 
diversité  entre  eux,  sinon  que  les  petites  parties  de  cette 

(1)  Le  Monde,  ch.  2,  IV,  223. 

(2)  Les  Météores,  Disc.  1er,  t.  V,  162. 

(3)  Le  Monde,  t.  IV,  ch.  II,  p.  222. 


252  VÉRIFICATION   DE  LA  LOI 

matière  qui  composent  les  uns  ont  d'autres  figures  ou 
sont  autrement  arrangées  que  celles  qui  composent 
les  autres  »  (1). 

Mais,  —  ce  qui  semble  en  contradiction  avec  ces 
mots,  —  nous  avons  dit  que  Descartes  distinguait  trois 
éléments  des  choses.  Il  ne  faudrait  pas  en  conclure  que 
leurs  différences  sont  des  différences  de  nature  ;  ce  ne 
sont  encore  que  des  différences  de  composition  et  de 
figure  ou  disposition  des  parties.  La  formation  même 
de  la  matière  subtile  s'explique  mécaniquement  par  la 
pression,  la  décomposition,  la  trituration  indéfinie  de 
la  matière  primitive,  trituration  inévitable  dans  un 
monde  où  il  n'y  a  pas  de  vide  et  où  tout  est  en  mouve- 
ment. Rien  n'échappe  donc  à  cette  interprétation 
mécaniste  si  rigoureuse,  rien  depuis  la  formation  de  la 
plus  minuscule  partie  de  matière  jusqu'à  la  composition 
de  l'univers,  depuis  la  qualité  la  plus  simple  jusqu'à  la 
propriété  la  plus  complexe  des  corps. 

Sans  doute  quelques-unes  de  ces  explications  seront 
abandonnées  ;  certaines  qui  auront  été  abandonnées 
quelque  temps  seront  reprises  dans  la  suite.  Tout  n'est 
pas  irréprochable  et  toutes  les  hypothèses  ne  sont  pas 
en  accord  avec  les  faits.  Mais  «  de  là  émanent  tous  les 
procédés  ultérieurs  d'analyse  exacte,  de  détermination 
précise,  de  mensuration  méthodique,  —  en  un  mot  de 
science  positive.  La  science  consiste  désormais  dans  la 
connaissance  des  lois,  c'est-à-dire  dans  la  formation 

des  rapports  numériques  des  choses En  donnant 

comme  modèle  de  la  science  la  mathématique,  et  en 

(1)  Lettre  h  un  Seigneur,  1646,  t.  IX,  240. 


PHYSIQUE  253 

prouvant  que  tous  les  phénomènes  résultent  du  fonc- 
tionnement simultané  d'un  certain  nombre  de  facteurs 
liés  comme  les  termes  d'une  équation  d'algèbre  ou  les 
lignes  d'une  figure  de  géométrie,  facteurs  assignables, 
séparables,  mesurables,  Descartes  initie  l'homme  mo- 
derne à  une  conception  toute  nouvelle  du  monde,  la 
conception  positive.  Il  élimine  à  jamais  l'intervention 
des  entités  capricieuses  et  des  forces  occultes  pouvant 
arbitrairement  modifier  l'ordre  rigide  des  choses  ;  il 
proclame  que  tout  est  soumis  à  des  rapports  réglés, 
déterminés,  fixes,  à  des  lois,  et  à  des  lois  si  rigoureuses 
et  si  invariables  qu'on  doit  pouvoir  les  exprimer  mathé- 
matiquement »  (1). 

Après  Descartes,  l'évolution  de  la  physique  était 
achevée  :  des  hypothèses  plus  commodes,  la  découverte 
de  conséquences  pratiques  plus  nombreuses  et  plus 
ingénieuses,  l'application  de  plus  en  plus  rigoureuse 
de  la  forme  mathématique  à  la  physique,  voilà  à  quoi 
s'est  réduit  le  progrès  ;  mais  de  systématisation  nouvelle 
il  ne  s'en  est  pas  produit  et  il  ne  pouvait  s'en  produire. 

La  perception  spontanée  de  la  nature,  la  connaissance 
que  nous  en  prenons  par  les  sens,  a  toujours  été  la 
même,  si  haut  que  nous  puissions  remonter  dans  l'his- 
toire de  l'humanité  :  les  descriptions  des  premiers 
poètes  sont  encore  saisissantes  de  vérité.  Mais  il  n'en 
est  pas  ainsi  des  interprétations  des  premiers  savants 
qui  nous  paraissent  grossières;  la  connaissance  réflé- 
chie, intelligible,  scientifique,  a  varié  :  pour  les  pre- 

(1)  Fernand  Papillon,  Histoire  de  lu  Philosophie  moderne) 
I,  p.  122-123. 


254  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

miers  savants,  la  nature  a  été  soit  une  substance  unique 
se  diversifiant  à  l'infini  soit  une  combinaison  de  sub- 
stances hétérogènes;  puis  elle  fut  l'union  d'une  matière 
à  une  forme  que  cette  matière  désire  ;  elle  est  mainte- 
nant un  système  de  mouvements  qu'on  tend  à  renfer- 
mer dans  une  formule  mathématique. 

SCIENCE  DE  LA  VIE 

Il  n'est  pas  nécessaire  que  nous  reprenions  à  notre 
tour  l'histoire  détaillée  de  toutes  les  doctrines  sur  la  vie  : 
c'est  l'avantage  de  ceux  qui  viennent  tard  de  pouvoir 
se  servir  des  travaux  de  ceux  qui  les  ont  précédés. 
Chacun,  d'ailleurs,  se  place  à  son  propre  point  de  vue, 
et  n'emprunte  à  l'histoire  que  les  faits  sur  lesquels  il  a 
besoin  de  s'appuyer  :  il  suffit  qu'il  en  connaisse  l'au- 
thenticité et  ne  les  dénature  point  par  une  interpréta- 
tion fausse  ou  fantaisiste;  tout  le  reste,  il  le  néglige 
pour  ne  pas  s'embarrasser  de  développements  inutiles  et 
ne  pas  se  perdre  dans  des  digressions  funestes. 

La  science  de  la  vie  est  de  date  récente.  Mais  si  on 
la  faisait  remonter  aussi  haut  que  les  spéculations  sur 
les  phénomènes  vitaux,  elle  ne  le  céderait  en  ancienneté 
à  aucune  autre  science.  Elle  est  de  date  récente  en  ce 
sens  que  depuis  peu  d'années  seulement,  depuis  un 
siècle  à  peine,  on  en  poursuit  l'élude  avec  une  connais- 
sance précise  de  l'objet  des  recherches,  avec  une  idée  nette 
de  la  fin  à  atteindre,  avec  une  méthode  rigoureuse. 
Nous  n'avons  pas  à  faire  l'histoire  des  progrès  de  cette 
science  à  travers  les  âges;  nous  nous  appuierons  sim- 
plement sur  cette  histoire,  —  au  reste  connue,  —  pour 


SCIENCE  DE   LA  VIE  255 

montrer  que  la  science  de  la  vie  a  été  pendant  de  longs 
siècles  la  recherche  d'une  substance,  qu'elle  consista 
ensuite  en  une  détermination  des  propriétés  des  tissus 
vitaux  et  de  leurs  fibres,  qu'enfin  actuellement  elle  tend 
à  être,  elle  aussi,  une  science  mécanique,  une  science 
de  relations  causales  :  ces  trois  conceptions  se  retrou- 
vent dans  l'histoire,  —  et  presque  à  des  époques  suc- 
cessives, que  rappellent  les  trois  dénominations  de 
vitaliste,  d'organiciste  et  de  physico-chimiste. 

Pour  les  philosophes  antésocratiques,  la  science  des 
vivants  ne  se  distinguait  pas  de  la  science  de  la  ma- 
tière; cette  confusion  était  d'autant  plus  naturelle  que 
tous  les  êtres  dont  l'étude  composait  la  cosmogonie 
étaient,  en  somme,  considérés  comme  des  vivants. 
Thaïes  prouve  que  l'élément  dont  sont  faites  les  choses 
est  l'eau  en  donnant  pour  raison  que  les  germes  des 
êtres  sont  humides  et  que  les  vivants  prennent  une 
nourriture  humide;  Anaximandre  fait  sortir  les  ani- 
maux terrestres  et  les  hommes  du  limon  de  la  terre  : 
leur  apparition  n'est  qu'un  moment  de  la  genèse  des 
choses;  pour  Heraclite,  l'homme  est  fait  de  feu  comme 
tout  le  reste;  Diogène  d'Apollonie  attribue  à  l'air 
la  cause  de  la  vie  ;  Anaxagore  ne  distingue  pas  la  gé- 
nération des  êtres  vivants  de  la  génération  des  choses, 
etc.  —  Cependant  Hippocrate  crée  l'art  de  la  médecine  ; 
c'est  un  praticien  :  l'art  toujours  a  précédé  la  science* 
et  la  médecine  avait  déjà  enregistré  un  grand  nombre 
d'observations  fort  utiles  que  la  science  de  la  vie  n'était 
pas  encore  créée.  Pourtant,  s'il  en  faut  croire  les  duody- 
namistes  et,  en  particulier,  l'école   de  Montpellier* 


256  VÉRIFICATION   DE  LA   LOI 

Hippocrate  imagina  déjà  un  principe  vital  auquel  il  n'a 
pas  donné  ce  nom,  mais  qu'il  désignait  suffisamment 
par  ces  mots  :  le  médecin  des  maladies.  —  La  physio- 
logie ne  doit  rien  ni  à  Socrate  ni  à  Platon.  C'est  Aris- 
tote  qui  fit  des  êtres  vivants  une  étude  spéciale,  dis- 
tincte de  la  science  des  êtres  inanimés,  mais  non 
toutefois  séparée  de  la  psychologie  qui  se  confond  avec 
elle  :  il  donne  aux  vivants  une  àme  propre,  cause  de  la 
vie  (1).  A  partir  de  cette  époque  et  pendant  de  longs 
siècles,  la  science  de  la  vie  se  borne  à  l'examen  de  cette 
question  :  qu'est-ce  que  la  vie?  quel  en  est  le  prin- 
cipe? quelle  est  la  substance  qui,  distincte  de  la  sub- 
stance matérielle,  préside  à  révolution  de  l'être  et  aux 
fonctions  de  l'organisme? 

Qu'on  ait  recours,  pour  l'explication  de  la  vie  et  des 
phénomènes  vitaux,  à  un  esprit  vital,  comme  Galien, 
à  un  esprit  animal  comme  Paracelse,  à  une  âme  infé- 
rieure comme  Cardan,  Campanella,  Bacon,  Gassendi 
même,  à  1  ame  raisonnable  et  pensante  comme  Aristote 
et  ses  nombreux  partisans,  à  une  forme  de  corporéité 
comme  certains  docteurs  du  moyen  âge,  à  des  archées 
comme  More,  Cudworth,  Glisson,  Van  Helmont,  à  un 
principe  vital  comme  Perrault  et  Stahl,  à  des  natures 
plastiques,  à  des  vertus  formatives  ou  directrices,  à  une 
idée  opérative,  à  une  forme  informante  etc.,  qu'on 
soit, —  pour  grouper  et  résumer  ces  théories  en  deux, — 
animiste  ou  vitaliste,  ce  que  l'on  poursuit,  c'est  tou- 
jours la  recherche  d'un  agent,  d'un  être,  d'une  per- 
sonne à  qui  l'on  attribue  la  causalité  consciente  ou 

(1)  De  An.  II,  2,  13. 


SCIENCE   DE   LA    VIE  257 

non  de  l'organisme  et  des  modifications  qu'il  subit. 
Puis,  d'abord  sans  que  le  premier  problème  soit  aban- 
donné, un  autre  se  pose,  celui  des  attributs  divers  de 
la  matière  organisée,  qui  bientôt  seul  intéresse  les 
physiologistes,  tandis  que  l'autre  est  laissé  aux  méta- 
physiciens; et,  de  nos  jours  enfin,  des  savants  plus 
hardis  ont  déjà  tenté  de  se  placer  à  un  troisième  point 
de  vue,  et  ont  «  combattu  la  méthode  qui  consiste  à 
expliquer  les  différentes  classes  de  phénomènes  par 
différentes  forces  spécifiquement  appliquées  à  les  pro- 
duire »  (1).  Ainsi  une  triple  conception  de  la  physiolo- 
gie et  de  la  science  de  la  vie  est  soutenue  :  quelques 
philosophes  continuent  encore  à  attribuer  la  vie  soit  à 
un  principe  vital  soit  à  l'âme  pensante,  philosophes  à 
qui  de  très  rares  physiologistes  prêtent  un  concours 
mal  assuré;  d'autre  part,  les  savants  sont  divisés  :  les 
uns  font  de  la  physiologie  l'étude,  tout  inspirée  de 
finalité, des  propriétés  des  tissus;  les  autres  l'entendent 
comme  une  science  de  phénomènes  toute  semblable  à 
la  physique  et  à  la  chimie,  de  phénomènes  mécaniques 
entre  lesquels  il  s'agit  de  découvrir  des  connexions 
constantes  et  nécessaires. 

La  lutte  est  engagée  depuis  longtemps  :  il  nous  paraît 
intéressant  et  tout  à  fait  conforme  à  notre  plan  d'en 
voir  sommairement  les  différentes  phases. 

On  sait  combien  a  été  brusque  la  réaction  contre 
les  doctrines  substantialistes  de  la  vie.  Gomme  il  arrive 
toujours,  comme  d'ailleurs  nous  l'avons  constaté  déjà 
d'une  manière  générale,  d'un  excès  on  se  jeta  dans  un 

(1)  M.  Renouvier,  Critique  phil.  1887,  août,  p.  113» 


258  VÉRIFICATION   DE  LA  LOI 

autre;  tout  à  coup,  sans  transition,  sans  préparation, 
Descartes  rompit  avec  la  tradition  de  plusieurs  siècles. 
Il  ne  s'interrogea  plus  sur  la  cause  générale  et  méta- 
physique de  la  vie;  il  chercha  la  cause  particulière  et 
toute  physique  de  chaque  phénomène;  sans  souci  des 
attributs  spéciaux  de  la  matière  organisée,  ne  parais- 
sant même  pas  soupçonner  qu'elle  en  pût  avoir,  il  s'ap- 
pliqua aux  relations,  à  l'ordre  de  génération,  à  l'engen- 
drement  progressif  des  faits  que  relient  entre  eux  des 
causalités  phénoménales.  Il  ne  distingua  plus  deux 
sortes  de  matières  dont  l'une  aurait  pour  propriété  la 
vie;  la  vie  n'est,  pour  lui,  qu'un  produit  d'agents  phy- 
siques, de  quelqu'un  de  «  ces  feux  sans  lumière  », 
qu'il  explique  mécaniquement  aussi,  semblable  à  «  celui 
qui  échauffe  le  foin  lorsqu'on  l'a  renfermé  avant  qu'il 
soit  sec,  ou  qui  fait  bouillir  les  vins  nouveaux  lorsqu'on 
les  laisse  cuver  sur  la  râpe  »  (1)  ;  c'est  ce  feu,  produit 
mécaniquement  lui-même,  qui  est  le  principe  de  tous 
les  mouvements  de  la  machine  :  «  Toutes  les  fonctions 
que  j'ai  attribuées  à  cette  machine,  comme  la  digestion 
des  viandes,  le  battement  du  cœur  et  des  artères,  la 
nourriture  et  la  croissance  des  membres,  la  respiration, 
la  veille  et  le  sommeil,  la  réception  de  la  lumière,  des 
sons,  des  odeurs,  des  goûts,  de  la  chaleur  et  de  telles 
auti  es  qualités  dans  les  organes  des  sens  intérieurs  etc., 
suivent  naturellement,  en  cette  machine,  de  la  seule 
disposition  de  ses  organes,  ni  plus  ni  moins  que  font 
les  mouvements  d'une  horloge,  ou  autre  automate,  de 
celle  de  ses  contrepoids  et  de  ses  roues,  de  sorte  qu'il 

(1)  Disc.  delaMéth.,  V,  4. 


SCIENCE  DE  LA   VIE  259 

ne  faut  point,  à  leur  occasion,  concevoir  en  elle  aucune 
autre  âme  végétative  ou  sensitive,  ni  aucun  autre 
principe  de  mouvement  et  de  vie  que  son  sang  et  ses 
esprits,  agités  par  la  chaleur  du  feu  qui  brûle  conti- 
nuellement dans  son  cœur,  et  qui  n'est  point  d'autre 
nature  que  tous  les  feux  qui  sont  dans  les  corps  ina- 
nimés »  (1).  L'évolution  et  la  formation  de  l'être  sont 
parlui  expliquées,  ou  considérées  comme  pouvant  l'être, 
tout  comme  le  reste  :  «  Si  on  connaissait  bien  quelles 
sont  les  parties  de  la  semence  de  quelque  espèce  d'ani- 
mal en  particulier,  par  exemple  de  l'homme,  on  pourrait 
déduire  de  cela  seul,  par  des  raisons  entièrement  ma- 
thématiques et  certaines,  toute  la  figure  et  conforma- 
tion de  chacun  de  ses  membres,  comme  aussi,  récipro- 
quement, en  connaissant  plusieurs  particularités  de 
cette  conformation,  on  peut  déduire  quelle  est  la 
semence  »  (2). 

Le  mécanisme  de  Descartes,  —  qui  concluait  à  l'au- 
tomatisme des  bêtes,  —  eut  de  nombreux  et  illustres 
partisans,  parmi  lesquels  Frédéric  Hoffmann  et  Boer- 
haave.  Mais  cette  interprétation  mécaniste  des  phéno- 
mènes de  la  vie  était  trop  hâtive.  Quand  une  question 
est  prématurément  posée,  tout  l'effort  qu'on  dépense  à 
la  traiter  est  perdu;  souvent  même  il  est  fatal  à  la 
thèse  qu'on  a  produite  avant  le  temps;  semblable  à  cet 
athlète  grec  qui  voulut  fendre  avec  ses  mains  un  chêne 
entr'ouvert  et  qui,  pris  et  retenu  entre  les  deux  frag- 
ments resserrés,  périt  sur  place,  la  pensée  est  parfois 
victime  de  sa  trop  grande  confiance  en  ses  forces  et 

(1)  Traité  de  l'Homme,  résumé  qui  termine,  Cousin,  IV,427. 

(2)  Traité  de  la  formation  du  fœtus,  IV,  494* 


2G0  VÉRIFICATION    DE   LA   LOI 

de  ses  trop  audacieuses  entreprises.  Dans  son  désir 
irréfléchi  d'achever  promptement  la  science  du  corps 
humain  et  des  organismes,  Descartes  avait  été  emporté 
trop  loin;  son  œuvre  ne  tarda  pas  à  être  violemment 
attaquée  :  Henri  More  renonce  aux  principes  de  son 
maître,  qu'il  avait  d'abord  soutenus,  pour  faire  retour 
aux  âmes  inférieures;  en  même  temps  Cudworth  ima- 
gine les  natures  plastiques  ;  Stahl  donne  à  l'animisme 
un  très  grand  éclat;  Glisson  met  partout  des 
âmes  et  de  la  vie,  devançant  Leibnitz  qui  entreprend 
une  réfutation  méthodique  et  philosophique  des  prin- 
cipes de  Descartes,  déclare  le  mécanisme  insuffisant,  y 
substitue  sa  doctrine  de  la  monade  et  attribue  la  vie 
à  l'âme  ;  on  en  arrive  à  ne  plus  même  concevoir  que 
le  mécanisme  ait  pu  être  sérieusement  soutenu  : 
Cl.  Perrault  ne  peut  croire  que  les  mécanistes  soient 
de  bonne  foi,  et  on  accuse  Boerhaave  de  n'avoir  fait, 
par  ses  explications  chimiques  et  mécaniques,  que  re- 
tarder la  marche  de  la  médecine. 

Ainsi  les  principes  de  Descartes  étaient  abandonnés, 
réfutés,  considérés  comme  funestes  à  la  science  :  c'est 
le  sort  de  ceux  qui  précipitent  une  révolution,  au  lieu 
de  régler  une  évolution.  Dans  une  vue  de  génie, 
Descartes  s'était  élevé  à  la  conception  du  méca- 
nisme universel  ;  mais  n'ayant  pas  soupçonné  que 
la  réduction  des  organismes  à  l'étendue  et  au  mouve- 
ment ne  pouvait  être  immédiate,  il  tomba  dans  la 
même  erreur  que  les  Pythagoriciens  lorsqu'ils  voulurent 
appliquer  à  toutes  choses  la  mathématique.  Pourtant 
son  œuvre  ne  demeura  pas  stérile;  non  seulement  il 
avait  employé  une  méthode  plus  sévère  et  plus  précise, 


SCIENCE  DE   LA   VIE  261 

fort  bien  marqué  l'influence  des  milieux  sur  la  vie  et 
excellemment  indiqué  les  rapports  qu'il  y  a  entre  les 
animaux  et  les  plantes  d'une  part,  et  l'air,  l'eau,  la 
chaleur, la  lumière,  de  l'autre;  non  seulement  il  avait 
le  premier  affirmé  que  le  mouvement  est  un  symbole 
qui  convient  aussi  bien  aux  organismes  qu'aux  corps 
bruts,  que  par  conséquent  leurs  lois  sont  celles 
de  la  mécanique  générale,  précurseur  en  cela  de  la 
doctrine  de  Comte  et  des  physico-chimistes  contempo- 
rains; mais  encore  l'excès  où  il  s'était  porté  en  réaction 
contre  l'excès  opposé  amena  un  juste  milieu  :  entre 
les  doctrines  substantialistes  qui  ne  semblaient  plus 
satisfaire  aux  exigences  de  la  science  présente  et  son 
mécanisme  prématuré,  il  se  produisit  une  doctrine  in- 
termédiaire qui  devait  être  comme  la  transition  inévi- 
table entre  l'interprétation  provisoire  au  moyen  de  l'idée 
de  substance  et  l'interprétation  définitive  au  moyen  de 
l'idée  de  relation.  Après  Descartes,  on  tendit  de  plus  en 
plus  à  abandonner  la  recherche  si  longtemps  vaine  et 
ingrate  de  l'agent  de  la  vie,  pour  ne  plus  étudier  que 
les  propriétés  générales  ou  spéciales,  mais  spéciales  sur- 
tout, de  la  matière  organisée.  C'est  en  quoi,  et  en  quoi 
seul,  les  physiologistes  du  XVIIIme  siècle  relèvent  de  Des- 
cartes; ils  ne  nous  semblent  pas  avoir  été,  comme  on 
a  pu  le  prétendre,  ses  disciples  immédiats;  ils  l'ont  été 
en  cela  seulement  qu'ils  ont  admis  son  œuvre  négative 
comme  définitive  ou  l'ont  continuée. 

Déjà  Glisson  et  Leibnitz  avaient,  —  mais  sans  s'en 
rendre  compte,  —  préparé  la  seconde  phase  de  la  biolo- 
gie; en  effet  la  vie,  selon  Glisson,  est  une  propriété 


262  VÉRIFICATION   DE  LA   LOI 

générale  de  la  matière,  et  Leibnitz  la  conçoit  de  même 
façon,  comme  une  propriété  générale  de  l'être.  Pour 
passer  de  ces   doctrines   métaphysiques   à  celles  de 
Ilaller,  de  Bordeu,  de  Barthez,  il  n'y  avait,  en  somme, 
qu'à  passer  de  la  théorie  aux  applications,  du  principe 
aux  conséquences.  Le  savant  suisse  Ilaller,  qui  avait 
entendu  les  leçons  de  Boerhaave  à   Leyde,  ne  resta 
cependant  pas  fidèle  à  son  maître;  mais  il  n'en  revint 
pas  aux  doctrines  que  celui-ci  avait  combattues;   la 
découverte  qui  l'a  rendu  célèbre,  plus  que  toute  autre, 
est  la  distinction  qu'il  fit  entre  la  sensibilité,  propriété 
spéciale  du  nerf,  et  l'irritabilité,  propriété  contractile 
du  muscle;  il  attribua  donc  une  force  particulière  à 
un  tissu  particulier,  l'irritabilité  à  la  fibrine  charnue  : 
cette  découverte  préludait  à  un   nouveau  système  de 
recherches.  Bordeu,  qui  fut  plus  nettement  opposé  aux 
doctrines  de  Boerhaave,  adopta  le  système  et  généralisa 
le  mode  d'explication  tenté  par  Haller;  il  admit,  pour 
rendre  compte  des  fonctions  vitales, une  force  spéciale 
qu'il  nomma  sensibilité  et  il  attribua  à  chaque  organe 
une  sensibilité  propre  :  cette  force  n'était  plus  une  force 
métaphysique  à  la  façon  du  principe  vital,  ou  de  la 
nature  plastique  ou  de  la  monade;  car  Bordeu  rejette 
tout  principe  de  vie  distinct  du  corps  et  immatériel  ; 
c'est  une  force  dans  le  sens  où  l'on  prend  ce  mot  en 
physique,  quand  on  parle  de  force  attractive  ou  répul- 
sive; cette  force  était  à  la  cause  générale  des  organes 
et  des  fonctions  ce  qu'est  la  faculté  à  l'âme;  mais  de 
la  cause  générale  elle-même  il  n'en  était  nullement 
question. 
Ce  progrès  qui  s'était  si  nettement  accusé  se  trouve 


SCIENCE  DE   LA  VIE  263 

consigné  dans  les  écrits  de  Barthez  lui-môme.  Barthez 
passe  pour  un  chaud  partisan  du  vitalisme,  et  M.  Bouil- 
lier,  dans  son  savant  ouvrage  Du  principe  vital  et  de 
l'Ame  pensante,  le  présente  comme  tel.  Pour  nous,  il 
nous  semble  s'être  désintéressé  de  la  question  et  même 
avoir  plutôt  combattu  que  servi  le  vitalisme.  Notons 
en  passant  que,  si  telle  est  notre  opinion,  ce  n'est  pas 
que  cette  opinion  nous  soit  imposée  par  les  besoins  de 
notre  cause  :  qu'il  y  ait  eu  des  vitalistes  jusqu'en  1750 
ou  jusqu'en  1800,  peu  nous  importe,  en  somme;  il  y 
en  aurait  même  encore  aujourd'hui  que  notre  thèse 
n'en  serait  guère  affaiblie  ;  nous  considérons  seul  le 
mouvement  général  de  la  science.  Mais  précisément  ce 
que  nous  croyons  être  la  vérité  historique  vient  à 
l'appui  de  nos  idées;  aussi  jugeons -nous  opportun 
d'émettre  quelque  doute  sur  la  légitimité  des  interpré- 
tations les  plus  généralement  reçues  de  la  doctrine  de 
Barthez.  En  effet,  dans  son  premier  ouvrage,  qui  est  de 
1773  et  qu'il  a  intitulé  :  Or  ado  de  principio  vitali  ho- 
minis,  Barthez  déclare  nettement  que  la  question  de 
savoir  quelle  est  la  nature  du  principe  vital,  s'il  est  spi- 
rituel ou  non,  si  même  il  est  une  substance,  n'est  d'au- 
cune importance,  et  que  «  nous  sommes  condamnés  à 
une  ignorance  absolue  sur  la  nature  des  causes,  soit  en 
général,  soit  de  chaque  cause  en  particulier  »  (1). 
«  Au  nom  de  la  vraie  méthode  expérimentale,  telle 
qu'en  général  l'entendait  et  la  pratiquait  la  philosophie 
sensualiste  du  XVIIIe  siècle,  il  prescrit  de  s'abstenir  de 
toute  hypothèse,  et  de  s'enfermer  dans  un  scepticisme 

(1)  M.  Fr.  Bouillier,  Du  principe  vital  et  de  lame  pensante, 
p.  265, 


264  VÉRIFICATION   DE  LA   LOI 

invincible  sur  l'essence  de  ce  principe  de  la  vie.  La  ques- 
tion est,  suivant  lui,  du  domaine  de  l'ontologie,  pour 
laquelle  il  professe  la  plus  grande  indifférence.  Ainsi,  le 
principe  vital  est  comme  une  inconnue,  un  x  qu'on  ne 
peut  déterminer,  ce  qui  n'importe  en  rien,  pourvu  que 
par  son  aide  on  rende  compte  des  phénomènes  »  (1). 
M.  Bouillier,  que  nous  citons  pour  mieux  combattre 
ses  conclusions,  ajoute  au  bas  de  la  page  265  :  «  Dans 
la  note  2  du  vol.  I  de  l'édition  de  1806,  Barlhez  signale 
comme  conforme  à  sa  doctrine  le  passage  suivant  d'un 
ouvrage  de   physiologie  publié  en  1800  :    La  chose 
qui  se  trouve  dans  les  êtres  vivants  et  qui  ne  se  trouve 
pas  dans  les  morts,  nous  l'appellerons  âme,  archée, 
principe  vital,  x}  y,  z,  comme  les  quantités  inconnues 
des  géomètres.  »  —  Il  semble  vraiment  impossible, 
après  ces  négations  si  formelles,  de  considérer  Barlhez 
comme  un  vitaliste;  car  on  n'est  pas  vitaliste  pour  se 
servir  de  l'expression  principe  vital  :  il  faut  encore 
croire  à  la  réalité  substantielle  de  ce  principe  et  surtout 
ne  pas  le  regarder  comme  un  symbole  commode.  — 
Assurément,  si  Barthcz  est  pressé  de  se  prononcer 
entre  l'animisme  et  le  vitalisme,  il  n'hésite  pas  à  dé-  • 
clarer  que   «  l'on  peut  rendre  fort   vraisemblable  le 
sentiment  de  ceux  qui  croient  que  le  principe  vital  a 
une  existence  distincte  de  l'âme  »  (2).  Mais,  d'abord, 
il  ne  va  pas  jusqu'à  dire  que  cette  opinion  est  vraie  ;  il 
avoue  seulement  qu'on  peut  la  rendre  vraisemblable; 
il  ne  prétend  pas  non  plus  que  ce  principe  vital  soit 


(1)  Ibid.,  p.  265. 

2   ll.i.!..  p.  269, 


SCIENCE  DE  LA    VIE  265 

distinct  du  corps,  mais  simplement  qu'il  a  une  exis- 
tence distincte  de  lame  :  la  première  hypothèse  reste 
possible.  —  Mais,  ajoute  M.  Fr.  Bouillier,  Barthez  s'en- 
quiert  de  la  destinée  du  principe  vital  après  la  mort, 
<l  recherche  tout  à  fait  hors  de  propos,  s'il  ne  lui  don- 
nait pas  une  existence  à  part.  »  La  déduction  serait 
juste,  si  Barthez  se  prononçait  catégoriquement;  mais 
ses  jugements  sont  tout  hypothétiques,  ce  qui  ressort 
assez  du  passage  même  sur  lequel  s'appuie  M.  Bouillier, 
pour  mettre  en  lumière  la  vraie  pensée  de  Barthez  : 
«  Si  ce  principe  n'est  qu'une  faculté  unie  au  corps  vi- 
vant, il  est  certain  qu'il  périt  avec  le  corps;  s'il  est  au 
contraire  un  être  distinct  de  l'âme  et  du  corps,  il  peut 
périr  lors  de  l'extinction  de  ses  forces  dans  le  corps 
qu'il  anime,  mais  il  peut  aussi  passer  dans  d'autres  corps 
humains  et  les  vivifier  par  une  véritable  métempsychose. 
Enfin,  en  supposant  qu'il  soit  dérivé  d'un  principe  que 
Dieu  a  créé  pour  animer  les  mondes,  il  peut,  à  la  mort, 
se  rejoindre  à  ce  principe  universel  »(1).  Nous  voyons 
dans  ce  résumé  de  M.  Bouillier  lui-même  une  série  de 
suppositions,  et  nous  n'y  pouvons  voir  autre  chose. 
Pourquoi  donc  M.  Bouillier  prétend-il  que  le  scepti- 
cisme de  Barthez  «  est  plutôt  affecté  que  sincère,  » 
que  «  c'est  un  scepticisme  politique  qui  dispense  Bar- 
thez de  s'expliquer  sur  un  certain  nombre  de  difficultés, 
et  lui  permet  de  vivre  en  paix  avec  des  adversaires  plus 
disposés  à  nier  toute  espèce  d'àme  qu'à  en  admettre 
deux  dans  l'homme  »  (2)?  Ce  serait  plutôt  ses  afhïma- 

(l)Ibid.,p.  271. 

(2)  Ibid.,  p.  265-266. 


266  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

tions  sur  l'existence  d'un  principe  vital,  —  si  jamais 
ces  affirmations  ont  été  faites,  —  qui  nous  paraîtraient 
politiques  et  propres  à  lui  permettre  de  vivre  en  paix 
soit  avec  ses  collègues  de  la  faculté  de  Montpellier,  tous 
vitalistes  depuis  le  départ  de  Bordeu,  soit  aussi  avec  la 
tradition.  Car  n'oublions  pas  que  sa  profession  de  foi  en 
J773,  au  début  de  sa  carrière,  a  été  sceptique,  et  que, 
comme  le  rappelle  M.  Bouillier  lui-même, —  en  1806, 
c'est-à-dire  l'année  même  de  sa  mort,  il  signale  comme 
conforme  à  sa  pensée  le  passage  cité  plus  haut  :  «  La 
chose  qui  se  trouve  dans  les  êtres  vivants,  et  qui  ne  se 
trouve  pas  dans  les  morts,  nous  l'appellerons  âme,  ar- 
chée,  principe  vital,  x,  y,  z,  comme  les  quantités  incon- 
nues des  géomètres.  »  Sa  pensée  n'a  donc  pas  varié; 
pour  lui,  la  recherche  du  principe  substantiel  doit  être 
abandonnée,  comme  impossible  et  inutile  ;  il  n'en  nie  pas 
l'existence,  il  l'affirme  même,  s'il  en  faut  croire  M.  Lordat; 
mais  il  veut  qu'on  s'en  serve  comme  d'une  hypothèse 
commode  et  surtout  invérifiable;  la  physiologie,  pour 
lui,  comme  pour  Haller  et  pour  Bordeu,  n'est  plus  la 
détermination  de  ce  principe,  et  l'on  aurait  pu  dire,  si 
l'on  avait  pris  conscience  des  progrès  accomplis,  ce  que 
Littré  dira  un  siècle  plus  tard  :  «  Le  but  de  la  biologie 
est  non  pas  de  montrer  ce  qu'est  la  vie  en  soi,  mais  de 
montrer  quelles  sont  les  conditions  de  la  vie.  Ce  sont 
deux  ordres  d'idées  tout  à  fait  différents  ;  le  premier 
appartient  à  l'enfance  de  la  science,  le  second  à  sa 
maturité  »  (1). 
Ainsi  l'évolution  s'était  fait  sentir  dans  l'école  même 

(1)  La  science  au  point  de  vue  philosophique,  p.  225. 


SCIENCE  DE   LA   VIE  267 

de  Montpellier  qui  passe  pour  avoir  été  le  refuge  des 
théories  vitalistes  :  la  science  physiologique  était  deve- 
nue l'étude  des  propriétés  spéciales  de  la  matière  or- 
ganisée et  vivante, de  son  irritabilité, de  son  excitabilité, 
de  sa  sensibilité  :  l'expression  qui  résume  la  théorie 
de  chacun  change,  la  théorie  demeure  la  même.  Cette 
théorie  c'est  celle  de  l'école  de  Paris,  de  Bichat  et  de 
Broussais.  Nous  n'avons  pas  besoin  d'insister  sur  les 
idées  si  connues  de  cette  école  et  de  ces  savants  :  il  nV 
a  plus  de  doute  possible  à  leur  sujet.  Bichat  et  Brous- 
sais «  ont  rejeté  le  principe  de  la  vie  comme  une 
entité  vaine  et  chimérique  »  (1);  et  le  seul  nom  d'or- 
ganicisme  donné  à  leur  doctrine  laisse  suffisamment 
entendre  qu'elle  n'est  plus  qu'une  étude  de  la  puis- 
sance ou  vertu  des  organes,  c'est-à-dire  de  la  propriété 
des  tissus.  C'est  à  Bichat  qu'on  rapporte  d'ordinaire, 
et  non  à  tort,  le  mérite  de  cette  conception,  nouvelle 
encore,  dont  il  peut  être  considéré  comme  l'initiateur, 
bien  qu'il  ait  eu  des  devanciers,  parce  qu'il  s'est  plus 
nettement  rendu  compte  de  la  place  qu'il  prenait  vis-à- 
vis  des  animistes  et  des  vitalistes.  Il  avait,  paraît-il, 
conservé  encore  beaucoup  d'idées  des  explications 
abandonnées  :  on  ne  peut  pas  toujours  se  défendre  de 
l'influence  qu'exercent  soit  le  passé  que  l'on  subit  soit 
le  milieu  où  l'on  se  trouve;  mais,  dit  Cl.  Bernard, 
«  il  fit  comprendre  l'inanité  de  la  recherche  d'un  prin- 
cipe mystérieux  et  unique  pour  expliquer  toutes  les 
manifestations  vitales,  et  il  montra  qu'en  physiologie 
chaque  phénomène  doit  être  rattaché  directement  et 

(1)  Lemoine,  Levitalisme  et  Y  animisme  de  Stahl,  p.  203, 


2G8  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

rigoureusement  aux  propriétés  physiologiques  spéciales 
d'un  tissu  vivant  »  (1).  Bichat  donc  renonça,  d'une 
part,  à  la  recherche  du  principe  de  la  vie,  d'autre  part, 
à  l'explication  de  tel  phénomène  par  un  phénomène 
antécédent  :  voilà  pour  sa  doctrine  négative;  et  il  consi- 
déra chaque  animal  comme  «  un  assemblage  de  divers 
organes  qui  exécutent  chacun  une  fonction,  »  et  ces 
organes  comme  «  des  machines  particulières  formées 
par  plusieurs  tissus  de  nature  très  différente  et  qui 
forment  véritablement  les  éléments  de  ces  organes  ;  la 
chimie  a  ses  corps  simples,  qui  forment,  par  les  combi- 
naisons diverses  dont  ils  sont  susceptibles,  les  corps 

composés De  même  l'anatomie  a  ses  tissus  simples 

qui  par  leur  combinaison  quatre  à  quatre,  six  à  six, 
huit  à  huit  etc.,  forment  les  organes  »  (2). 

M.  Littré  donne  une  idée  très  précise  de  l'état  de  la 
physiologie  à  cette  époque  et  de  la  réforme  accomplie  : 
«  L'œil  embrassa,  dès  lors, au  lieu  des  muscles  innom- 
brables, le  tissu  musculaire  doué  de  la  propriété  mo- 
trice ;  au  lieu  des  filets  nerveux  disséminés  de  tous 
côtés,  le  tissu  nerveux  doué  de  la  faculté  de  transmettre 
le  sentiment  et  le  mouvement  ;  au  lieu  des  membranes 
diverses,  le  tissu,  séreux  doué  de  la  propriété  d'isoler 
les  organes  et  de  fournir  un  liquide  lubrifiant;  au  lieu 
de  la  peau  et  des  membranes  qui  tapissent  les  voies 
digestives  et  respiratoires,  le  tissu  dermoïde,  qui,  au 
dedans  comme  au  dehors,  est  l'intermédiaire  entre  les 

(1)  Rapport  sur  les  progrès  et  la  marche  de  la  physiologie 
générale  en  France,  p.  5. 

(2)  Bichat,  Anatomic  générale,  lntrod0".  p.  Ixvj,  Edon  Blan- 
din,  I83i, 


SCIENCE  DE   LA   VIE  269 

parties  profondes  et  les  milieux  ambiants.  Ainsi  des 
propriétés  déterminées  furent  assignées  positivement  à 
des  tissus  déterminés,  et,  ce  qui  était  le  vrai  point  de 
la  doctrine,  des  propriétés  générales  furent  reconnues 
à  des  tissus  généraux,  si  bien  que  la  fonction  de  la  vie 
commença  à  se  montrer  dans  son  ensemble,  et  non 
plus,  comme  il  était  arrivé  aux  âges  précédents,  dans 
ses  parties  et  ses  fragments  »  (4).  Si  nous  avons  cité 
ce  long  passage  de  M.  Littré,  c'est  afin  de  bien  rendre, 
et  avec  plus  d'autorité  que  nous  n'en  avons,  le  carac- 
tère de  ces  temps  et  de  celte  école  ;  il  en  ressort  très 
nettement  qu'on  ne  s'occupe  plus  du  principe  de  la  vie 
(qu'on  l'admette  ou  non),  mais  seulement  des  attributs 
de  ce  principe  pris  pour  une  réalité  ou  pour  une  hypo- 
thèse, ou  si  parfois,  accidentellement,  un  physiologiste 
s'interroge  sur  la  vie,  il  la  considère  comme  une  pro- 
priété résultant  de  toutes  les  autres  ou  comme  une 
propriété  de  même  nature. 

A  ce  progrès  accompli  par  Barthez  et  Bichat  corres- 
pond exactement  un  progrès  réalisé  par  Kant  dans  la 
théorie  de  la  finalité. —  Quels  furent  au  juste  les  rapports 
de  Kant  avec  les  biologistes  de  son  temps?  Nous  ne 
saurions  le  dire.  Les  physiologistes  se  récrieraient 
contre  quiconque  prétendrait  qu'ils  relèvent  de  Kant,  et, 
au  reste,  l'histoire  protesterait  avec  eux  puisque  la 
théorie  kantienne  de  la  finalité  est,  en  somme,  plutôt 
postérieure  à  l'évolution  de  la  biologie;  la  Critique  du 
Jugement  est  antérieure  sans  doute  aux  textes  de 
Bichat  où  est  proclamée  la  finalité;  car  c'est  en  1801 

(1)  La  science  au  point  de  vue  philosophique,  p»  206-207. 


270  VERIFICATION  DE  LA  LOI 

que  Bichat  écrit  ces  lignes  :  ce  Tous  les  animaux  sont 
un  assemblage  de  divers  organes  qui  exécutent  chacun 
une  fonction,  concourent  chacun  à  sa  manière,  à  la 
conservation  du  tout.  Ce  sont  autant  de  machines 
particulières  dans  la  machine  générale  qui  constitue 
l'individu  »  (1).  Mais,  en  revanche,  c'est  vers  1769 
que  Bonnet  s'exprimait  ainsi  :  «  Les  parties  d'un 
même  animal  conspirent  évidemment  vers  un  même 
but  général  :  la  formation  de  cette  unité  qu'on 
nomme  un  animal,  de  ce  tout  organisé  qui  vit,  croît, 
sent,  se  meut,  se  conserve,  se  reproduit  »  (4).  Et  si 
la  théorie  n'a  pas  été  empruntée  à  Kant,  Kant  ne 
l'a  pas  non  plus,  semble-t-il,  empruntée  aux  savants  : 
on  remarque  en  effet  chez  lui  une  tendance  générale 
à  isoler  des  sciences  la  métaphysique,  dont  il  cherche 
à  faire  une  science  spéciale,  la  science  de  ce  qui  est  à 
priori  dans  la  connaissance,  et,  particulièrement  en 
matière  de  physiologie  et  de  finalité,  il  nous  paraît 
pouvoir  revendiquer  entièrement  l'originalité  de  son 
criticisme  :  d'ailleurs,  ne  l'oublions  pas,  sa  théorie  de 
la  finalité  est  subjective,  et,  à  ce  titre,  elle  lui  appartient 
en  propre. 

Quoiqu'ilen  soit,  nous  ne  pouvons  pas  ne  pas  être  frappé 
par  cette  circonstance  que  la  thèse  de  Kant  sur  la 
finalité  a  été  précisément  produite  à  cette  époque  où  la 
physiologie  admettait  les  mômes  principes.  Kant  s'est 
trouvé  faire  la  théorie  des  tendances  de  ses  contem- 
porains et  il  nous  apparaît  comme  ayant  dégagé  les 
idées  philosophiques  contenues  dans  la  conception  de 

(1)  Anatomie  Générale,  Introd.  p.  lxvj,  Edit.  Blandin  1831. 

(2)  Palingénésie  philosophique,  CEuvr.  compl.,  t.YU.  p.  Oj. 


SCIENCE  DE  LA   VIE  271 

la  physiologie  et  dans  les  recherches  sur  la  science  de 
la  vie. 

Il  étudie  en  effet  quels  sont  les  principes  supposés 
par  l'idée  nouvelle  qu'on  se  fait  de  la  physiologie  et  des 
organismes.  Comme  on  en  avait  exclu  toute  considéra- 
tion d'un  principe  substantiel,  Kant  exclut  de  sa  doc- 
trine toute  idée  d'une  finalité  externe  et  intentionnelle; 
à  cette  finalité  externe  et  intentionnelle,  admise  dans 
l'école  de  Wolf  et  qu'il  regarde  comme  une  finalité 
relative  et  hypothétique,  il  substitue  une  finalité  interne 
et  inconsciente  qu'il  trouve  réalisée  dans  les  êtres  or- 
ganisés et  dans  ces  êtres  seuls.  «  Les  êtres  organisés, 
dit-il,  sont  les  seuls  dans  la  nature  qui,  considérés  en 
eux-mêmes  et  indépendamment  de  toute  relation  à 
d'autres  choses,  ne  puissent  être  conçus  comme  possibles 
qu'en  tant  que  fins  de  la  nature,  et  qui  donnent  ainsi, 
d'abord,  au  concept  d'une  fin,  non  point  pratique  mais 
naturelle,  de  la  réalité  objective,  et,  par  là,  à  la  science 
de  la  nature,  le  fondement  d'une  téléologie  »  (1). 

Or,  dans  les  êtres  organisés,  ce  qu'il  considère,  tout 
comme  les  physiologistes,  ce  sont  les  organes  et  leur 
fonctionnement;  mais,  tandis  que  les  savants  étudient 
les  rapports  particuliers  de  ces  organes,  Kant  formule 
leur  rapport  général  entre  eux  d'une  part  et  avec  l'or- 
ganisme d'autre  part,  en  disant  qu'une  production  or- 
ganisée de  la  nature  est  celle  dans  laquelle  tout  est 
réciproquement  fin  et  moyen.  Cette  finalité  interne, 
voilà  la  propriété  générale  qui  différencie  les  êtres  or- 
ganisés et  les  êtres  inorganiques,  comme  les  propriétés 

(1)  Crit.  duJttg.  Trad.  Barni,  II,  LXIVj  p,  31 


272  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

particulières,  l'irritabilité,  la  contractilité,  la  génération 
etc.;  car  ce  qui,  dans  ces  propriétés  particulières, 
frappe  Kant,  ce  ne  sont  pas  leurs  effets  qu'étudient  les 
médecins,  c'est  leur  harmonie,  harmonie  reconnue 
comme  réelle  aussi  bien  par  ceux-ci  que  par  le  méta- 
physicien. 

Ainsi  la  physiologie  et  la  philosophie  se  trouvèrent 
quelque  temps  unies;  la  théorie  criliciste  de  la  finalité 
fut  à  cette  époque  l'expression  générale  des  tendances 
physiologiques  :  c'est  que,  juste  au  moment  où  Kant 
exposait  sa  théorie  des  causes  finales,  la  physiologie 
traversait  cette  seconde  phase  de  toute  science  que  nous 
avons  appelée  la  phase  de  la  finalité. 

Depuis  Bichat  et  Kant,  bien  que  la  physiologie  ait 
accompli  de  très  rapides  et  très  considérables  progrès, 
la  conception  de  la  science  physiologique  n'a  guère 
varié.  Cl.  Bernard,  pour  sa  part,  s'est  efforcé  de  la  main- 
tenir dans  la  période  de  la  finalité,  et  sa  doctrine 
diffère  assez  peu  de  celle  de  Kant;  on  rencontre  dans 
ses  ouvrages  des  phrases  qui  auraient  pu  être  écrites 
par  le  philosophe  criticiste,  comme  celle-ci  :  «  Quand 
nous  considérons  un  organisme  entier,  les  éléments 
histologiques  qui  le  composent  paraissent  créés  pour 
lui,  tandis  que,  quand  nous  considérons  un  élément 
histologique,  l'organisme  semble  fait  pour  lui  »  (1), 
phrase  où  nous  trouvons  implicitement  contenue  cette 
double  affirmation  d'une  relation  réciproque  entre  le 
tout  et  la  partie  et  de  la  subjectivité  de  la  loi  des 
causes  finales. 

(1)  Rapport,  p.  203,  note  14-4. 


SCIENCE  DE  LA  VIE  273 

Toute  notre  étude  sur  Cl.  Bernard  ne  sera,  au 
reste,  qu'une  confirmation  de  ce  rapprochement,  alors 
même  que  nous  serons  obligé  de  quitter  le  domaine 
de  la  philosophie  pure  pour  rester  dans  celui  de  la 
physiologie.  —  Cette  étude,  bien  que  nous  la  considé- 
rions comme  très  importante  et  très  probante  pour 
notre  cause,  pourra  être  brève.  Nous  avons  été  en  effet 
devancé,  dans  notre  travail,  par  M.  Renouvier  qui, 
dans  la  Critique  Philosophique  (1),  a  publié  un  long 
article  composé  avec  une  méthode  rigoureuse  et  une 
science  profonde,  sous  ce  titre  :  De  Vidée  de  force  en 
physiologie  ;  la  'philosophie  biologique  de  Cl.  Bernard. 
Après  un  rappel  de  la  théorie  kantienne  sur  les  orga- 
nismes, qui  nous  semble  un  rapprochement  très  heu- 
reux et  tout  à  fait  opportun,  M.  Renouvier,  par  une 
discussion  sur  le  sens  qu'il  convient  de  donner  dans 
les  œuvres  de  Cl.  Bernard  aux  mots  force,  matière, 
cause,  déterminisme,  et  au  moyen  de  textes  très  nom- 
breux, prouve  que  le  grand  physiologiste  «  a  professé 
une  philosophie  biologique  bien  arrêtée  et  suffisamment 
formulée  »  ;  et  que  «  cette  philosophie  est  à  la  fois 
phénoméniste,  excluant  de  ses  théories  la  force,  la 
substance  et  leurs  transformations,  et  d'accord  avec  la 
doctrine  kantienne  en  ce  qui  touche  le  caractère  essen- 
tiel de  toute  production  vivante.  Ce  caractère  est  l'ap- 
parition progressive  d'un  être  sensible,  individuel,  d'une 
certaine  espèce,  en  une  suite  de  phénomènes  disposés 
comme  des  moyens  pour  cette  fin  de  création,  et  sous 
la  condition    des  lois  physico-chimiques  du  milieu 

(1)  3e  année,  n°  8. 

18 


274  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

ambiant  et  du  milieu  particulier  où  se  déroulent  ces 
phénomènes  prédéterminés.  »  Cette  conclusion  de 
M.  Renouvier  vaut  à  elle  seule  tout  examen  de  notre 
part  sur  la  doctrine  physiologique  de  Cl.  Bernard;  nous 
trouvons  un  triple  avantage  à  la  rapporter  :  nous  ap- 
puyons nos  propres  idées  sur  une  autorité  considé- 
rable; nous  échappons  au  reproche  qu'on  ne  manquera 
pas  de  nous  adresser  d'entendre  l'histoire  de  la  science 
d'une  façon  arbitraire  et  de  la  plier  aux  exigences  de 
notre  hypothèse;  enfin,  n'espérant  pas  faire  mieux, 
même  avec  l'aide  du  travail  de  M.  Renouvier,  nous 
pourrons  renvoyer  à  son  étude  les  lecteurs  que  nous 
n'aurons  pas  convaincus  et  abréger  la  nôtre  qui  prête 
à  de  trop  longs  développements. 

Nous  n'avons  plus  en  effet  qu'à  montrer  quelle  place 
très  nettement  marquée  Cl.  Bernard  prend  entre  les 
vitalistes  et  les  physico-chimistes,  opposant  son  étude 
des  propriétés  et  des  éléments  histologiquesau  substan- 
tialisme  suranné  des  uns  et  au  mécanisme  téméraire 
des  autres. 

Suivant  lui,  en  effet,  «  la  sience  physiologique  ne 
doit  chercher  ses  bases  spéciales  ni  dans  l'hypothèse 
des  vitalistes,  ni  dans  les  vues  exclusives  des  physico- 
mécaniciens, mais  seulement  dans  la  structure  orga- 
nique des  êtres  vivants  »(1).  En  maint  endroit,  il  s'at- 
taque au  vitalisme  et  se  défend,  quand  il  fait  usage  du 
mot  force,  de  l'employer  en  un  sens  métaphysique  et  de 
désigner  par  là  un  agent  «  dont  l'essence  mystérieuse 
et  extraordinaire  doive  nous  empêcher  à  jamais   de 

(1)  Rapport,  136-137. 


SCIENCE   DE   LA  VIE  275 

saisir  la  nature  des  phénomènes  de  la  vie  »  (1).  D'autre 
part,  bien  qu'en  plus  d'un  passage  son  langage  soit 
celui  d'un  déterministe  résolu,  bien  qu'il  affirme  que 
tout  s'accomplit  dans  les  organismes  suivant  les  lois 
ordinaires  de  la  chimie  et  de  la  mécanique,  il  ne  cesse 
de  répéter  que  c'est  mal  entendre  la  physiologie  que 
vouloir  la  réduire  à  la  chimie  et  la  confondre  avec  cette 
science.  —  La  physiologie  générale  a  en  effet  un  ob- 
jet propre  et  nettement  déterminé  ;  ce  sont  «  les  pro- 
priétés physiologiques  élémentaires  des  tissus  »  (2);  de 
même  qu'on  distingue  d'une  part  les  propriétés  de  la 
matière  inorganique  et,  d'autre  part,  les  phénomènes 
qui  sont  propres  aux  corps  bruts,  de  même  il  faut  dis- 
tinguer les  propriétés  de  la  matière  organisée  et  les 
mécanismes  spéciaux  aux  fonctions  des  êtres  vivants  (3)  ; 
or  la  physiologie  ne  se  propose  pas  la  connaissance  de 
ces  mécanismes  spéciaux  aux  fonctions  des  vivants, 
mais  seulement  les  propriétés  vitales  qu'il  faut  «  ana- 
lyser et  différencier  de  plus  en  plus,  recherchant  à 
déterminer  les  conditions  mêmes  de  ces  différences  »  (4). 
Les  propriétés,  c'est-à-dire  les  attributs,  voilà  bien, 
comme  nous  l'avons  dit,  l'objet  de  toute  science  dans 
la  deuxième  période  de  son  développement.  Mais  ces 
propriétés,  Cl.  Bernard  ne  les  étudie  pas  seulement  iso- 
lées; il  les  envisage  aussi  dans  leurs  relations.  Or  ces 
relations  sont  exclusivement  des  relations  de  finalité. 
Cl.  Bernard,  en  effet,  admet  une  idée  directrice  de 


(1)  Ibid.,  138. 

(2)  Ibid.,  5. 

(3)  Ibid.,  137. 

(4)  Ibid.,  36. 


276  VERIFICATION  DE  LA  LOI 

l'évolution  vitale  qui  préside  à  la  réalisation  du  type; 
«  la  forme  des  phénomènes  vitaux  est  innée  et  réside 
dans  la  nature  même  de  la  matière  organisée  »  (I). 
Aussi  rejette-t-il  l'hypothèse  de  la  génération  spontanée 
soit  de  l'être  adulte  soit  de  l'œuf  ou  du  germe  :  «  l'orga- 
nisation est  la  conséquence  d'une  loi  organogénique  qui 
préexiste.  L'œuf  est  la  première  condition  organique  de 
manifestation  de  cette  loi  »  (2)  ;  et  «  l'œuf  représente 
une  sorte  de  formule  organique  qui  résume  les  con- 
ditions évolutives  d'un  être  déterminé,  par  cela  même 
qu'il  en  procède.  L'œuf  n'est  œuf  que  parce  qu'il  pos- 
sède une  virtualité  qui  lui  a  été  donnée  par  une  ou 
plusieurs  évolutions  antérieures  dont  il  garde  en  quelque 
sorte  le  souvenir.  C'est  cette  direction  originelle,  dit-il, 
que  je  regarde  comme  ne  pouvant  jamais  se  manifester 
spontanément  et  d'emblée  »  (3).  —  D'autre  part,  les 
machines  vivantes  sont  ainsi  faites  qu'elles  peuvent 
s'entretenir  et  se  réparer  elles-mêmes,  bien  mieux  «  se 
régénérer  par  une  création  organique  spéciale;  »  la 
nutrition  ne  préside  pas  seulement  à  l'entretien  de  l'in- 
dividu :  c'est  une  véritable  création,  ou,  selon  la  formule 
de  Cl.  Bernard,  «  elle  n'est  que  la  génération  conti- 
nuée »  (4);  l'individu  est  donc  sa  propre  cause,  comme 
il  est  celle  de  l'espèce.  —  Enfin  les  diverses  fonctions 
concourent  à  un  tout,  et  chaque  organe,  qui  est  lui- 
même  un  organisme,  n'a  sa  fin  que  dans  l'organisme 
total  ;  c'est  précisément   cette   relation  des  diverses 


(1)  Ibid.,  227,  note  215. 

(2)  lbid.,  228,  note  218. 

(3)  lbid.,  104. 

(4)  lbid.,  92. 


SCIENCE  DE  LA    VIE  277 

parties  entre  elles  qui  distingue  le  corps  vivant  des 
corps  inanimés.  «  Le  physicien  et  le  chimiste  ne 
pouvant  se  placer  en  dehors  de  l'univers,  étudient 
les  corps  et  les  phénomènes  isolément  pour  eux- 
mêmes,  sans  être  obligés  de  les  rapporter  à  l'ensemble 
de  la  nature.  Mais  le  physiologiste,  se  trouvant  au 
contraire  placé  en  dehors  de  l'organisme  animal  dont 
il  voit  l'ensemble,  doit  tenir  compte  de  l'harmonie  de 
cet  ensemble  en  même  temps  qu'il  cherche  à  pénétrer 
dans  son  intérieur  pour  comprendre  le  mécanisme  de 
chacune  de  ses  parties.  De  là  il  résulte  que  le  physicien 
et  le  chimiste  peuvent  repousser  toute  idée  de  causes 
finales  dans  les  faits  qu'ils  observent,  tandis  que  le 
physiologiste  est  porté  à  admettre  une  finalité  harmo- 
nique et  préétablie  dans  le  corps  organisé  dont  toutes 
les  actions  partielles  sont  solidaires  et  génératrices  les 
unes  des  autres  »  (1). 

Ainsi  nous  retrouvons  dans  l'être  organisé,  tel  que 
l'entend  Cl.  Bernard,  les  trois  caractères  qui,  suivant 
Kant,  répondent  à  la  condition  de  la  finalité  :  1°  l'être 
organisé  s'engendre  lui-même  quant  à  l'espèce;  — 
2°  il  s'engendre  de  même  comme  individu;  —  3°  cha- 
que partie  essentielle  s'engendre  elle-même,  et  de  telle 
sorte  que  la  conservation  de  l'une  dépend  de  la  con- 
servation des  autres. 

La  doctrine  de  Cl.  Bernard  est  comme  le  triomphe 
définitif  et  incontesté  de  l'interprétation  finaliste  sur 
l'interprétation  substantialiste.  Assurément  tous  ceux 
qui,  depuis  Bichat  et  Kant  jusqu'à   Cl,    Bernard  ou 

(1)  Introduction  à  l'étude  de  la  médecine  expérle,  p.  153. 


278  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

môme  après  lui,  ont  touché  directement  ou  indirecte- 
ment à  la  biologie  n'ont  pas  abandonné  la  question  de 
la  nature,  de  l'essence,  de  la  cause  de  la  vie.  Mais  ce 
problème  de  la  cause  générale  de  la  vie,  de  son  agent, 
a  cessé  d'être  un  problème  physiologique  pour  devenir 
philosophique  et  métaphysique.  Si  l'on  poursuit  encore 
des  recherches  sur  le  principe  substantiel  de  la  vie, 
les  physiologistes  et  les  médecins  y  demeurent  à  peu 
près   étrangers;   ce  sont  les  philosophes  seuls,  c'est 
Maine  de  Biran,  c'est  Jouffroy,  c'est  Y.  Cousin,  ce  sont 
MM.  Franck,  Ravaisson,  Janet,  Rémusat,   Lemoine, 
F.  Bouillier,  —  pour  ne  parler  que  des  philosophes  fran- 
çais, —  qui  ne  désespèrent  pas  encore  de  la  possibilité 
d'une  solution,  etdontles  ingénieux  ou  puissants  travaux 
nous  dédommagent  du  silence  obstiné  et  systématique 
des  savants.  Peut-être  devons-nous  nous  féliciter  et  de 
l'abstention  des  uns  et  des  efforts  des  autres  :  d'une 
part,  la  physiologie  doit  aller  de  l'avant  et  ne  plus 
s'attarder  dans  de  trop  lentes  spéculations; la  nécessité 
pratique  la  réclame;  —  d'autre  part,  l'homme  ne  peut 
se  désintéresser  du  problème  de  la  vie,  pas  plus  qu'il  ne 
peut  se  condamner  à  ignorer  la  nature  des  choses  ou 
sa  propre  nature.  Quoi  qu'il  en  soit,  et  à  ne  consulter 
que  les  faits  et   l'histoire,  la  question  de  la  vie  est, 
comme  celle  de  la  matière  ou  de  l'espace,  rejetée  de 
la  science  positive  :  on  se  contente  de  la  notion  com- 
mune, ou  l'on  s'accorde  sur  une  définition  toute  hypo- 
thétique, ou  enfin  on  considère  le  fait  de  la  vie  comme 
un  fait  primordial  dont  on  parle  comme  si  on  l'enten- 
dait, mais  que  nul  ne  tente  plus  d'expliquer.  Ainsi  la 
science,  que  généralement  on  croit  faite  pour  dissiper 


SCIENCE  DE  LA   VIE  279 

les  mystères  de  la  nature,  repose  au  contraire  sur  des 
mystères;  elle  ne  peut  étendre  à  l'infini  la  puissance  de 
l'homme  qu'en  faisant  au  début  un  aveu  d'impuis- 
sance; elle  est,  il  est  vrai,  la  forme  la  plus  élevée  du 
savoir  humain,  et  la  plus  rigoureuse,  mais  à  la  condi- 
tion qu'elle  commence  ou  par  se  borner  ou  par  faire  un 
acte  de  foi. 

En  revanche,  si  la  conception  finaliste  l'a  définitive- 
ment emporté  en  biologie  sur  la  conception  dynami- 
que, elle  ne  domine  pas  cette  science  sans  conteste.  On 
tend  à  revenir  aux  idées  de  Descartes  et  de  Boerhaave, 
et  les  penseurs  même  les  plus  opposés  à  cette  tendance 
ne  manquent  pas  de  la  reconnaître,  s'ils  sont  de  bonne 
foi,  et  se  gardent  d'y  répondre  par  des  fins  de  non-re- 
cevoir,  s'ils  ont  quelque  scrupule  scientifique  :  aujour- 
d'hui le  mécanisme  en  biologie  ne  se  rejette  plus  sans 
examen,  il  se  discute,  et  nous  sommes  obligés  de  re- 
connaître qu'il  a  quelque  autorité;  Aug.  Comte  a  fait 
des  disciples  qui,  plus  étonnés  par  ses  grandioses  con- 
ceptions que  touchés  et  arrêtés  par  les  réserves  de  la  fin  de 
sa  vie,  n'ont  pas,  comme  le  maître,  jeté  un  cri  de  déses- 
poir après  avoir  rêvé  une  science  unique,  un  mécanisme 
universel  :  certains,  il  est  vrai,  tout  en  déclarant  vouloir 
rester  fidèles  à  ce  système,  l'ont  abandonné  malgré  eux 
et  comme  à  leur  insu,  cédant  soit  à  la  puissante  in- 
fluence des  idées  les  plus  généralement  admises  soit  à 
l'inévitable  nécessité  de  laisser  le  temps  accomplir  son 
œuvre;  mais  beaucoup  aussi  ont  été  plus  impatients 
dans  leurs  recherches  et  plus  téméraires  dans  leurs 
affirmations;  ils  professent  sans  hésitation,    comme 


280  VÉRIFICATION   DE  LA  LOI 

M.  Virchow,  que  la  vie  n'est  qu'une  forme  particulière 
de  la  mécanique,  ou,  comme  M.  Willis,  qu'elle  est  la 
résultante  d  une  chimie  savante.  Si,  de  nos  jours,  leur 
doctrine  est  hasardeuse,  si  leurs  prétentions  sont  encore 
excessives,  les  faut-il  absolument  condamner?  Cl.  Ber- 
nard dit  lui-môme  qu'  «  en  physiologie  nous  en 
sommes  aujourd'hui  au  temps  où  en  était  l'alchimie 
avant  la  fondation  de  la  chimie  »(1).  Il  entrevoit  même 
l'époque  «  où,  les  progrès  de  la  physiologie  générale 
ayant  montré  à  l'expérimentateur  les  éléments  organi- 
ques spéciaux  sur  lesquels  il  agit,  et  lui  ayant  appris  à 
se  rendre  maître  des  conditions  de  leur  activité, 
l'homme  aura  acquis  le  pouvoir  de  modifier  et  de  ré- 
gler scientifiquement  les  phénomènes  de  la  vie  »  (2). 
C'est  le  rêve  de  Descartes  dont  la  réalisation  est  entre- 
vue, sinon  comme  prochaine,  du  moins  comme  pos- 
sible. 

Déjà  bien  peu  contestent  encore  que  les  lois  des 
organismes  soient  celles  de  la  physico-chimie  générale; 
déjà  on  emploie  dans  la  science  de  la  vie  aussi  bien  que 
dans  celles  de  la  matière  inorganique  les  procédés  gra- 
phiques, et  l'on  mesure  les  phénomènes  vitaux  comme 
les  phénomènes  physico-chimiques;  déjà  on  a  déterminé 
mathématiquement  les  coefficients  ainsi  que  les  équi- 
valents mécaniques  de  certaines  propriétés  comme  de 
la  contraclilité;  certaines  fonctions,  comme  les  sécré- 
tions, comme  la  digestion,  ont  été  ramenées  à  des  phé- 
nomènes chimiques;  chaque   jour   est   accompli   un 


(1)  Rapport,  p.  219,  note  200. 

(2)  Ibid. 


SCIENCE   DE  LA    VIE  281 

progrès  vers  le  mécanisme.  Il  ne  nous  appartient  pas 
de  préjuger  de  l'avenir  de  la  physiologie  :  ce  serait  ou- 
trepasser nos  droits  d'historien,  et  l'on  pourrait  nous 
contester  tout  à  la  fois  et  la  compétence  et  l'autorité 
nécessaire.  Pourtant  la  physiologie  ne  nous  semble  pas 
devoir  prêter  toujours  aux  différentes  objections  que 
Cl.  Bernard  adresse  au  mécanisme. 

D'abord  Cl.  Bernard  paraît  contester  l'utilité  pratique 
de  la  réduction  des  phénomènes  physiologiques  au  mé- 
canisme :  «  Il  est  indispensable,  dit-il,  pour  les  corps 
bruts  de  scruter  aussi  loin  que  possible  leurs  propriétés 
élémentaires  et  d'en  déterminer  les  expressions  quan- 
titatives, parce  que,  quand  nous  voudrons  les  incorpo- 
rer dans  des  combinaisons  ou  des  constructions  de 
machines  inertes,  nous  pourrons  en  calculer  d'avance 
le  rôle  et  les  effets.  Mais,  pour  les  corps  organisés,  nous 
ne  devons  avoir  d'autre  but  que  d'expliquer  leurs  fonc- 
tions par  la  détermination  qualitative  de  leurs  proprié- 
tés, car  nous  ne  pouvons  pas  créer  la  matière  organisée 
et  fabriquer  directement  des  organismes  vivants  comme 
nous  fabriquons  des  machines  inertes  »  (4).  Cette  ré- 
serve, il  faut  l'avouer,  a  de  quoi  nous  surprendre  chez 
un  savant  qui,  d'ordinaire,  poursuit  ses  recherches  spé- 
culatives sans  se  demander  préalablement  quelles  en 
seront  dans  la  suite  les  conséquences  et  les  applica- 
tions; mais  elle  nous  étonne  plus  encore  de  la  part  de 
celui  qui  a  entrevu  la  possibilité  «  de  modifier  et  de 
régler  scientifiquement  les  phénomènes  de  la  vie  »  (2); 


(1)  Rapport,  p.  128. 

(2)  Rapport,  p.  219,  note  206, 


282  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

de  ce  que  nous  ne  pouvons  prétendre  à  fabriquer  des 
organismes  faut-il  conclure  que  la  connnaissance  des 
expressions  quantitatives  n'aurait  aucun  usage  en  mé- 
decine? 

Mais  voici  de  plus  embarrassantes  objections.  Tout 
en  reconnaissant  que  les  lois  générales  des  phénomènes 
sont  identiques  dans  les  corps  bruts  et  dans  les  corps 
vivants,  Cl.  Bernard  considère  que  les  phénomènes 
mécaniques  s'accomplissent  chez  les  vivants  à  l'aide  de 
procédés  organiques  spéciaux  que  négligent  trop  les 
physico-chimistes;  —  d'autre  part,  à  l'évolution  de 
l'être  vivant  préside  une  loi  organogénique  dont,  au 
regard  de  Cl.  Bernard,  ils  ne  tiennent  pas  assez 
de  compte.  —  Mais  cette  distinction  des  procédés  inor- 
ganiques et  des  procédés  organiques  est  actuellement 
très  contestée,  et  l'est  de  plus  en  plus  à  mesure  que 
progresse  la  science  :  beaucoup  (nous  n'avons  pas  à  les 
juger)  prétendent  que  la  matière  vivante  est  sortie  de 
la  matière  brute  par  une  évolution  encore  inconnue, 
et  qu'il  n'y  a  entre  ces  deux  sortes  de  matières  qu'une 
différence  de  complexité  des  éléments.  —  D'autre  part, 
des  hypothèses  (ce  ne  sont  encore,  il  est  vrai,  que  des 
hypothèses,  mais  qui  semblent  aller  toujours  se  forti- 
fiant) ont  été  imaginées  pour  expliquer  la  loi  organo- 
génique elle-même.  L'anatomie,  la  morphologie,  l'em- 
bryogénie, la  paléontologie,  sciences  auxiliaires  de  la 
physiologie,  qui  suivent  quoique  plus  lentement  son 
progrès,  qui  le  soutiennent,  le  confirment  et  le  pro- 
voquent, et,  avec  ces  sciences,  les  ingénieuses  théories 
des  zoonites  et  des  colonies  animales,  ont  amené  à 
donner  à  ce  problème  une  solution  qui,  il  est  vrai,  n'a 


SCIENCE   DE  LA   VIE  283 

pas  été  acceptée  sans  réserve,  mais  paraît,  loin  de  s'af- 
faiblir, se  confirmer  sans  cesse  ;  grâce  aux  travaux 
entrepris  et  aux  découvertes  faites,  maintenant  que  tous 
les  êtres  vivants  sont  reconnus  semblables  dans  leur 
nature  primitive,  que  tous  apparaissent  comme  résul- 
tant d'un  élément  commun,  que  leur  degré  de  complexité 
est  démontré  ne  tenir  qu'à  la  plus  ou  moins  grande 
multiplication  de  cet  élément  ;  maintenant  qu'ils  ne 
forment  plus  qu'une  série  continue  depuis  le  plus 
simple  organisme  jusqu'au  plus  complexe  des  êtres 
vivants  ;  maintenant  qu'à  l'analyse  exacte  de  l'être  on 
a  ajouté  une  minutieuse  étude  des  milieux  et  des 
influences,  des  conditions  dans  lesquelles  chacun  vit  et 
a  vécu,  «  chaque  forme  vivante  apparaît  comme  le 
résultat  d'une  série  d'actions  successives  du  milieu  sur 
les  ancêtres  de  l'être  qui  la  présente,  et  l'on  conçoit  la 
possibilité  de  déterminer  quelles  sont  ces  actions,  quels 
effets  elles  ont  produits,  dans  quel  ordre  elles  se  sont 
succédé  »  (1).  On  peut  donc  prétendre  à  des  explica- 
tions du  genre  de  celles  des  physiciens  et  des  chi- 
mistes, s'il  est  vrai  «  qu'expliquer  un  ensemble  de 
phénomènes,  c'est  découvrir  un  élément  simple  qui 
leur  soit  commun,  en  déterminer  exactement  les  pro- 
priétés, et  démontrer  que  les  divers  phénomènes  consi- 
dérés résultent  des  modifications  diverses  que  subit 
cet  élément  sous  l'action  de  causes  elles-mêmes  con- 
nues »  (2).  —  Assurément  on  est  encore  bien  loin  du 

(4)  M.  Perrier,  la  Philosophie  zoologique  avant  Darwin, 
p.  287. 

(2)  Ibid.,  Introduction,  p.  xi, 


284  VÉRIFICATION  DE  LA  LOI 

but  où  l'on  lend,  et  il  y  a  beaucoup  à  faire  sans  doute 
avant  d'arriver  à  une  explication  définitive,  tant  à  faire 
môme  que  les  plus  réservés  désespèrent  d'y  arriver 
jamais  :  il  faut  avoir,  au  moins,  réduit  l'être  vivant  en 
ses  éléments,  c'est-à-dire  qu'il  faut  avoir  achevé  la 
théorie  cellulaire;  il  faut  connaître  complètement  les 
phénomènes  de  génération  alternante,  de  digénèse,  de 
généagenèse,  de  parthénogenèse,  et,  en  général,  tous 
les  modes  de  reproduction  des  êtres  les  plus  simples. 
Beaucoup  de  preuves,  de  documents,  font  défaut;  il  en 
est  qui  vraisemblablement  manqueront  à  jamais. 

Aussi,  encore  une  fois  nous  le  disons,  nous  gar- 
derons-nous d'affirmer  ou  même  de  supposer  soit  pro- 
chain soit  certain  le  triomphe  du  mécanisme  en  physio- 
logie; mais  nous  ne  pouvons  pas  ne  pas  enregistrer  le 
progrès  incontestable  et  la  direction  de  cette  science  ; 
peut-être  la  reprise  des  idées  cartésiennes  est-elle 
encore  prématurée;  nous  ne  pouvons  trop  louer  la  sage 
prudence  de  ceux  qui  veulent  n'avancer  que  lentement, 
mais  sûrement;  précipiter  la  physiologie  dans  le  méca- 
nisme serait  peut-être  maintenant  encore  exposer  son 
existence  à  de  très  réels  dangers  ou  son  développement 
à  de  grands  retards;  les  temps  ne  sont  pas  mûrs,  les 
sciences  physiques  et  chimiques  ne  sont  pas  assez 
avancées;  la  physiologie  n'a  pas  non  plus  atteint,  mal- 
gré le  puissant  génie  de  Cl.  Bernard  et  le  fécond  tra- 
vail de  ses  disciples,  au  maximum  du  progrès  qu'elle 
doit  faire  dans  l'interprétation  finaliste  ;  mais,  d'autre 
part,  on  ne  peut  pas  plus  dire  au  physiologiste  :  «  une  fois 
acquise  la  connaissance  des  propriétés  vitales,  tu  n'iras 
pas  plus  loin,  »  qu'on  ne  borne  la  science  du  physicien 


SCIENCE  DE  LA  VIE  285 

à  la  connaissance  générale  de  la  lumière,  du  calorique, 
de  l'électricité,  — -  propriétés  des  corps  bruts  au-delà 
desquelles  on  ne  peut  pas  non  plus  pénétrer. 

Pour  nous,  d'ailleurs,  il  nous  a  suffi  de  constater 
dans  l'évolution  de  la  science  physiologique  trois  ten- 
dances, trois  conceptions,  qui  correspondent  aux  trois 
lois  de  la  substance,  de  la  finalité  et  de  la  causalité;  et 
ces  trois  conceptions  ont  été  successives;  chaque  fois 
que  des  esprits  hardis,  de  puissants  génies,  ont  tenté 
de  bouleverser  cet  ordre  de  succession,  leurs  tentatives 
sont  demeurées  infécondes  et  impuissantes  :  elles  n'ont 
même  abouti  qu'à  retarder  le  véritable  progrès.  «  C'est 
un  fait  bien  digne  d'attention,  dit  M.  Littré,  que  cette 
infécondité  temporaire  des  aperçus  les  plus  étendus, 
des  suggestions  les  plus  heureuses,  des  pénétrations 
les  plus  avancées,  quand  le  moment  n'en  est  pas  venu. 
On  s'imaginerait  à  tort  qu'il  est  permis  à  des  génies 
vigoureux  d'intervertir  l'ordre  des  temps Les  géné- 
rations témoins  de  ces  grandes  fortunes  d'idées  délais- 
sées ou  oubliées,  s'étonnent  que  ceux  qui  en  furent 
les  contemporains  aient  été  assez  peu  clairvoyants  pour 
laisser  passer  entre  leurs  doigts  des  vérités  si  palpables. 
C'est  là  qu'éclate  dans  tout  son  jour,  dans  toute  sa 
force,  le  principe  de  la  connexion  historique,  qui  fait 
tout  marcher  pas  à  pas,  ne  permettant  point  que  même 
les  aperceptions  des  génies  sagaces  aient  aucun  effet 
prématuré,  »  (1). 

(1)  La  Science,  etc.,  p.  200. 


CONCLUSION 


La  science  est  une  interprétation  conventionnelle  et 
rationnelle  de  la  nature;  elle  date  du  jour  où  l'esprit, 
mal  satisfait  de  la  représentation  spontanée  des  sen- 
sations, s'est  efforcé  d'apporter  dans  sa  connaissance 
une  réflexion  plus  mûre  et  d'exprimer  les  choses  dans 
une  langue  mieux  appropriée  :  il  avait  peuplé  l'univers 
d'êtres  semblables  à  l'homme,  de  divinités;  il  avait  fait 
du  monde  lui-même  une  personne  aux  forces  infinies  : 
sa  pensée  féconde  avait  engendré  partout  la  vie,  l'intel- 
ligence, la  conscience  de  soi  ;  et  voilà  que  l'entende- 
ment réfléchi,  poursuivant  en  sens  inverse  l'œuvre  de 
l'esprit  créateur,  entreprend  d'exprimer  par  de  simples 
formules  algébriques  ces  personnes  libres,  ces  forces 
intelligentes,  qui  remplissent  de  vie  et  de  splendeurs 
l'immensité  des  temps  et  des  espaces. 

Les  longs  siècles  et  les  pénibles  labeurs  qui  y  ont  été 
consacrés  déjà  n'ont  certes  pas  été  perdus  :  si  la  nature 
a  bien  des  mystères  encore,  si  quelques-uns  pensent 
que  la  science  est  à  peine  commencée  après  plus  de 


288  CONCLUSION 

deux  mille  ans  d'efforts,  il  nous  semble  pourtant  qu'elle 
en  est  arrivée  à  son  dernier  période.  De  Thaïes  à 
Socrate,  elle  a  poursuivi  la  recherche,  audacieuse  mais 
vaine,  de  l'inconnaissable  substance  des  choses  ;  de 
Socrate  à  Descartes,  elle  s'est  attachée  à  la  déter- 
mination de  leur  essence,  de  leurs  attributs,  et  s'est 
complu  dans  le  spectacle  de  l'harmonie  des  touts  qu'ils 
composent;  enfin,  depuis  Descartes,  elle  est  exclu- 
sivement l'étude  des  relations  des  phénomènes  dans  le 
temps  ;  tel  a  été  son  progrès,  si  nous  la  considérons 
dans  son  ensemble,  dans  ses  conceptions  générales. 

Cette  loi  de  l'évolution  de  la  science,  dont  nous  avons 
d'abord  établi  à  priori  la  nécessité,  a  été  confirmée 
ensuite  par  un  rapide  examen  des  diverses  sciences  de 
la  nature;  toutes  ces  sciences,  l'astronomie,  la  physique, 
la  physiologie,  ont  suivi  cette  marche  ;  toutes  ont  passé 
ou  semblent  devoir  passer  par  les  mêmes  phases,  ten- 
dant au  mécanisme  universel,  parce  que  la  notation 
mécanique,  qui  prépare  la  notation  algébrique,  ne 
suppose  plus  que  les  formes  tout  à  fait  fondamentales 
et  primitives  de  la  pensée.  Aussi  a-t-on  déjà  conçu 
l'espoir  et  poursuivi  la  réalisation  d'une  science  unique, 
science  que  seule  peut-être  l'expérience  est  propre  à 
construire  peu  à  peu,  mais  dont  les  lois,  lorsqu'elle 
serait  une  fois  construite,  se  déduiraient  les  unes  des 
autres  comme  des  propositions  géométriques,  n'ayant 
entre  elles  d'autres  relations  que  les  relations  logiques 
de  principes  à  conséquences. 

Ainsi  le  progrès  scientifique  ne  s'affirme  pas  seule- 
ment, comme  la  plupart  le  pensent,  par  l'accroissement 
des  connaissances,  par  une  plus  juste  détermination 


CONCLUSION  289 

des  effets  et  des  causes,  par  la  découverte  d'applications 
plus  nombreuses  et  plus  utiles,  par  une  notation  plus 
commode  et  plus  simple,  par  un  emploi  plus  rigoureux 
de  méthodes  d'investigation  mieux  appropriées,  par  la 
vérification  plus  systématique  d'hypothèses  plus  ingé- 
nieuses; mais  encore,  si  invraisemblable  que  ce  puisse 
être,  les  diverses  sciences,  à  mesure  qu'elles  se  déve- 
loppent, changent  leur  objet  même.  Sans  doute  cet 
objet  a  toujours  été  et  sera  toujours  la  nature;  mais  la 
nature  des  choses,  Socrate  et  Aristote  ne  l'entendaient 
pas  comme  Thaïes  et  Démocrite,  ni  Descartes  et  Kant 
comme  Aristote  et  Socrate;  les  premiers  ont  recherché 
la  cause  matérielle  et  hylatique  de  tout,  ceux  qui 
vinrent  ensuite  la  cause  formelle  et  finale  des  objets  et 
des  êtres  qui  composent  l'univers,  les  contemporains 
enfin  les  causes  efficientes,  les  conditions  des  phéno- 
mènes, —  et  ainsi  une  triple  interprétation  scientifique 
de  la  nature  s'imposa  successivement,  l'interprétation 
substantialiste,  l'interprétation  finaliste,  et  l'interpréta- 
tion mécaniste. 

De  ce  fait  il  ne  faut  pas  chercher  la  raison  ailleurs 
que  dans  une  nécessité  intellectuelle;  cette  évolution 
que  suit  la  science  dans  son  développement  est,  en  sens 
inverse,  l'évolution  même  que  suit  l'esprit  dans  le  dé- 
veloppement de  la  perception,  Nous  avons  vu,  en  effet, 
qu'obéissant  dans  son  progrès  à  des  lois  fatales,  l'esprit 
avec  une  matière  informe  qui  le  met  à  la  gêne  s'efforce 
de  constituer  un  véritable  objet  de  pensée  ;  pour  distin- 
guer les  choses,  c'est-à-dire  pour  échapper  à  la  contra- 
diction inhérente  à  ses  sensations  primitives,  il  les 
répartit  et  les  disperse  dans  le  temps  et  dans  l'espace, 

19 


290  CONCLUSION 

ces  immenses  réceptacles  où  il  rapporte  leur  infinitude  ; 
non  satisfait  encore  de  cet  ensemble  de  sensations 
devenues  objectives  et  distinctes  par  la  position  du 
temps  et  de  l'espace,  et  avide  de  retrouver  dans  cette 
multiplicité  inintelligible  une  certaine  unité  logique  à 
défaut  de  l'unité  absolue,  il  ordonne  ces  sensations 
dans  le  temps  suivant  des  rapports  de  causalité  et  dans 
l'espace  suivant  des  relations  de  finalité;  enfin,  en  pos- 
session d'une  pensée  logique,  et  ne  réclamant  plus  que 
la  stabilité  des  phénomènes  dans  le  temps  et  celle  de 
leurs  associations  dans  l'espace,  de  laquelle  dépend  en 
quelque  sorte  la  stabilité  de  sa  pensée  même,  incapable 
d'ailleurs  de  concevoir  sa  propre  annihilation,  il  achève, 
par  la  création  des  catégories  de  substance  et  d'indi- 
vidualité, son  acte  de  perception,  et,  tout  à  la  fois,  cet 
univers  bien  ordonné,  harmonieux,  logique,  et  désor- 
mais immuable,  impérissable  comme  lui-même. 

C'est  donc  par  la  triple  objectivation  successive  de 
la  nécessité  où  il  est  lui-même  d'avoir  une  matière  de 
pensée  distincte,  logique  et  stable,  qu'il  constitue  la 
nature,  c'est-à-dire  l'objet  de  sa  perception.  Mais, 
après  avoir  créé  le  temps  et  l'espace  pour  échapper  à 
la  confusion,  à  la  contradiction  des  sensations  primi- 
tives,la  causalité  et  la  finalité  pour  échapper  au  décousu 
des  phénomènes  épars  dans  le  temps  et  l'espace,  la 
substance  et  l'individualité  pour  échapper  à  l'instabilité 
des  phénomènes  et  de  leurs  associations,  après  avoir, 
en  un  mot,  fait  des  concessions  successives  à  la  néces- 
sité de  la  perception, il  s'efforce  de  les  retirer;  il  semble 
qu'il  souffre  de  cette  gêne  qui  a  pesé  sur  lui,  et  qu'il 
veuille  échapper  aux  lois  qu'il  a  dû  s'imposer  à  lui- 


CONCLUSION  291 

même,  sans  rien  perdre  toutefois  de  la  réalité  et  sans 
rien  laisser  perdre  à  la  réalité  de  cette  harmonie  logique 
et  de  cette  stabilité  qu'il  lui  a  conférées. 

Cet  effort  pour  affranchir  la  pensée  et  son  objet  des 
formes  du  temps  et  de  l'espace,  voilà  bien  la  science; 
et,  si  l'on  compare  son  évolution  à  celle  de  la  percep- 
tion, on  est  frappé  de  ce  fait  que  perception  et  science 
sont  comme  deux  mouvements  parallèles  avec  des 
directions  inverses.  C'est  ce  que  nous  avons  voulu 
établir,  dans  notre  double  étude  de  la  perception  et  de 
la  science,  par  des  déductions  logiques  et  par  la  cri- 
tique de  l'histoire  :  de  ces  deux  études,  construites  soit 
suivant  la  méthode  rationnelle  soit  au  moyen  des  faits, 
la  deuxième  sert  de  vérification  à  la  première, ou  plutôt 
elles  se  vérifient  l'une  l'autre  :  leur  accord  nous  semble 
une  garantie  de  leur  exactitude. 

Mais  si,  comme  nous  croyons  l'avoir  montre,  la 
science  est  ce  retour  de  l'esprit  sur  lui-même,  et  si, 
dans  ce  retour,  l'esprit  suit  les  mêmes  phases  qu'il  a 
spontanément  et  fatalement  suivies  dans  l'acte  anté- 
rieur de  la  perception,  nous  en  devons  conclure  que 
c'est  dans  les  lois  de  l'entendement  qu'il  faut  chercher 
les  lois  de  l'évolution  scientifique,  et,  par  conséquent, 
que  la  véritable  philosophie  des  sciences  repose  sur  la 
critique  de  la  raison. 

Ce  n'est  guère  ainsi,  il  est  vrai,  qu'on  l'entend  de  nos 
jours,  et,  bien  que  nul,  croyons-nous,  n'ait  encore 
formulé  les  conclusions  auxquelles  nous  sommes  arrivé, 
on  nous  accusera  moins  de  pécher  par  la  hardiesse  de 
la  nouveauté  que  de  défendre  une  opinion  surannée  i 


292  CONCLUSION 

des  faits,  rien  que  des  faits  !  la  défiance  où  Ton  est  à 
l'égard  de  la  raison  s'étend  au  raisonnement  lui-même. 
Mais  qui  ne  voit  que  les  faits  peuvent  être  interprétés 
de  façons  très  diverses,  si  l'on  n'a  préalablement  établi 
quelque  théorie  suivant  une  autre  méthode,  et  que  pré- 
tendre ne  consulter  que  les  faits  qui  remplissent  l'his- 
toire des  sciences  sans  tenir  compte  de  l'esprit  qui  les 
constitue  ce  serait  commettre  une  erreur  non  moins 
étrange  que  celle  d'un  romancier  qui  raconterait  les 
actions  de  ses  personnages  sans  décrire  leurs  senti- 
ments et  leurs  passions,  comptant  intéresser  ses  lec- 
teurs par  les  mouvements  de  purs  automates  et  de 
simples  marionnettes?  Aussi  bien  dans  la  philosophie 
des  sciences  qu'en  économie  politique  il  importe  de  faire 
entrer  en  ligne  de  compte  ce  qu'on  ne  voit  pas  à  côté  de 
ce  qu'on  voit. 

Or  ce  que  ne  voient  pas,  ce  que  ne  veulent  pas  voir 
les  philosophes  de  l'école  positiviste  en  matière  de  phi- 
losophie des  sciences,  c'est  l'action  du  sujet  qui  fait 
les  sciences.  Certes,  on  ne  saurait  attendre  de  nous  un 
examen  de  leur  doctrine  :  nous  n'avons  ni  à  en  rappe- 
ler les  fécondes  conceptions,  ni  à  en  critiquer  les  témé- 
rités et  les  inconséquences;  mais  la  plupart  de  nos 
lecteurs  ne  pourront  se  défendre  de  faire  un  rappro- 
chement entre  notre  étude  et  l'ingénieuse  hypothèse 
des  positivistes  sur  l'évolution  de  la  science;  car  ils 
ont  été  les  premiers  à  proclamer  non  seulement  que 
la  science  a  suivi  une  évolution,  mais  encore  qu'elle  a 
passé  par  de  certaines  phases  que  l'on  retrouve  mani- 
festement dans  son  histoire. 

Toutefois,  malgré  la  prétendue  rigueur  de  leurs  pro- 


CONCLUSION  293 

cédés  d'investigation,  leur  méthode  ne  nous  semble 
pas  être  celle  qui  convient  à  une  philosophie  des 
sciences;  et,  d'autre  part,  malgré  leur  très  grande  et 
incontestable  autorité  en  matière  d'histoire  de  la 
science,  nous  pensons  que  leur  fameuse  loi  des  Trois 
Etats  n'est  point  l'exacte  expression  de  l'évolution  des 
sciences. 

En  effet  la  méthode  de  la  philosophie  ou  de 
l'histoire  des  sciences  nous  paraît  devoir  nécessaire- 
ment différer  beaucoup  de  la  méthode  des  sciences 
mêmes.  Dans  les  sciences  du  genre  de  la  physique  ou 
de  la  psychologie,  il  est  légitime  de  dégager  des  faits 
la  loi,  attendu  que  les  observations  ou  expérimentations 
peuvent  se  répéter  sans  cesse  :  un  fait  ou  une  obser- 
vation confirme  ou  infirme  un  autre  fait  ou  une  autre 
observation,  puis  d'autres  faits  ou  observations  de  même 
nature  sont  consignés  encore,  et  d'autres  à  la  suite; 
on  peut  donc,  pour  ainsi  dire,  laisser  parler  les  faits 
eux-mêmes  :  la  confirmation  d'une  hypothèse,  la  preuve 
d'une  loi,  ne  saurait  être  cherchée  ailleurs.  Mais  com- 
ment en  pourrait-il  être  de  même  dans  une  philosophie 
ou  une  histoire  des  sciences?  Le  fait  qu'on  interprète 
est  passé,  il  ne  se  reproduira  plus  jamais,  on  ne  verra 
même  pas  se  produire  un  fait  analogue;  ce  n'est  donc 
pas  dans  une  observation  nouvelle  qu'on  peut  espérer 
rencontrer  la  vérification  d'une  hypothèse  relative  à 
l'interprétation  de  ce  fait;  il  faut  par  conséquent  ou 
renoncer  à  en  trouver  une  ou  la  chercher  ailleurs.  Or 
on  ne  peut  renoncer  à  en  trouver  une;  car  une  preuve 
est  absolument  nécessaire,  puisqu'on  peut,  comme 
nous  le  disions  plus  haut,  donner  d'un  fait  bien  des 


294  CONCLUSION 

interprétations  vraisemblables,  toutes  également  propres 
à  satisfaire  l'esprit,  souvent  même  d'autant  plus  fausses 
qu'elles  le  satisfont  mieux.  Mais  cette  preuve,  où  la 
chercher,  sinon  dans  une  critique  de  l'entendement 
qui  crée  la  science?  et  quelle  preuve  meilleure, en  effet, 
pourrait-on  attendre  après  celle  qui  établit  non  seule- 
ment le  fait,  mais  encore  la  nécessité  du  fait? 

D'ailleurs,  cette  critique  de  l'entendement  à  laquelle 
les  philosophes  de  l'école  positiviste  se  refusent  et  qui 
nous  paraît  être  un  excellent  procédé  de  vérification 
dont  des  hommes  de  science  ont  tort  de  se  priver,  s'im- 
pose à  eux  encore  à  un  autre  titre;  car  la  loi  des  Trois 
Etats  résume  pour  eux  non  seulement  l'histoire  de  la 
science,  mais  celle  même  de  l'esprit  humain;  or  faire 
reposer  la  science  de  l'esprit  sur  la  seule  étude  de 
l'évolution  des  sciences  est  plus  grave  encore  que  de  ne 
point  contrôler  l'étude  de  l'évolution  des  sciences  par 
la  science  de  l'esprit;  c'est,  en  effet,  sous-entendre  ce 
principe  qu'à  chaque  moment  de  son  évolution  l'état  de 
la  science  est  l'expression  exacte  de  l'état  de  l'entende- 
ment humain,  principe  très  contestable  ;  car  n'est-il 
pas  possible  que,  tout  en  changeant  l'objet  et  les  mé- 
thodes de  ses  investigations  scientifiques,  l'entende- 
ment demeure  foncièrement  le  même,  qu'il  essaie  tour 
à  tour,  comme  nous  l'avons  dit,  sous  le  coup  de  cer- 
taines nécessités,  différents  principes  de  science,  sans 
cesser  pourtant  d'obéir  aux  lois  fondamentales  de  sa 
nature,  d'y  soumettre  ses  facultés  de  perception  ou  d'y 
conformer  ses  croyances? 

Ainsi,  non  seulement  la  loi  des  Trois  Etats,  si  elle 
était  la  loi  de  l'évolution  de  l'esprit  humain,  devrait 


CONCLUSION  295 

être  au  moins  vérifiée  par  une  analyse  critique  de  cet 
esprit,  mais  encore  ce  n'est  pas,  en  réalité,  de  l'évolu- 
tion de  l'esprit  humain  qu'elle  est  la  loi,  de  cet  esprit 
du  moins  qui  se  manifeste  dans  la  spontanéité  de  l'in- 
tuition sensible  et  de  la  foi  aussi  bien  que  dans  la 
réflexion  scientifique.  Tout  au  plus  pourrait-on  dire 
qu'elle  est  la  loi  de  l'évolution  de  la  science;  et  encore 
n'est-ce  pas  absolument  exact;  car  ce  n'est  pas  la 
science  qui  passe  par  différentes  phases,  mais  c'est 
toute  science,  chaque  science  tour  à  tour,  en  sorte  qu'à 
notre  époque  même,  dans  notre  âge  prétendu  positif, 
telle  science  doit  s'attarder  encore  à  l'interprétation 
que  nous  avons  appelée  finaliste  et  que  les  positivistes 
appellent  métaphysique,  tandis  que  d'autres  plus  avan- 
cées consistent  exclusivement  dans  l'étude  des  phéno- 
mènes et  de  leurs  relations  mécaniques;  et  si,  par 
impossible,  une  science  se  constituait  aujourd'hui, 
absolument  nouvelle  et  ne  pouvant  être  rattachée  ni  à 
la  physique  ni  à  la  physiologie,  l'esprit  humain,  qu'on 
dit  devenu  positif,  repasserait  encore  en  s'appliquant  à 
son  objet  par  les  mêmes  phases  qu'il  a  traversées  déjà 
aux  premiers  temps  des  autres  sciences  de  la  nature. 

Et  ce  n'est  pas  sans  intention  que  nous  parlons  des 
seules  sciences  de  la  nature  ;  car  ce  serait  par  une  illé- 
gitime généralisation  que  la  loi  vérifiée  pour  les  sciences 
de  la  nature,  serait  étendue  aux  sciences  psycholo- 
giques et  morales.  Admettons  pourtant,  tout  d'abord, 
que  la  loi  d'évolution  soit  vraie  pour  ces  sciences  non 
moins  que  pour  les  autres  :  les  positivistes  ne  courent- 
ils  pas  le  risque  de  compromettre  l'avenir  des  sciences 
psychologiques   et  morales   en  voulant  y  introduire, 


296  CONCLUSION 

immédiatement  et  sans  préparation,  la  méthode  et  la 
notation  mécanique?  N'est-il  pas  dangereux,  comme 
d'ailleurs  nous  l'avons  constaté  plus  d'une  fois  en  nous 
appuyant  sur  l'autorité  d'un  Claude  Bernard  ou  d'un 
Littré  même,  de  vouloir  aller  trop  vite  et  de  prétendre 
en  arriver  de  prime  saut  à  la  période  dernière,  en  dépit 
des  lois  de  l'évolution?  —  Ensuite,  quel  garant  avons- 
nous  que  la  loi  soit  vraie  des  sciences  de  l'esprit  aussi 
bien  que  des  sciences  de  la  matière?  Pour  nous,  nous 
ne  nous  croyons  autorisé  par  nos  études  soit  critiques 
soit  historiques  qu'à  l'affirmer  des  sciences  qui  ont  un 
objet  perceptible  par  les  sens.  Certes,  s'il  est  démontré 
que  l'évolution  de  la  perception  interne  est  la  même 
que  celle  de  la  perception  extérieure,  les  sciences  psy- 
chologiques peuvent  être  et  sont  nécessairement  desti- 
nées à  passer  par  les  mêmes  phases  que  les  sciences 
naturelles  ;  mais,  si  la  perception  interne  se  fait  sui- 
vant d'autres  conditions  et  d'autres  lois,  autre  sera 
aussi  l'évolution  de  la  science  psychologique;  et  c'est 
pourquoi,  selon  nous,  avant  que  d'espérer  bien  com- 
prendre l'évolution  à  venir  des  sciences  morales,  il 
faut  non  seulement  en  étudier  le  passé,  ce  passé  d'ail- 
leurs peu  vaste  et  peu  instructif,  mais  encore  et  avant 
tout  faire  la  critique  des  lois  de  la  conscience. 

Sans  donc  nous  arrêter  plus  longtemps  à  un  examen 
du  positivisme  que  tant  d'autres  ont  tenté  avant  nous, 
mais  que  nous  devions  pourtant  brièvement  reprendre 
à  notre  unique  point  de  vue,  nous  croyons  pouvoir 
conclure  de  ce  qui  précède  que,  d'une  part,  une  philo- 
sophie des  sciences  ne  saurait  reposer  sur  la  seule 
interprétation   trop  peu  certaine  de  faits  qu'on  peut 


CONCLUSION  297 

interpréter  de  manières  si  diverses,  et  que,  d'autre  part, 
la  loi  des  Trois  Etats  n'est  ni  le  résumé  exact  de  l'his- 
toire ni  la  loi  de  toutes  les  sciences;  celui  qui  ne  se 
contente  pas  d'un  regard  superficiel  jeté  sur  la  succes- 
sion des  événements  scientifiques,  mais  qui  en  cherche 
la  vraie  raison,  ne  saurait  la  trouver  que  dans  la  nature 
de  l'entendement  qui,  sous  le  coup  d'une  double  néces- 
sité, crée  la  perception  d'abord  et  la  science  ensuite. 
Perception  et  science  sont  deux  actes  différents  du 
même  esprit  :  la  perception,  c'est  l'engendrement  des 
choses  par  une  pensée  spontanée  dans  le  temps  et  dans 
l'espace;  la  science,  c'est  la  notation  de  ces  mêmes 
choses  indépendamment  du  temps  et  de  l'espace;  per- 
ception et  science  ont  même  objet,  ou  plutôt  la  per- 
ception c'est  la  nature  même,  et  la  science,  c'est  la 
perception  ramenée  à  la  mécanique  mathématique. 
Toutefois  la  science  n'est  pas  la  reproduction  de  toute 
la  perception,  et  c'est  une  erreur  grossière,  quoique 
très  répandue,  que  de  considérer  la  science  comme  la 
représentation  de  tout  l'univers,  et  partant  comme 
l'exact  équivalent  de  l'acte  entier  de  la  perception. 
Ramenée  à  la  mécanique  mathématique,  la  perception 
est  comme  évidée,  émaciée;  car  la  science,  c'est  une 
réduction,  un  appauvrissement;  non  seulement  parle 
simple  fait  qu'elle  se  constitue,  elle  est  la  négation  de 
cette  multiplicité  et  de  cette  diversité  infinie  des  sensa- 
tions dans  le  temps  et  l'espace  qui  fait  le  fond  même  et 
comme  l'essence  de  la  nature  et  qu'elle  prétend  rame- 
ner à  l'unité  et  à  l'invariabilité  originelle  de  l'entende- 
ment; mais  encore,  en  sortant  de  chacune  des  phases 
qu'elle  traverse  pour  entrer  dans  une  autre,  elle  renonce 


298  CONCLUSION 

à  l'explication  de  quelque  chose  de  la  réalité: quand  de 
substantialiste  elle  devientfinaliste,  c'est  pourainsidireà 
la  condition  qu'elle  abandonne  la  recherche  de  la  subs- 
tance ;  quand  de  finaliste  elle  devient  mécaniste,  il  lui 
faut  dissocier  ces  touts,  ces  systèmes  constants  de  qualités 
bien  ordonnées  entre  elles  suivant  des  rapports  de  conve- 
nance qui  constituent  les  objets  avec  leur  individualité, 
leurs  agencements  et  leurs  actions  réciproques,  pour 
n'étudier  que  ces  qualités  isolées,  indépendantes  les  unes 
des  autres,  dans  lesquelles  certes  on  ne  saurait  plus 
trouver  que  comme  un  vague  souvenir  d'un  systématique 
et  magnifique  univers.  Encore  même  faut-il,  pour  repré- 
senter mécaniquement  et  mathématiquement  ces  qua- 
lités, faire  abstraction  de  leurs  rapports  à  nous  et 
comme  les  dépouiller  de  leur  face  subjective  ;  car,  à 
proprement  parler,  ce  ne  sont  pas  les  qualités  qu'on 
étudie  dans  les  sciences,  mais  seulement  leurs  condi- 
tions objectives.  Le  vrai  objet  de  la  science,  ce  n'est 
donc  pas  l'univers,  ce]  n'est  pas  la  réalité,  et,  quand 
bien  même  elle  serait  achevée,  quand  on  serait  arrivé 
à  la  formule  suprême  qui  la  doit,  espère-t-on,  résumer 
un  jour,  la  prévision  des  événements  serait  plus  facile, 
la  puissance  de  l'homme  en  serait  peut-être  accrue 
attendu  qu'il  serait  peut-être,  comme  le  voulait  Des- 
cartes, maître  et  possesseur  de  l'univers  ;  mais  il  ne 
saurait  se  flatter  d'être  en  possession  aussi  de  la  vérité; 
entre  la  réalité  et  la  science  il  y  aura  toujours  la  même 
différence  qu'entre  la  lumière  et  la  vibration  d'un  éther 
hypothétique,  entre  le  ciel  étoile  et  sa  formule  mathé- 
matique. La  vraie  réalité,  celle  de  la  perception  spon- 
tanée, c'est  la  substance,  expresssion  de  la  stabilité  de 


CONCLUSION  299 

la  pensée  même  :  et  la  substance  n'est  pas  objet  de 
science  !  —  La  perception  présente  à  l'action  commune 
des  sens  des  associations  ou  essentielles  et  durables  ou 
accidentelles  et  passagères  de  qualités  dont  les  unes 
s'excluent  et  les  autres  s'appellent  comme  par  une 
sorte  d'affinité  :  la  science,  au  contraire,  n'est  que 
l'interprétation  de  qualités  homogènes,  continues,  déta- 
chées systématiquement  de  ces  touts  et  qui  se  distin- 
guent radicalement  d'une  unité  d'organisation  !  —  La 
perception  enfin,  c'est  l'ensemble  de  tous  ces  phéno- 
mènes qui  remplissent  les  espaces  et  se  succèdent  avec 
une  admirable  variété  :  la  science,  c'est  la  constance 
des  relations  causales  et  l'uniformité  des  rapports 
quantitatifs  !  —  Qu'on  ne  prétende  donc  pas  que  la 
science,  fût-elle  même  achevée,  est  le  suprême  degré 
et  comme  le  dernier  mot  de  la  connaissance,  qu'elle 
est  l'expression  même  de  la  vérité;  elle  n'est,  au  con- 
traire, que  la  perception  en  quelque  sorte  contrefaite, 
dénaturée  ;  on  pourrait  même  dire  en  un  sens,  si 
l'expression  ne  semblait  paradoxale  et  contraire  à  la 
vieille  formule  qu'on  se  plaît  à  répéter  depuis  Platon, 
qu'elle  est  l'erreur;  car,  si  le  vrai  c'est  ce  qui  est 
conforme  à  la  réalité,  la  perception  seule  est  vraie,  et 
elle  est  la  vérité  même,  puisqu'elle  se  confond  avec  la 
réalité. 

Telles  sont,  en  résumé,  les  conclusions  soit  négatives 
soit  positives  qui  se  dégagent  de  notre  étude .  Ces  conclu- 
sions relatives  à  la  science,  à  son  histoire,  aux  lois  qui 
en  régissent  l'évolution,  ne  s'imposent  pas  aux  seuls 
partisans  de  telle  ou  telle  doctrine  philosophique;  les 


300  CONCLUSION 

principes  d'où  elles  découlent  ne  sont  pas  spécialement, 
il  nous  semble,  ceux  d'une  école  ;  ils  ne  sont  guère  en 
contradiction  qu'avec  un  sensualisme  grossier,  anti- 
scientifique, absurde  môme,  qui  d'ailleurs  n'a  plus 
aujourd'hui  de  partisans,  du  moins  parmi  ceux  qui 
font  profession  de  philosophie. 

Ces  principes,  en  effet,  ne  sont  en  somme  que  les 
principes,  les  plus  généralement  admis,  de  la  passivité 
de  la  matière  de  la  pensée,  quelle  que  soit  cette  ma- 
tière, et  de  l'activité  de  l'esprit.  Sans  doute  bien  des 
questions  se  poseraient  à  nous,  si  nous  ne  voulions 
borner  notre  examen  à  un  point  spécial  de  la  philoso- 
phie des  sciences;  sans  doute  on  pourrait  nous  deman- 
der :  «  Cette  matière  qui  s'oppose  à  l'esprit  et  que 
vous  prétendez  informe  avant  que  l'esprit  l'ait  ordonnée, 
d'où  surgit-elle?  pourquoi  est-elle  informe,  surtout  si 
elle  est  l'œuvre  d'un  Dieu  créateur  ?  comment  affecte- 
t-elle  l'entendement?  par  quel  intermédiaire?  quel  est 
son  mode  d'action  sur  cet  esprit  que  vous  appelez  l'ab- 
solu »  ?  Mais  il  ne  nous  a  pas  paru  nécessaire  à  notre 
thèse, —  et  quelles  que  soient  d'ailleurs  nos  préférences 
personnelles,  —  de  prendre  parti  soit  pour  un  réalisme 
qui  poserait  en  principe  la  dualité  primitive  et  irréduc- 
tible de  la  matière  et  du  moi,  soit  pour  un  idéalisme 
absolu  qui  professerait  l'engendrement  de  toutes 
choses  par  l'esprit,  la  réduction  de  l'univers  à  la  seule 
sensation  et  celle  de  la  sensation  à  un  acte  créateur  de 
la  pensée. 

Nous  ne  croyons  pas  que  la  science  implique  l'une 
de  ces  deux  hypothèses  plutôt  que  l'autre.  Sans  doute, 
puisqu'elle  est  mécaniste,  elle  est,  par  cela  même, 


CONCLUSION  301 

idéaliste,  en  ce  sens  qu'elle  ne  se  préoccupe  plus  au- 
jourd'hui de  la  substance  métaphysique  des  choses; 
mais,  au  fond,  elle  ne  suppose  ni  l'affirmation  ni  la 
négation  d'une  matière  originelle  étrangère  à  l'esprit 
et  s'opposant  à  lui. 

Peut-être  pourtant  nous  le  contestera-t-on  ;  peut-être 
prétendra-t-on  que  la  science  est,  au  contraire,  réaliste, 
que  notre  opinion  est  en  désaccord  avec  les  données 
les  plus  certaines  de  l'analyse  scientifique  qui,  en  fin 
de  compte,  résout  la  matière  en  masse  et  en  mouve- 
ment. Mais  essayons  d'interpréter  brièvement  les  résul- 
tats de  cette  analyse  extrême,  et  nous  verrons  ce  que 
devient  cette  matière  ainsi  réduite  et  définie  au  moyen 
des  idées  du  mouvement  et  delà  masse. 

Le  mouvement  n'est  évidemment  pas  quelque  chose 
par  lui-même  :  il  est,  tout  au  plus,  une  qualité  ou  une 
relation  ;  par  conséquent  la  vraie  réalité,  la  vraie  ma- 
tière dont  on  prétend  que  les  choses  sont  faites,  est  la 
masse,  Mais  de  la  masse  que  savons-nous?  Nous  sa- 
vons qu'elle  est  sans  qualités;  car,  si  elle  avait  quelque 
qualité,  elle  ne  serait  plus  la  simple  matière,  conçue 
indépendamment  du  mouvement  et  de  la  relation.  On 
complète,  il  est  vrai,  cette  détermination  négative 
par  une  détermination  en  apparence  plus  positive, 
mais  quantitative,  en  disant  que  la  masse  est  composée 
d'atomes;  je  crains  bien  que  le  recours  aux  atomes  ne 
soit  qu'un  moyen  de  reculer  ou  de  déguiser  notre 
ignorance  à  son  égard  ;  car,  pour  faire  de  l'atome 
quelque  réalité,  on  se  voit  contraint,  après  avoir  dit 
que  la  masse  est  sans  qualités,  de  lui  assigner  certains 
attributs,    l'indivisibilité    et    l'impénétrabilité.   Mais 


302  CONCLUSION 

ces  attributs  ou  sont  incompréhensibles  ou  n'appar- 
tiennent certainement  pas  à  l'atome  ;  cette  indivisibi- 
lité en  effet,  qu'on  assigne  à  l'atome,  est  (a-t-on  soin 
de  dire)  une  indivisibilité  physique,  qui  est  de  pure 
convention  et  dont  on  sait  seulement  ceci  que,  si  elle 
était  conçue  à  l'instar  de  l'indivisibilité  mathématique, 
elle  serait  absurde;  autant  donc  avouer  que  notre 
entendement  se  refuse  à  l'admettre.  Quant  à  l'impéné- 
trabilité, c'est  encore  une  pure  hypothèse  et  même  qui 
est  en  contradiction  avec  certaines  vérités  d'ordre 
expérimental  incontestables,  par  exemple  avec  la  loi  des 
gaz  qui,  d'après  Dalton,  «  sont  mutuellement  passifs 
et  passent  les  uns  à  travers  les  autres  comme  à  travers 
le  vide;  »  aussi  abandonne-t-on  aujourd'hui  de  plus  en 
plus  cette  hypothèse  :  «  S'il  plaisait,  dit  M.  Cauchy,  à 
l'auteur  de  la  nature  de  modifier  seulement  les  lois 
suivant  lesquelles  les  atomes  s'attirent  ou  se  repoussent, 
nous  pourrions  voir,  à  l'instant  môme,  les  corps  les 
plus  durs  se  pénétrer  les  uns  les  autres,  les  plus  petites 
parcelles  de  matière  occuper  des  espaces  démesurés,  ou 
les  masses  les  plus  considérables  se  réduire  aux  plus 
petits  volumes,  et  l'univers  entier  se  concentrer  pour 
ainsi  dire  en  un  seul  point  »(1).  C'est  pourquoi  «  beau- 
coup de  chimistes  d'aujourd'hui  refusent  de  parler  des 
atomes  et  des  molécules  comme  de  choses  réelles  »  (2). 

(1)  Sept  leçons  de  physique  générale,  Éd.  Ifoigno,  p.  39. 
—  «  Rien  de  moins  fondé  que  la  vieille  créance....  qui  fait  de 
Y  impénétrabilité,  ajoutée  à  l'étendue,  le  caractère  essentiel, 
la  propriété  fondamentale  de  la  matière  et  des  corps  or- 
not,  de  l'Enchaînement  etc.,  vol.  1,  p.  246,  cité  par  M.  Stallo, 
la  Matière  et  la  Physique  moderne,  p.  137. 

(2)  ïyndall,  Fragments  of  Science  (Amer.  ed.)>  P-  358,  cité 
par  M.  Stallo,  ibid.,  p.  117. 


CONCLUSION  303 

Voilà  en  effet  des  milliards  de  prétendus  atomes,  sans 
relations  les  uns  avec  les  autres,  sans  qualités, sans  di- 
mensions même,  poussière  que  ni  l'imagination  ne  peut 
figurer  sans  la  détruire,  ni  la  raison  concevoir,  si  elle  ne 
l'ordonne  en  la  concevant;  qu'est-ce  donc,  sinon  un 
simple  possible,  —  moins  encore  peut-être,  le  pur 
indéterminé,  le  chaos  ? 

Supposons  même  que  ces  atomes  hypothétiques  soient 
une  réalité  en  dehors  de  la  pensée  :  que  seraient-ils  du 
moins  pour  la  pensée  ?  L'esprit  qui  ne  reproduit  pas, 
ne  réfléchit  pas,  simplement  les  choses  à  la  manière 
d'un  miroir,  ne  les  connaîtrait  assurément  pas  comme 
atomes  ;  tout  au  plus  les  concevrait-il  comme  la  cau- 
salité inconnue  d'une  connaissance  possible  :  qu'est-ce 
à  dire,  sinon  qu'ils  seraient  pour  l'esprit  absolument 
comme  s'ils  n'étaient  pas  ? 

Par  conséquent,  la  science  m  peut  proclamer  nique 
les  atomes  ont  ni  qu'ils  n'ont  pas  une  véritable  exis- 
tence objective  dans  un  monde  étranger  à  la  pensée, 
et  l'esprit  se  trouve,  quoiqu'il  en  soit,  en  présence  d'un 
possible  dont  il  fera  l'univers  :  les  atomes,  c'est,  en 
réalité,  l'expression  de  cette  possibilité,  le  symbole  de 
la  matière  du  devenir,  la  représentation  concrète  et 
imaginative  de  ce  chaos,  réel  ou  idéal,  que  l'esprit 
conçoit  et  auquel  il  confère  sa  vraie  réalité  par  cela 
qu'il  le  figure  et  en  ordonne  la  figuration. 

C'est  donc  par  la  systématisation  des  images  que 
s'engendrent  véritablement  les  choses  ;  c'est  en  les 
pénétrant  à  peu  près  à  la  manière  de  la  forme  ou  du 
feu  des  Stoïciens,  ou  en  les  ordonnant  un  peu  à  la 
façon  du  Dieu  d'Aristote  dont  l'SX*)  n'est  aussi  qu'une 


304  CONCLUSION 

simple  puissance,  qu'il  les  constitue  en  un  tout  cos- 
mique :  «  la  nature  est  comme  une  réfraction  ou  une 
dispersion  de  l'esprit  »  (4);  et  l'esprit,  ouvrier  mysté- 
rieux de  l'univers  et  de  la  pensée,  demeure  comme 
caché  derrière  son  œuvre  :  la  pensée  se  connaît  elle- 
même,  elle  connaît  son  objet  ;  mais  elle  ignore  le  créa- 
teur de  son  objet  et  son  propre  créateur  :  elle  croit 
qu'elle  existe  par  elle-même,  et  que  son  objet  est, 
comme  elle,  un  être  indépendant  :  semblable  aux  pri- 
sonniers de  la  caverne,  elle  donne  l'être  aux  appa- 
rences, et,  soumise  aux  lois  de  la  connaissance,  elle  ne 
peut  aller  saisir  l'être  véritable  qui  est  au-dessus  et 
au-delà  de  ces  lois  qu'il  a  faites. 

Cet  être,  la  science,  simple  expression  symbolique 
des  phénomènes  de  l'univers,  est  absolument  impuis- 
sante à  le  découvrir.  Sans  doute  elle  nous  a  apparu, 
en  même  temps  qu'un  effort  conscient  pour  saisir  et 
traduire  le  relatif,  un  effort  inconscient  de  l'esprit 
pour  se  retrouver  lui-même  dans  sa  forme  pure  et 
primitive.  Mais,  puisque  sa  notation  la  plus  simple,  sa 
notation  dernière,  se  fait  encore  en  fonction  du  temps, 
elle  ne  pourra  jamais  saisir  par  delà  le  temps,  l'esprit 
qui  l'a  créé.  —  Faut-il  reporter  nos  espérances  sur  la 
psychologie  et  la  réflexion  ?  Mais  la  psychologie  n'est 
encore  que  l'étude  du  sujet  conscient,  et,  en  se  repliant 
sur  elle-même,  la  pensée  ne  peut  saisir  que  la  pensée 
soumise  à  ses  propres  lois.  Enfermés  dans  ce  cercle  , 
il  nous  est  impossible  d'en  sortir  ;  mais,  s'il  ne  nous 
est  pas  donné  d'avoir,  par  un  elîbrt  d'intense  et  péné- 

(1)  M.  Ravaisson,  la  Philosophie  en  France  au  XIX:û*  siècle, 
3me  édition,  p.  271, 


CONCLUSION  305 

tranle  réflexion  sur  nous-mêmes,  une  conscience  im- 
médiate et  adéquate  de  l'absolu  que  nous  sommes,  nous 
pouvons  du  moins,  après  une  minutieuse  critique  des 
lois  de  la  connaissance,  le  chercher  au-delà  de  ces  lois 
auxquelles  il  soumet  la  pensée,  et  avoir  comme  une 
vision  fugitive  de  cet  acte  de  volonté  qui  multiplie 
l'être  à  l'infini. 


TABLE  DES  MATIÈRES 

Introduction 1 

première    partie 

LE  FAIT 

Les  données  de  l'histoire  de  la  philosophie 7 

1°  La  recherche  de  l'être 9 

2°  La  recherche  de  l'attribut 28 

3°  La  recherche  de  la  relation 46 

DEUXIÈME     PARTIE 

EXPLICATION  DU  FAIT  :  LA  LOI  DE  L'ÉVOLUTION  DE  LA  SCIENCE 

ET  SA  NÉCESSITÉ 

CHAPITRE      PREMIER 
LA  PERCEPTION 

Partie  négative  :  Idéalité'  du  monde  tel  qu'il  est  perçu  : 

Le  monde  selon  la  perception 53 

Un  tel  monde  ne  peut  exister  en  soi 58 

Partie  positive  :  Construction  du  monde  par  l'esprit  : 

C  I.  La  forme  et  la  matière  de  la  connaissance 70 

1  IL  Elaboration  de  la  matière  par  l'esprit 81 

£-1°  Constitution  d'un  sujet  et  d'un  objet 82 

De  la  figuration  des  sensations 85 

Les  catégories  de  distinction  :  les  formes  du  temps  et 

de  l'espace 92 


2°  Constitution  d'une  pensée  et  d'un  univers 108 

Les  catégories  de  logicité  :  les  lois  de  causalité  et  de 

finalité 110 

Les  catégories  de  stabilité  et  de  réalité  :  les  catégories 

de  substance  et  d'individualité 121 

Conclusion  de  l'étude  de  la  perception 126 

CHAPITRE     DEUXIÈME 
LA   SCIENCE 

Nécessité  de  la  science  et  de  son  évolution 135 

Nécessité  d'une  évolution  dans  la  conception  de  la  mé- 
thode de  la  science 148 

Nécessité  d'une  évolution  dans  la  conception  de  Yobjet 

de  la  science 154 

1°  Interprétation  substantialiste 155 

2°  Interprétation  finaliste 162 

3°  Interprétation  mécaniste 171 

Conclusion  de  l'étude  de  la  science 198 

TROISIÈME    PARTIE 

VÉRIFICATION  DE  LA  LOI  PAR  L'ÉTUDE  DES  SCIENCES  POSITIVES 

DE  LA  NATURE 

Nécessité  d'une  vérification  de  la  loi 203 

Astronomie 205 

Physique 228 

Science  de  la  vie 254 

Conclusion 287 


Douai.  —  Imp.  Delattie  et  Goulois,  rue  du  Palais,  38  et  40. 


Bibliothèques 

Université  d'Ottawa 

Echéance 


Libraries 

University  of  Ottawa 

Date  Due 


v   O   O  1Q£ÏÏ 


1  û 


05  NOV.  1998 


CE 


BF  233  JJ35  MM 


39003  000272178